^^i-v- (V.-.. "^ ITINERAIRE PARIS A JÉRUSALEM TOME TYPOGRAPHIE DE U. FIRMIN lUDOT. — MESNIL (EURE), ITINÉHAIHE DE PARIS A JÉRUSALEM PAR M. LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND PRÉCÉDÉ DE NOTES SUR LA GRÈGE ET SUIVI DES VOYAGES EN ITALIE ET EX FRANCE TOME SECOND Tm^iîXE^ti PARIS LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRERES , FILS ET C'e IMPRIMEURS DE l'inSTITUT . RUE JACOB, 56 186G ITINERAIRE DE PARIS A JÉRUSALE;\I ET DE JÉRUSALEM A PARIS. QUATRIÈME PARTIE. VOYAGE DE JÉRUSALEM. Je m'occupai pendant quelques heures à crayonner des notes sur les lieux que je venais de voir; manière de vivre que je suivis tout le temps que je demeurai à Jérusalem , courant le jour et écrivant la nuit. Le père procureur entra chez moi le 7 octobre de très-grand matin ; il m'apprit la suite des démêlés du pacha et du père sardien. ?sous con- vînmes de ce que nous avions à faire. On envoya mes fir- mans à Abdallah. Il s'emporta, cria, menaça, et finit cepen- dant par exiger des religieux une somme un peu moins consi- dérable. Je regrette bien de ne pouvoir donner la copie d'une lettre écrite par le père Bonaventure de ISola à M. le géné- ral Sébastiani ; je tiens cette copie du père Bonaventure lui- même. On y verrait, avec l'histoire du pacha, des choses aussi honorables pour la France que pour M. le général Sébastiani. Mais je ne pourrais publier cette lettre sans la permission de celui à qui elle est écrite, et malheureusement l'absence du général m'ôte tout moyen d'obtenir cette permission. Il fallait tout le désir que j'avais d'être utile aux pères de 2 ITINEBAIBE terre sainte pour m'occuper d'autre chose que de visiter le Saint-Sépulcre. Je sortis du couvent le même jour, à neuf heures du matin , accompagné de deux religieux , d'un drog- man , de mon domestique , et d'un janissaire. Je me rendis à pied à l'église qui renferme le tombeau de Jésus-Christ. Tous les voyageurs ont décrit cette église , la plus vénéra- ble de la terre, soit que l'on pense en philosophe ou en chré- tien. Ici j'éprouve un véritable embarras. Dois-je offrir la peinture exacte des lieux saints ? Mais alors je ne puis que ré- péter ce que Ton a dit avant moi : jamais sujet ne fut peut- être moins connu des lecteurs modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus complètement épuisé. Dois-je omettre le ta- bleau de ces lieux sacrés? Mais ne sera-ce pas enlever la partie la plus essentielle de mon voyage , et en faire dispa- raître ce qui en est et la fin et le but ? Après avoir balancé longtemps , je me suis déterminé à décrire les principales sta- tions de Jérusalem , par les considérations suivantes : 1° Personne ne lit aujourd'hui les anciens pèlerinages à Jé- rusalem ; et ce qui est très-usé paraîtra vraisemblablement tout neuf à la plupart des lecteurs ; T L'église du Saint-Sépulcre n'existe plus ; elle a été incen- diée de fond en comble depuis mon retour de Judée ; je suis, pour ainsi dire , le dernier voyageur qui Tait vue ; et j'en se- rai, par cette raison même, le dernier historien. Mais comme je n'ai point la prétention de refaire un tableau déjà très-bien fait , je profiterai des travaux de mes devan- ciers , prenant soin seulement de les éclaircir par des observa- tions. Parmi ces travaux , j'aurais choisi de préférence ceux des voyageurs protestants , à cause de l'esprit du siècle : nous sommes toujours prêts à rejeter aujourd'hui ce que nous croyons sortir d'une source trop religieuse. ^Malheureuse- ment je n'ai rien trouvé de satisfaisant sur le Saint-Sépulcre dans Pococke , Shaw , Maundrell , Hasselquist et quelques autres. Les savants et les voyageurs qui ont écrit en latin touchant DE PARIS A JERUSALEM. S ies antiquités de Jérusalem , tels que Àdamannus , Bede , Brocard , Willibaldus , Breydenbaeh , Sanut, Ludolphe , Re- iands Andriehomius , Quaresmius, Baumgarten, Fureri, Bochart, Arias-Montanus , Reuwich, Hese, Cotovic », raV oliseraient à des traductions qui , en dernier résultat , n'ap- prendraient rien de nouveau au lecteur 3. Je m'en suis donc tenu aux voyageurs français ^ ; et parmi ces derniers , j'ai préféré la description du Saint-Sépulcre par Deshayes ; voici pourquoi : Belon (1550), assez célèbre d'ailleurs comme naturaliste, dit a peine un mot du Saint-Sépulcre : son style en outre a trop neilli. D'autres auteurs, plus anciens encore que lui, ou ses contemporains , tels que Cachernois (1490) , Regnault (1522), Salignac (1522), le Huen (1525), Gassot (1536) , Renaud (1548), Postel (1553), Giraudet (1575), se servent également d'une langue trop éloignée de celle que nous par- lons \ Yillamont (1588) se noie dans les détails , et il n'a ni mé- thode ni critique. Le père Boucher (1610) est si pieusement exagéré , qu'il est impossible de le citer. Bernard (1616 ) écrit avec assez de sagesse , quoiqu'il n'eût que vingt ans à l'épo- que de son voyage ; mais il est diffus , plat et obscur. Le père Pacifique ,1622) est vulgaire, et sa narration est trop abré- ' Sonomxage, Palestina ex monumentis vettribus illustrata, est un miracle d'érudition. 2 Sa description du Saint-Sépulcre va jusqu'à donner en entier les hymnes que les pèlerins chantaient à chaque station. 3 II y a aussi une description de Jérusalem en arménien, et une autre ea 5rec moderne: j'ai vu la dernière. Les descriptions très-anciennes, comme celles de Sanut, de Ludolphe, de Brocard, de Breydenbaeh, de Willibaldus ou Guillebaud , dAdamanuus , ou plutôt d'Arculfe , et du véné- rable Bédé, sont curieuses, parce qu'eu les lisant on peut juger deschan- 2;cinents survenus depuis à ré§lise du Saint-Sépulcre; mais elles seraient inutiles quant au monument moderne. * De Vera, en espagnol, est très-concis, et pourlanl très-clair. Zual- lirdo , en italien , est confus et vaçue. Pierre de la Vallée est charmant , à cause de la grâce particulière.de son style et de ses singuhères aventures ; mais il ne fait point autorité. i Quelques-uns de ces auteurs out écrit en latin , mais on a d'anciennes versions françaises de leurs ouvrages. 4 ITINERAIBE gée. Monconys (1647 ) ne s'occupe que de recettes de méde- cine. Doubdan (1651) est clair, savant, très-digne d'être consulté , mais long, et sujet à s'appesantir sur les petites choses. Le frère Roger (1653), attaché pendant cinq années au service des lieux saints, a de la science, de la critique , un style vif et animé : sa description du Saint-Sépulcre est trop longue; c'est ce qui me l'a fait exclure. Thévenot ( 1656) , un de nos voyageurs les plus connus , a parfaitement parlé de l'église de Saint-Sauveur ; et j'engage les lecteurs à consulter son ouvrage (f^'oyageau Levant, chapitre xxxix) ; mais il ne s'éloigne guère de Deshayes. Le père Nau , jésuite (1674), joignit à la connaissance des langues de l'Orient l'avantage d'accomplir le voyage de Jérusalem avec le mar- quis de Nointel , noti-e ambassadeur à Constantinople , et le même à qui nous devons les premiers dessins d'Athènes : c'est bien dommage que le savant jésuite soit d'une intoléra- ble prolixité. La lettre du père Neret, dans les Lettres édi- fiantes, est excellente de tout point; mais elle omet trop de choses. J'en dis autant de du Loiret de la Roque (1688). Quant aux voyageurs tout à fait modernes , MuUer , Vanzow, KorteBscheider, Mariti, Voluey , Niebuhr , Brown, ils se taisent presque entièrement sur les saints lieux. ' Deshayes (1621), envoyé par Louis Xlll en Palestine, m'a donc paru mériter qu'on s'attachât à son récit : 1« Parce que les Turcs s'empressèrent de montrer eux- mêmes Jérusalem à cet ambassadeur, et qu'il serait entré jusque dans la mosquée du Temple s'il l'avait voulu ; 2° Parce qu'il est si clair et si précis dans le style un peu vieilli de son secrétake , que Paul Lucas l'a copié mot h mot, sans avertir du plagiat , selon sa coutume ; 3° Parce que d'Auville (et c'est la raison péremptoire) a pris la carte de Deshayes pour l'objet d'une dissertation qui est peut-être le chef-d'œuvre de notre célèbre géographe ». ' C'était Popinion du savant M. de Sainte-Croix. La dissertation ^e d'An- ville porte le nom de Dissertation sur rétendue de Vancienne Jérusa- lem. Elle est fort rare, mais je la dorme à la fin de cet Itinéraire. DE PAKIS A JERUSALEM. 5 Desliayes va nous donner ainsi le matériel de Téglise du Saint-Sépulcre : j'y joindrai ensuite mes observations . « Le Saint-Sépulcre et la plupart des saints lieux sont ser- « vis par des religieux cordeliers , qui y sont envoyés de trois « ans en trois ans ; et , encore qu'il y en ait de toutes nations , « ils passent néanmoins tous pour Français ou pour Véni- « tiens , et ne subsistent que parce qu'ils sont sous la protec- « tion du roi. Il y a près de soixante ans qu'ils demeuraient « hors de la ville, sur le mont de Sion, au même lieu où « IVotre-Seigneur fit la Cène avec ses apôtres; mais leur « église ayant été convertie en mosquée, ils ont toujours de- « puis demeuré dans la ville sur le mont Giron , où est leur « couvent , que l'on appelle Saint-Sauveur . C'est où leurgar- « dien demeure avec le corps de la famille, qui pourvoit de « religieux en tous les lieux de la terre sainte où il est besoin « qu'il y en ait. « L'église du Saint-Sépulcre n'est éloignée de ce couvent « que de deux cents pas. Elle comprend le Saint-Sépulcre, « le mont Calvaire, et plusieurs autres lieux saints. Ce fut « sainte Hélène qui en fît bâtir une partie pour couvrir le « Saint-Sépulcre ; mais les princes chrétiens qui vinrent après « la firent augmenter pour y comprendre le mont Calvaire , « qui n'est qu'à cinquante pas du Saint-Sépulcre. « Anciennement le mont Calvaire était hors de la ville . « ainsi que je l'ai déjà dit : c'était le lieu oii l'on exécutait les « criminels condamnés à mort ; et , afin que tout le peuple y « pût assister, il y avait une grande place entre le mont et la «. muraille de la ville. Le reste du mont était environné de « jardins, dont l'un appartenait à Joseph d'Arimathie, dis- « ciple secret de Jésus-Christ , oii il avait fait faire un sépul- « cre pour lui , dans lequel fut mis le corps de Notre-Seigneur. « La coutume parmi les Juifs n'était pas d'enterrer les corps ' Je n'ai point rejeté dans les notes à la fin du volume eette longue cita- Uon de Ueshayes, parce quelle est trop importante, et que son déplacement rendrait ensuite inintelligible ce que je dis moi-même de l'église du Saint- Sépulcre. 4. ITINERAIRE comme nous faisons en chrétienté : chacun , selon ses moyens , faisait pratiquer dans quelque roche une forme de petit cabinet où l'on mettait le corps , que Ton étendait sur une table du rocher même ; et puis on refermait ce lieu avec une pierre que l'on mettait devant la porte , qui n'avait d'ordinaire que quatre pieds de haut. « L'Église du Saint-Sépulcre est fort irrégulière ; car l'on s'est assujetti aux lieux que l'on voulait enfermer dedans. Elle est à peu près faite en croix , ayant six vingts pas de long, sans compter la descente de l'Invention de la sainte Croix, et soixante et dix de large. 11 y a trois dômes , dont celui qui couvre le Saint-Sépulcre sert de nef à l'égUse. Il a trente pas de diamètre , et est ouvert par en haut comme la rotonde de Rome. Il estvTai qu'il n'y a point de voûte : la couverture en est soutenue seulement par de grands che- vrons de cèdre, qui ont été apportés du mont Liban. L'on entrait autrefois en cette église par trois portes; mais au- jourd'hui il n'y en a plus qu'une, dont les Turcs gardent soigneusement les clefs , de crainte que les pèlerins n'y en- trent sans payer les neuf sequins , ou trente-six livres , à quoi ils sont taxés ; j'entends ceux qui viennent de chré- tienté, car pour les chrétiens sujets du Grand Seigneur, ils n'en payent pas la moitié. Cette porte est toujours fer- mée , et il n'y a qu'une petite fenêtre traversée d'un bar- reau de fer, par où ceux de dehors donnent des vi\Te5 à ceux qui sont dedans , lesquels sont de huit nations diffé- rentes. « La première est celle des Latins ou Romains, que repré- sentent les religieux cordeliers. Ils gardent le Saint-Sépul- cre; le lieu du mont Calvaire où Notre-Seigneur fut atta- ché à la croix; l'endroit où la sainte croix fut trou.vée; la pierre de Y onction , et la chapelle où Notre-Seigneur appa- rut à la Vierge après sa résurrection. « La seconde nation est celle des Grecs, qui ont le chœur de l'église , où ils officient , au milieu duquel il y a un pe- DE PARIS A JERUSALEM. 7 tit cercle de marbre , dont ils estiment que le centre soit le milieu de la terre. « La troisième nation est celle des Abyssins; ils tiennent la chapelle où est la colonne à'/mpropere. La quatrième nation est celle des Cophtes , qui sont les chrétiens d"Ég\pte ; ils ont un petit oratoire proche du Saint-Sépulcre. « La cinquième est celle des Arméniens; ils ont la cha- pelle de Sainte-Hélène , et celle où les habits de >'otre- Seigneur furent partagés et joués. vi La sixième nation est celle des ^'estorieus ou Jacobites , qui sont venus de Chaldée et de S\Tie ; ils ont une petite chapelle proche du lieu où ^N'otre-Seigneur apparut à la Madeleine , en forme de jardinier, qui pour cela est appelée la chapelle de la Madekine. « La septième nation est celle des Géorgiens, qui habitent entre la mer ^Majeure et la mer Caspienne ; ils tiennent le lieu du mont Calvaire où fut dressée la croix , et la prison où demeura iN'otre-Seigneur, en attendant que Ton eût fait le trou pour la placer. <-. La huitième nation est celle des Maronites, qui habitent le mont Liban ; ils reconnaissent le pape comme nous fai- sons. « Chaque nation , outre ces lieux que tous ceux qui sont dedans peuvent visiter, a encore quelque endroit particu- lier dans les voûtes et dans les coins de cette église qui lui sert de retraite, et où elle fait l'office selon son usage; car les prêtres et religieux qui y entrent demeurent d'ordinaire deux mois sans en sortir, jusqu'à ce que du couvent qu'ils ont dans la nlle l'on y en envoie d'autres pour servir en leur place. Il serait malaisé d'y demeurer longuement sans être malade, parce qu'il y a fort peu d"air, et que les voûtes et les murailles rendent une fraîcheur assez malsaine : néan- moins nous y trouvâmes un bon ermite . qui a pris l'habit de saint François , qui y a demeuré ^ingt ans sans en sortir, encore qu'il y ait tellement à travailler, pour entretenir ITINERAIRE deux cents lampes , et pour nettoyer et parer tous les lieux saints, qu'il ne saurait reposer plus de quatre heures par jour. « En entrant dans l'église, on rencontre la pierre de ro7Z6'- tio?i, sur laquelle le corps de Notre-Seigneur fut oint de myrrhe et d'aloès avant que d'être mis dans le sépulcre. Quelques-uns disent qu'elle est du même rocher du mont Calvaire , et les autres tiennent qu'elle fut apportée dans ce lieu par Joseph et Nicodème, disciples secrets de Jésus- Christ, qui lui rendirent ce pieux office, et qu'elle tire sur le vert. Quoi qu'il en soit , à cause de l'indiscrétion de quelques pèlerins qui la rompaient, l'on a été contraint de la couvrir de marbre blanc, et de l'entourer d'un petit hu- lustre de fer, de peur que l'on ne marche dessus. Elle a huit pieds moins trois pouces de long, et deux pieds moins un pouce de large; et au-dessus il y a huit lampes qui brûlent continuellement. « Le Saint-Sépulcre est à trente pas de cette pierre, juste- ment au milieu du grand dôme dont j'ai parlé : c'est com- me un petit cabinet qui a été creusé et pratiqué dans une roche vive, à la pointe du ciseau. La porte qui regarde l'orient na que quatre pieds de haut et deux et un quart de large, de sorte qu'il se faut grandement baisser pour y entrer. Le dedans du sépulcre est presque carré. Il a six pieds moins un pouce de long, et six pieds moins deux pouces de large; et, depuis le bas jusqu'à la voûte, huit pieds un pouce. Il y a une table solide de la même pierre, qui fut laissée en creusant le reste. Elle a deux pieds qua- tre pouces et demi de haut , et contient la moitié du sépul- cre ; car elle a six pieds moins un pouce de long , et deux pieds deux tiers et demi de large. Ce tut sur cette table que le corps de Notre-Seigneur fut mis , ayant la tête vers l'oc- cident et les pieds à l'orient : mais, à cause de la supers- titieuse dévotion des Orientaux, qui croient qu'ayant laissé leurs cheveux sur cette pierre , Dieu ne les abandonnerait jamais ; et aussi parce que les pèlerins en rompaient des DE PAEIS A JERUSALEM. q '- morceaux, l'on a été contraint de la coumr de marbre « blanc, sur lequel on célèbre aujourd'hui la messe : il v a continuellement quarante-quatre lampes qui brûlent dans ce saint lieu ; et afin d'en faire exhaler la fumée , Ton a ■ fait trois trous à la voûte. Le dehors du sépulcre est aussi " revêtu de tables de marbre et de plusieurs colonnes, avec • un dôme au-dessus. « A l'entrée de la porte du sépulcre , il y a une pierre d'un « pied et demi en carré , et relevée d'un pied qui est du « même roc , laquelle servait pour appuyer la grosse pierre « qui bouchait la porte du sépulcre; c'était sur cette pierre « qu'était l'ange lorsqu'il parla aux ^Maries ; et tant à cause « de ce mystère que pour ne pas entrer d'abord dans le Sainf- « Sépulcre , les premiers chrétiens firent une petite chapelle « au devant, qui est appelée la chapelle de l'Jnge. « A douze pas du Saint-Sépulcre , en tirant vers le sep- « tentrion , l'on rencontre une grande pierre de marbre gris, « qui peut avoir quatre pieds de diamètre , que l'on a mise « là pour marquer le lieu où ^'otre-Seigneur se fit voir à la « Madeleine , en forme de jardinier. « Plus avant est la chapelle de l'Apparition, oii l'on tient K par tradition que >'otre- Seigneur apparut premièrement à « la Vierge, après sa résurrection. C'est le lieu où les reli- « gieux cordeliers font leur office , et où ils se retirent : car « de là ils entrent en des chambres qui n'ont point d'autre « issue que par cette chapelle. a Continuant à faire le tour de l'église, l'on trouve une petite « chapelle voûtée, qui a sept pieds de long et six de large, « que l'on appelle autrement la Prison de Xolre-Seigneur, " parce qu'il fut mis dans ce lieu en attendant que l'on eût a fait le trou pour planter la crobf. Cette chapelle est à l'op- « posite du mont Calvaire ; de sorte que ces deux lieux sont <■ comme la croisée de l'église ; car le mont est au midi . et la « chapelle au septentrion. « Assez proche de là est une autre chapelle de cinq pas de 10 ITINÉRAIRE « loDg et de trois de large, qui est au même lieu où Notre- « Seigneur fut dépouillé par les soldats avant que d'être at- « taché à la croix, et où ses vêtements furent joués et par- « tagés. « En sortant de cette chapelle , on rencontre à main gau- « che un grand escalier qui perce la muraille de l'église, pour « descendre dans une espèce de cave qui est creusée dans le « roc. Après avoir descendu trente marches , il y a une cha- « pelle , à main gauche , que l'on appelle vulgairement la 'i chapelle Sainte-Hélène i à cause qu'elle était là en prière « pendant qu'elle faisait chercher la sainte croix. L'on des- « cend encore onze marches jusqu'à l'endroit où elle fut « trouvée avec les clous , la couronne d'épines et le fer de la « lance, qui avaient été cachés en ce" lieu plus de trois cents « ans. « Proche du haut de ce degré , en tirant vers le mont Cal- « vaire , est une chapelle qui a quatre pas de long et deux et « demi de large , sous l'autel de laquelle l'on voit une co- « lonne de marbre gris, marqueté de taches noires, qui a « deux pieds de haut et un de diamètre. Elle est appelée la « colonne cl' Impr opère , parce que Ton y fît asseoir Notre- « Seigneur pour le couronner d'épines. « L'on rencontre à dix pas de cette chapelle un petit degré « fort étroit , dont les marches sont de bois au commence- « ment, et de pierre à la fin. Il y en a vingt en tout , par les- te quelles on va sur le mont Calvaire. Ce lieu , qui était au- « trefois si ignominieux , ayant été sanctifié par le sang de ■<■ INotre-Seigneur, les premiers chrétiens en eurent un soin « particulier ; et , après avoir ôté toutes les immondices et « toute la terre qui était dessus , ils l'enfermèrent de murail- « les : de sorte que c'est à présent comme une chapelle haute, « ([ui est enclose dans cette grande église. Elle est revêtue « de marbre par dedans i et séparée en deux par une arcade. « Ce qui est vers le septentrion est l'endroit où Tsotre-Sei • « gneur fut attaché à la croix. Il y a toujours trente-deux DE PARIS A JERUSALEM. !1 « lampes ardentes qui sont entretenues par les cordeliers , « qui célèbrent aussi tous les jours la messe en ce saint « lieu. « En l'autre partie , qui est au midi , fut plantée la saiute '< croix. On voit encore le trou qui est creusé dans le roc en- <> viron un pied et demi , outre la terre qui était dessus. Le « lieu où étaient les croix des deux larrons est proche de là. « Celle du bon larron était au septentrion, et l'autre au midi ; « de manière que le premier était à la main droite de ^^'otre- « Seigneur , qui avait la face tournée vers l'occident , et le « dos du côté de Jérusalem , qui était à l'orient. Il y a con- « tinuellement cinquante lampes ardentes pour honorer ce « saint lieu. « Au-dessous de cette chapelle sont les sépultures de Go- « defroi de Bouillon et de Baudouin son fi'ère , où on lit ces « inscriptions : IIIC JACET INCLYTL5 DLX GODEFRIULS DE BLLION, QUI TOTAM ISTAM TERRAM AC- QLISIVIT CULTUI CHRISTIANO, CUJLS AMMA REGNET CLJI CHRISTO. AMEN. REX BALDUIMJS, JUDAS ALTER MACHABEUS, SPES PATRI.f:, VIGOR ECCLESI.î: , VIRTUS UTRIUSQUE , QUEM F0RM1DAB\NT, GUI DONA TRIBUTA FEREBANT CEDAR ET .EGYPTUS, DAN AC HOMICIDA DAMASCUS. PROn DOLOR ! IN MGDICO CLAUDITUR HOC TUMULO ' . <> Le mont de Calvaire est la dernière station de l'église « du Saint-Sépulcre; car à nngt pas de là Ton rencontre la « pierre de Yonction, qui est justement à Feutrée de Té- « glise. » Deshayes ayant ainsi décrit par ordre les stations de tant de lieux vénérables, il ne me reste à présent quà montrer l'ensemble de ces lieux auxiecteurs. On voit d'abord que Téglise du Saint-Sépulcre se compose ' Outre ces deux tombeaux, on en voit quatre autres à moitié brisés. Sur un -Je ces tombeaux on lit encore, mais avec beaucoup de peine, une .pi- taphe rapportée par Cotovie. 12 ITINÉRAIRE de trois églises : celle du Saiut-Sépulcre, celle du Calvaire, et celle de l'Invention de la sainte Croix. L'église proprement dite du Saint-Sépulcre est bâtie dans la vallée du mont Calvaire , et sur le terrain où l'on sait que Jésus-Christ fut enseveli. Cette église forme une croix; in chapelle même du Saint-Sépulcre n'est en effet que ]a grande nef de l'édifice : elle est circulaire comme le Panthéon à Rome, et ne reçoit le jour que par un dôme au-dessous du- quel se trouve le Saint-Sépulcre. Seize colonnes de marbre ornent le pourtour de cette rotonde ; elles soutiennent, en dé- crivant dix-sept arcades , une galerie supérieure, également composée de seize colonnes et de dix-sept arcades , plus pe- tites que les colonnes et les arcades qui les portent. Des ni- ches correspondantes aux arcades s'élèvent au-dessus de la frise de la dernière galerie, et le dôme prend sa naissance sur l'arc de ces niches. Celles-ci étaient autrefois décorées de mosaïques représentant les douze apôtres, sainte Hélène , l'empereur Constantin, et trois autres portraits inconnus. Le chœur de l'église du Saint-Sépulcre est à l'orient de la nef du tombeau : il est double comme dans les anciennes basiliques ; c'est-a-dire qu'il a d'abord une enceinte avec des stalles pour les prêtres, ensuite un sanctuaire reculé , et élevé de deux degrés au-dessus du premier. Autour de ce double sanctuaire régnent les ailes du chœur; et dans ces ailes sont placées les chapelles décrites par Deshayes. C'est aussi dans l'aile droite , derrière le chœur, que s'ou- vrent les deux escaliers qui conduisent , l'un à l'église du Calvaire , l'autre à l'église de l'Invention de la sainte Croix • le premier monte à la cime du Calvaire; le second descend sous le Calvaire même : en effet la croix fut élevée sur le sommet du Golgotha , et retrouvée sous cette montagne. Ainsi , pour nous résumer, l'église du Saint-Sépulcre est bâ- tie au pied du Calvaire ; elle touche par sa partie orientale à ce monticule sous lequel et sur lequel on a bâti deux au- tres églises , qui tiennent par des murailles et des escalier; votités au principal monument. DE PARIS A JÉRUSALEM. 13 L'arcliitecture de l'église est évidemment du siècle de Constantin : Tordre corinthien domine partout. Les piliers sont lourds ou maigres , et leur diamètre est presque toujours sans proportion avec leur hauteur. Quelques colonnes accou- plées qui portent la frise du chœur sont toutefois d'un assez bon style. L'éghse étant haute et développée , les corniches se profilent à l'oeil avec assez de grandeur ; mais comme de- puis environ soixante ans on a surbaissé Tarcade qui sépare le chœur de la nef, le rayon horizontal est brisé , et l'on ne jouit plus de l'ensemble de la voûte. L'église n'a point de péristyle : on entre par deux portes latérales; il n'y en a plus qu'une d'ouverte. Ainsi le monu- ment ne paraît pas avoir eu de décorations extérieures. Il est masqué d'ailleurs par les masures et par les couvents grecs qui sont accolés aux murailles. Le petit monument de marbre qui couvre le Saint-Sépul cre a la forme d'un catafalque orné d'arceaux demi-gothiques engagés dans les côtés-pleins de ce catafalque: il s'élève élé- gamment sous le dôme qui l'éclairé ; mais il est gâté par une chapelle massive que les Arméniens ont obtenu la permis- sion de bâtir à l'une de ses extrémités. L'intérieur du cata- falque offre un tombeau de marbre blanc fort simple, appuyé d'un côté au mur du monument , et servant d'autel aux reli- gieux catholiques : c'est le tombeau de Jésus-Christ. L'origine de l'église du Saint-Sépulcre est d'une haute an- tiquité. L'auteur de Y Epitome des guerres sacrées {Epitome bellorum sacrorum) prétend qu£, quarante-six ans après la destruction de Jérusalem par Yespasien et Titus , les chré- tiens obtinrent d'Adrien la permission de bâtir , ou plutôt de rebâtir un temple sur le tombeau de leur Dieu, et d'en- fermer dans la nouvelle cité les autres Ueux révérés des chré- tiens. Il ajoute que ce temple fut agrandi et réparé par Hé- lène , mère de Constantin. Quaresmius combat cette opi- nion , « parce que , dit-il , les fidèles , jusqu'au règne de " Constantin , n'eurent pas la permission d'élever de pareils « temples. » Le savant religieux oublie qu'avant la perséi^u- 2 14 ITINERAIRE tion de Dioclétien les chrétiens possédaient de nombreuses églises, et célébraient publiquement leurs mystères. Lactance et Eusèbe vantent à cette époque la richesse et le bonheur des fidèles. D'autres auteurs dignes de foi, Sozomène, dans le second livre de son Histoire; saint Jérôme, dans ses Épitres à Pau- lin et àRuffin; Sévère, livre ii; Nicéphore, livre xviii; et Eusèbe, dans la Fie de Constantin, nous apprennent que les païens entourèrent d'un mur les saints lieux ; qu'ils élevèrent sur le tombeau de Jésus-Christ une statue à Jupiter, et une autre statue à Vénus sur le Calvaire; qu'ils consacrèrent un bois à Adonis sur le berceau du Sauveur. Ces témoignages démontrent également l'antiquité du vrai culte à Jérusalem par la profanation même des lieux sacrés, et prouvent que les chrétiens avaient des sanctuaires dans ces lieux '. Quoi qu'il en soit, la fondation de l'église du Saint-Sépul- cre remonte au moins au règne de Constantin : il nous reste une lettre de ce prince, qui ordonne àBlacaire, évêque de Jé- rusalem, d'élever une égUse sur le lieu où s'accomplit le grand mystère du salut. Eusèbe nous a conservé cette lettre. L'é- vêque de Césarée fait ensuite la description de l'église nou- velle, dont la dédicace dura huit jours. Si le récit d'Eusèbe avait besoin d'être appuyé par des témoignages étrangers, on aurait ceux de Cyrille, évêque de Jérusalem {Catéch.^ 1-10-13) , de Théodoret, et même àç,V Itinéraire de Bordeaux à Jéru- salem, en 333 : Ibidem, jussu Constantiniimperatoris,'ba- silica facta est mirx pulchritudinis. ' Cette église fut ravagée par Cosroès II, roi de Perse, environ trois siècles après qu'elle eut été bâtie par Constantin. Héra- clius reconquit la vraie croix, et Modeste, évêque de Jérusa- lem, rétablit l'église du Saint-Sépulcre. Quelque temps après, le calife Omar s'empara de Jérusalem ; mais il laissa aux chré- tiens le libre exercice de leur culte. Vers l'an 1009, Hequem ouHakem, qui régnait en Egypte, porta la désolation au tom- • Voyez le deuxième Mémoire de l'Introduction. DE PAïaS A JEliUSALEM. 15 beau de Jésus-Christ. Les uns veulent que la mère de ce prince, qui était chrétienne, ait fait encore relever les murs de l'église abattue; les autres disent que le fils du calife d'Egypte, à la sollicitation de l'empereur Argyropile, permit aux fidèles d'enfermer les saints lieux dans un monument nouveau. Mais comme à l'époque du règne de Hakem les chrétiens de Jéru- salem n'étaient ni assez riches ni assez habiles pour bâtir l'é- difice qui couvre aujourd'hui le Calvaire'; comme, malgré un passage très-suspect de Guillaume de Tyr, rien n'indique que les croisés aient fait consti'uire à Jérusalem une égUse du Saint-Sépulcre, il est probable que l'église fondée par Cons- tantin a toujours subsisté telle qu elle est, du moins quant aux murailles du bâtiment. La seule inspection de l'architec- ture de ce bâtiment suffirait pour déraonti'er la vérité de ce que j'avance. Les croisés s'étant emparés de Jérusalem le 15 juillet 1 099 , arrachèrent le tombeau de Jésus-Christ des mains des infi- dèles. Il demeura quatre- ^•ingt-huit ans sous la puissance des successem-s de Godefroi de Bouillon. Lorsque Jésusalem retomba sous le joug musulman, les Smens rachetèrent à prix d'or l'église du Saint-Sépulcre, et des moines vinrent dé- fendre avec leurs prières des lieux inutilement confiés aux armes des rois : c'est amsi qu'à travers mille révolutions la foi des premiers chrétiens nous avait conservé un temple qu'il était donné à notre siècle de voir périr. Les premiers voyageurs étaient bien heureux; ils n'étaient point obligés d'entier dans toutes ces critiques : première- ment, parce qu'ils trouvaient dans leurs lecteurs la rehgion qui ne dispute jamais avec la vérité; secondement, parceque tout le monde était persuadé que le seul moyen devoh-un pays tel qu'il est, c'est de le voir avec ses traditions et ses souvenirs. C'est en effet la Bible et l'ÉvangUe à la main que 'On prétend que Marie, femme de Hakem et mère du nouveau calife , en fit les frais, et qu'elle fut aidée dans cette pieuse entreprise par Constantin Monomaquc. IC ITINERAIRE l'oii doit parcourir la terre sainte. Si l'on veut y porter un esprit de contention et de chicane, la Judée ne vaut pas la peine qu'on l'aille chercher si loin. Que dirait-on d'un homme qui, parcourant la Grèce et l'Italie, ne s'occuperait qu'à con- tredire Homère et Virgile? Voilà pourtant comme on voyage aujourd'hui : effet sensible de notre amour-propre, qui veut nous faire passer pour habiles en nous rendant dédaigneux. T.es lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j'éprouvai en entrant dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m'arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d'une demi-heure à genoux dans la petite chambre du Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. L'un des deux religieux qui me conduisaient demeurait prosterné au- près de moi, le f^^^nt sur le marbre; l'autre, l'Évangile à la main, me lisait à la lueur des lampes les passages relatifs au saint tombeau. Entre chaque verset il récitait une prière : Domine Jesu Christel qui in hora diei vespertina de cruce deposituSy in brachiis dulcissimx Matris tiix reclinatus fidstij horaque ultimain hoc sanctissimo monumento corpus tuum examine contulisti, etc. Tout ce que je puis assurer, c'est qu'à la vue de ce sépulcre triomphant je ne sentis que ma faiblesse; et quand mon guide s'écria avec saint Paul : Ubi est, Mors^ \nctorîa tuai IJhi est, Mors, stimulus tuus? je prêtai l'oreille, comme si la INIort allait répondre qu'elle était vaincue et enchaînée dans ce monument. Nous parcourûmes les stations jusqu'au sommet du Cal- vaire. Où trouver dans l'antiquité rien d'aussi touchant, rien d'aussi merveilleux que les dernières scènes de l'Evangile ? Ce ne sont point ici les aventures bizarres d'une divinité étrangère à l'humanité : c'est l'histoire la plus pathétique, histoire quinon-seulement fait couler des larmes par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées à l'univers, ont changé la face de la terre. Je venais de visiter les monuments de la DE PARIS A JERUSALEM. |7 Grèce, et j'étais encore tout rempli de leur grandeur; mais qu'ils avaient été loin de m'inspirer ce que j'éprouvais à la vue des lieux saints! L'église du Saint-Sépulcre, composée de plusieurs églises, bâtie sur un terrain inégal, éclairée par une multitude de lampes, est singulièrement mystérieuse; il y règne une obs- curité favorable à la piété et au recueillement de l'âme. Les prêtres chrétiens des différentes sectes babitentlesdifferentes parties de l'édifice. Du haut des arcades, où ils se sont nichés comme des colombes, du fond des chapelles et des souterrains, ils font entendre leurs cantiques à toutes les heures du jour et de la nuit; l'orgue du religieux latin, les cymbales du prê- tre abyssin, la voix du caloyer grec, la prière du solitaire ar- ménien, l'espèce de plainte du moine cophte, frappent tour à tour ou tout à la fois votre oreille; vous ne savez d'où partent ces concerts ; vous respirez l'odeur de l'encens sans apercevoir la main qui le brûle : seulement vous voyez passer, s'enfoncer derrière des colonnes, se perdre dans l'ombre du temple, le pontife qui va célébrer les plus redoutables mystères aux lieux mêmes où ils se sont accomplis. Je ne sortis point de l'enceinte sacrée sans m'arrêter aux monuments de Godefroi et de Baudouin : ils font face à la porte de l'église, et sont appuyés contre le mur du chœur. Je sa- luai les cendres de ces rois chevaliers, qui méritèrent de repo- ser près du grand sépulcre qu'ils avaient délivré. Ces cendres sont des cendres françaises, et les seules qui soient ensevelies à l'ombre du tombeau de Jésus-Christ. Quel titre d'honneur pour ma patrie ! Je retournai au couvent à onze heures, et j'en sortis de nouveau à midi; pour suivre la roie douloureuse : on appelle ainsi le chemin que parcourut le Sauveur du monde en se rendant de la maison de Pilate au Calvaire. La maison de Pilate ' est une ruine d'où l'on découvre le Le gouverneur de Jérusalem demeurait autrefois dans cette niai.son • ison n'y loge plus que ses chevaux parmi les débris, \ovez Clntrodnc- n, sur la vérité des traditions religicusps à .lérusalem. ' 18 ITINERAIRE vaste emplacement du temple de Salomon, et la mosquée bâtie sur cet emplacement. Jésus-Christ ayant été battu de verges, couronné d'épines, et revêtu d'une casaque de pourpre, fut présenté aux Juifs par Pilate : Ecce homo , s'écria le juge; et l'on voit encore la fenêtre d'où il prononça ces paroles mémorables. Selon la tradition latine à Jérusalem, la couronne de Jé- sus-Christ fut prise sur l'arbre épineux, hjciinn spinosum. Mais le savant botaniste Hasselquist croit qu'on employa pour cette couronne le nabka des Arabes. La raison qu'il en donne mérite d'être rapportée : « 11 y a toute apparence, dit Fauteur, que le nabka fournit « la couronne que l'on mit sur la tête de Notre-Seigneur : il « est commun dans l'Orient. On ne pouvait choisir une plante « plus propre à cet usage, car elle est armée dépiquants; ses « branches sont souples et pliantes, et sa feuille est d'un vert « foncé comme celle du lierre. Peut-être les ennemis de Jé- « sus-Christ choisirent-ils, pour ajouter l'insulte au châtiment, « une plante approchante de celle dont on se servait pour cou- « ronner les empereurs et les généraux d'armée. » Une autre tradition conserve à Jérusalem la sentence pro- noncée par Pilate contre le Sauveur du monde : Jesum Nazarenum, subversorem gentis, contemptorem Csesaris, etfalsum Measiam, vt majorum suœ genfis tes- timonio probatum est, ducite ad communis suppUcii locum, et eum in ludibriis regix majestatîs in medîo duorum la- tronum cruel affigite. I, Victor , expedi cruces. A cent vingt pas de l'arc de VEcce Homo , on me montra, à gauche , les ruines d'une église consacrée autrefois à ISotre- Dame des Douleurs. Ce fut dans cet endroit que Marie, chassée d'abord par les gardes , rencontra son Fils chargé de la croix. Ce fait n'est point rapporté dans les Évangiles ; mais il est cru généralement, sur l'autorité de saint Boniface et de saint Anselme. Saint Boniface dit que la Vierge tomba comme demi-morte , et qu'elle ne put prononcer un seul mot : Nec verbum dicere potuit. Saint Anselme assure que DE PARIS A JERUSALEM. 19 le Christ la salua par ces mots : Salve, maferl Comme on retrouve ^Marie au pied de la croix » , ce récit des Pères n'a rien que de très-probable ; la foi ne s'oppose point à ces tra- ditions : elles montrent à quel point la merveilleuse et su- blime histoire de la Passion s'est gravée dans la mémoire des hommes. Dix-huit siècles écoulés , des persécutions sans fin, des révolutions éternelles , des ruines toujours croissantes, n'ont pu effacer ou cacher la trace d'une mère qui vint pleu- rer sur son fils. Gnquante pas plus loin , nous trouvâmes l'endroit où Si- mon le C\Ténéen aida Jésus-Christ à porter sa croix. « Comme ils le menaient à la mort , ils prirent un homme « de Cwène, appelé Simon, qui revenait des champs, « et le chargèrent de la croix , la lui faisant porter après « .lésus ^ >' Ici le chemin, qui se dirigeait est et ouest , fait un coude et tourne au nord ; je vis à main droite le lieu où se tenait La- zare le pauvre , et en face , de l'autre côté de la rue , la mai- son du mauvais riche. « Il y avait un homme riche qui était vêtu de pourpre et de « lin', et qui se traitait magnifiquement tous les jours. « Il y avait aussi un pauvre appelé Lazare, tout couvert « d'ulcères , couché à sa porte , qui eût bien voulu se rassasier « des miettes qui tombaient de la table du riche ; mais per- « sonne ne lui en donnait , et les chiens venaient lui lèche» « ses plaies. « Or, il arriva que le pauvre mourut, et fut emporté par « les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi, « et eut l'enfer pour sépulcre. « Saint Chrysostome , saint Ambroise et saint Cmlle ont cru que l'histoire du Lazare et du mauvais riche n'était point une simple parabole , mais un fait réel et connu. Les Juifs même nous ont conservé le nom du mauvais riche , qu'ils appel- lent Nabal. ' In Joan. ' Saint Llc. 20 ITINERAIRE Après avoir passé la maison du mauvais riche , on tourne à droite , et l'on reprend la direction du couchant. A Ventrée de cette rue qui monte au Calvaire , le Christ rencontra les saintes femmes qui pleuraient. « Or , il était suivi d'une grande multitude de peuple et de « femmes qui se frappaient la poitrine et qui le pleuraient. a Mais Jésus se tournant vers elles leur dit : Filles de Jéru- « salem, ne pleurez pas sur moi , mais pleurez sur vous-mê- « mes et sur vos enfants '. >» A cent dix pas de là on montre l'emplacement de la mai- son de Véronique , et le lieu où cette pieuse femme essuya le visage du Sauveur. Le premier nom de cette femme était Bérénice ; il fut changé dans la suite en celui de Vera-lcon, vraie image , par la transposition de deux lettres : en outre, la transmutation du b en v est très-fréquente dans les lan- gues anciennes. Après avoir fait une centaine de pas, on trouve la perte Judiciaire : c'était la porte par oij sortaient les criminels qu'on exécutait sur le Golgotha. Le Golgotha, aujourd'hui ren- fermé dans la nouvelle cité , était hors de l'enceinte de l'an- eienne Jérusalem. De la porte Judiciaire au haut du Calvaire on compte à peu près deux cents pas : là se termine la voie Douloureuse , qui peut avoir en tout un mille de longueur. iSous avons vu que le Calvaire est maintenant compris dans l'église du Saint- Sépulcre. Si ceux qui lisent la Passion dans l'Évangile sont frappés d'une sainte tristesse et d'une admiration profonde , qu'est-ce donc que d'en suivre les scènes au pied de la mon- tagne de Sion , à la vue du temple , et dans les murs mêmes de Jérusalem ! Après la description de la voie Douloureuse et de l'église du Saint-Sépulcre, je ne dirai qu'un mot des autres lieux de dévotion q.u6 l'on trouve dans l'enceinte de la ville. Je me contenterai de les nommer dans l'ordre où je les ai parcou- rus pendant mon séjour à Jérusalem. ' Saint Lie. ' DE PARIS A JÉRUSALEM. 21 r La maison d'Anne le pontife, près de la porte de Da- vid , au pied du mont Sien , en dedans du mur de la ville : les Arméniens possèdent l'église bâtie sur les ruines de cette maison. 2* Le lieu de l'apparition du Sauveur à ^Lnrie-AIadeleine, Marie mère de Jacques, et Marie Salomé, entre le château et la porte du mont Sion. 3' La maison de Simon le pharisien. Madeleine y confessa ses erreurs. C'est une église totalement ruinée, à l'orient de la ville. 4' Le monastère de sainte Anne . mère de la sainte Vierge ; et la grotte de la Conception immaculée , sous l'église du mo- nastère. Ce monastère est converti en mosquée, mais on y entre pour quelques médius. Sous les rois chrétiens , il était habité par des religieuses. Il n'est pas loin de la maison de Simon. o° La prison de saint Pierre , près du Calvaire. Ce sont de \ieilles murailles, où l'on montre des crampons de fer. 6' La maison de Zébédée , assez près de la prison de saint Pierre , grande église qui appartient au pati'iarche grec. 7° La maison de Marie, mère de Jean-^Marc , où saint Pierre se retira lorsqu'il eut été délivré par l'ange. C'est une église dessenie par les S\Tiens. S' Le lieu du mart\Te de saint Jacques le Majeur. C'est le couvent des Arméniens. L'église en est fort nche et fort élé- gante. Je parlerai bientôt du patriarche arménien. Le lecteur a maintenant sous les yeux le tableau complet des monuments chrétiens dans Jérusalem. ]N'ous allons à pré- sent visiter les dehors de la ville sainte. J'avais employé deux heures à parcourir à pied la voie Dou- loureuse. J'eus soin chaque jour de revoir ce chemin sacré, ainsi que l'église du Calvaire , afin qu'aucune circonstance essentielle n'échappât à ma mémoire. Il était donc deux heu- res quand j'achevai , le 7 octobre , ma première revue des saints heux. Je montai alors à cheval avec Ali-Aga , le drog- man Michel; et mes domestiques, ^'ous sortîmes par la porte 22 ITINEBAIRE de Jaffa, pour faire le tour complet de Jérusalem. Nous étions couverts d'armes , habillés à la française , et très-décidés à ne souffi'ir aucune insulte. On voit que les temps sont bien chan- gés , grâce au renom de nos victoires : car l'ambassadeur Deshayes, sous Louis XIII, eut toutes les peines du monde à obtenir la permission d'entrer à Jérusalem avec son épée. IN'ous tournâmes à gauche en sortant de la porte de la ville; nous marchâmes au midi, et nous passâmes la piscine de Bersabée , fossé large et profond , mais sans eau ; ensuite nous gravîmes la montagne de Sion , dont une partie se trouve hors de Jérusalem. Je suppose que ce nom de Sion réveille dans la mémoire des lecteurs un grand souvenir; qu'ils sont curieux de con- naître cette montagne si mystérieuse dans l'Écriture , si cé- lèbre dans les cantiques de Salomon ; cette montagne objet des bénédictions ou des larmes des prophètes, et dont Racine a soupiré les malheurs. C'est un monticule d'un aspect jaunâtre et stérile , ouvert eu forme de croissant du côté de Jérusalem , à peu près de la hauteur de^Iontmartre, mais plus arrondi au sommet. Ce som- met sacré est marqué par trois monuments ou plutôt par trois ruines : la maison de Caïphe, le Saint-Cénacle, et le tombeau ou le palais de David. Du haut de la montagne vous voyez au midi la vallée de Ben-Hinnon ; par delà cette vallée le Champ du Sang acheté des trente deniers de Judas, le mont du Mau- vais Conseil , les tombeaux des juges , et tout le désert vers Habron et Bethléem. Au nord le mur de Jérusalem , qui passe sur la cime de Sion , vous empêche de voir la ville ; celle-ci va toujours en s'inclinant vers la vallée de Josaphat. La maison de Caïphe est aujourd'hui une église desservie par les Arméniens ; le tombeau de David est une petite salle voûtée , oij l'on trouve trois sépulcres de pierres noirâtres ; le Saint-Cénacle est une mosquée et un hôpital turc : c'é- taient autrefois une église et un monastère occupés par les pères de terre sainte. Ce dernier sanctuaire est également fameux dans l'ancien et dans le nouveau Testameîif : David DE PARIS A. JÉRUSALLM. 23 y bâtit son palais et son tombeau ; il y garda pendant trois mois l'arche d'alliance ; Jésus-Christ y fit la dernière pâque , et y institua le sacrement dEiicharistie ; il y apparut à ses disciples le jour de sa résurrection ; le Saint-Esprit y des cendit sur les apôtres. Le Saint-Cénacle devint le premier temple chrétien que le monde ait vu ; saint Jacques le ;Mi- neur y fut consacré premier évêque de Jérusalem , et saint Pierre y tint le premier concile de TÉglise ; enfin ce fut de ce lieu que les apures partirent , pauvres et nus , pour mon- ter sur tous les trônes de la terre : Docete omnes gentes ! L'historien Josèphe nous a laissé une description magni- fique du palais et du tombeau de David. Benjamin de Tudèlc fait au sujet de ce tombeau un conte assez curieux (1). En descendant de la montagne de Sion du côté du levant, nous arrivâmes à la vallée, à la fontaine et à la piscine de Siloé, où Jésus-Christ rendit la vue à Taveugle. La fontaine sort d'un rocher; elle coule en silence, cimi silentio, selon le témoignage de Jérémie, ce qui contredit un passage de saint Jérôme : elle a une espèce de flux et de reflux, tantôt versant ses eaux comme la fontaine de Yaucluse, tantôt les retenant et les laissant à peine couler. Les lévites répandaient l'eau de Siloé sur l'autel à la fête des Tabernacles, en cban- tant : Haurietis aquas in gaudio de fontibus Salcatoris. Milton invoque cette source au commencement de son poëme , au lieu de la fontaine Castalie : Or ifSion-liill Delight thee more , and Siloa's brook that flow'd Fast by Ihe oracle of God , etc.; beaux vers que Delille a magnifiquement rendus : Toi donc qui, célébrant les merveilles des cieux, Prends loin de l'Héiicon un vol audacieux ; Soit que, te retenaîit sous ses palmiers antiques, Sion avec plaisir répète tes cantiques ; Soit que , cliantant le jour où Dieu donna sa loi , 24 ITI.NEUAIKE Le Sina sous tes pieds Ircssaiiie encor d'effroi; Soilque, près du saint lieu d'où partent ses oracles, Les flots du Siloé te disent ses miracles : Muse sainte, soutiens mon vol présomptueux ! Les uns racontent que cette fontaine sortit tout à coup de la terre pour apaiser la soif d'Isaïe, lorsque ce prophète fut scié en deux avec une scie de bois, par l'ordre de Manassès; les autres prétendent qu'on la vit paraître sous le règne d'Ézé- chias, dont nous avons Tadmirable cantique : J'ai vu mes tristes journées Décliner vers leur penchant , etc. Selon Josèphe, cette source miraculeuse coulait pour l'ar- mée de Titus, et refusait ses eaux aux Juifs coupables. La piscine, ou plutôt les deux piscines du même nom, sont tout auprès de la source. Elles servent aujourd'hui à laver le linge comme autrefois, et nous y vîmes des femmes qui nous dirent des injures en s'enfuyant. L'eau de la fontaine est saumatre, et assez désagréable au goût; on s'y baigne les yeux, en mé- moire du miracle de l'aveugle-né. Près de là on montre l'endroit où le prophète Isaïe subit le supplice dont j'ai parlé. On y voit aussi un village appelé Siloan; au pied de ce village est une autre fontaine que TK- criture nomme liogel : en face de cette fontaine, au pied de la montagne de Sion,se trouve une troisième fontaine qui porte le nom de Marie. On croit que la Vierge y venait cher- cher de l'eau , comme les filles de Laban au puits dont Jacob ota la pierre : Ecce Racket veniebat cum ovibus patris sui, etc. La fontaine de la Vierge mêle ses eaux à celles delà fon- taine de Siloé. Ici, comme le remarque saint Jérôme, on est à la racine du mont Moria, sous les murs du temple, à peu près en face de la porte Sterquilinaire. rsous avançâmes jusqu'à l'anuie oriental du mur de la ville, et nous entrâmes dans la vallée de Josaphat. Elle court du nord au midi, entre la montagne des Oliviers et le mont Moria. Le torrent de Cédron passe au DE PARIS A JÉRUSALEM. 25 milieu. Ce torreut est à sec une partie de l'année; dans les orages ou dans les printemps pluvieux, il roule une eau rougie. La vallée de Josapliat est encore appelée dans l'Écriture vallée de Savé, vallée du Roi, vallée de Melchisédech'. Ce fut dans la vallée de Melcbisédech que le roi de Sodome chercha Abraham, pour le féliciter de la victoire remportée sur les cinq rois. Moloch et Béelphégor furent adorés dans cette même vallée. Elle prit dans la suite le nom de Josaphat, parce que le roi de ce nom y fit élever son tombeau. La vallée de Josaphat semble avoir toujours servi de cimetière à Jéru- salem ; on y rencontre les monuments des siècles les plus re- culés et des temps les plus modernes : les Juifs viennent y mourir des quatre parties du monde; un étranger leur vend au poids de l'or un peu de terre pour coiimr leurs corps dans le champ de leurs aïeux. Les cèdres dont Salomon planta cette vallée », l'ombre du temple dont elle était couverte, le torrent qni la traversait 3, les cantiques de deuil que David y composa, les lamentations que Jérémie y fit entendre, la rendaient propre à la tristesse et à la paix des tombeaux. En commençant sa Passion dans ce lieu solitaire, Jésus-Christ le consacra de nouveau aux douleurs : ce David innocent y versa, pour effacer nos crimes, les larmes que le David coupable y répandit pour expier ses propres erreurs. Il y a peu de noms qui réveillent dans l'imagination des pensées à la fois plus touchantes et plus formidables que celui de la vallée de Jo- saphat, vallée si pleine de mystères , que, selon le prophète Joèl, tous les hommes y doivent comparaître un jour devant le juge redoutable : Connregabo omnes génies, et deducam eas in vallem Josaphat, et disceptabo cum eis ibi. « Il est ' Sur tout cela il y a difféi-entes opinions. La vr.llée du Roi pourrait bien être vers les montagnes du Jourdain, et cette position conviendrait raéme davantage à l'histoire d'Abraham. * Josèphe raconte que Salomon fit couvrir de cèdres les montigncs de la Judce. 2 Cédron est un mot hébreu qui signifie noirceur et tristesse. On ob- serve qu'il y a faute dans Tévangile de saint Jean , qui nomme ce torrent, torrent des Cèdres. L'erreur vient d'un oméga, écrit au lieu d'un omi- cron : xÉSptov, au lieu de xe'Çpov. 5 26 ITINERAIRE « raisonnable, dit le père Nau, que l'honneur de Jésus-Christ « soit réparé publiquement dans le lieu où il lui a été ravi par « tant d'opprobres et d'ignominies, et qu'il juge justement « les hommes où ils l'ont jugé si injustement. » L'aspect de la vallée de Josaphat est désolé : le coté occiden- tal est une haute falaise de craie qui soutient les murs gothi- ques de la ville, au-dessus desquels on aperçoit Jérusalem; le côté oriental est formé par le mont des Oliviers et par la montagne du Scandale, mons Offensionis, ainsi nommée de l'idolâtrie de Salomon. Ces deux montagnes, qui se touchent, sont presque nues, et d'une couleur rouge et sombre : sur leurs flancs déserts on voit çà et là quelques vignes noires et brûlées, quelques bouquets d'oliviers sauvages, des friches couvertes d'hysope, des chapelles, des oratoires et des mos- quées en ruine. Au fond de la vallée on découvre un pont d'une seule arche, jeté sur la ravine du torrent de Cédron. Les pier- res du cimetière des Juifs se montrent comme un amas de débris au pied de la montagne du Scandale, sous le village arabe de Siloan : on a peine à distinguer les masures de ce village des sépulcres dont elles sont environnées. Trois mo- numents antiques, les tombeaux de Zacharie, de .Tosaphat et d'Absalon, se font remarquer dans ce champ de destruction A la tristesse de Jérusalem, dont il ne s'élève aucune fumée, dont il ne sort aucun bruit; à la solitude des montagnes, où l'on n'aperçoit pas un être vivant ; au désordre de toutes ces tombes fracassées, brisées, demi-ouvertes, on dirait que la trompette du jugement s'est déjà fait entendre, et que les morts vont se lever dans la vallée de Josaphat. Au bord même, et presque à la naissance du torrent de Cé- dron, nous entrâmes dans le jardin des Oliviers; il appartient aux pères latins, qui l'ont acheté de leurs propres deniers : on y voit huit gros oliviers d'une extrême décrépitude. L'oli- vier est pour ainsi dire immortel, parce qu'il renaît de sa sou- che : on conservait dans la citadelle d'Athènes un olivier dont l'origine remontait à la fondation de la ville. Les oliviers du jardin de ce nom à Jérusalem sont au moins du temps du DE PARIS A JEBUSALEM. 27 Bas-Empire ; en voici la preuve : en Turquie, tout olivier trouvé debout par les musulmans, lorsqu'ils envahirent l'A- sie, ne paie qu'un médin au fisc, tandis que l'olivier planté depuis la conquête doit au Grand Seigneur la moitié de ses fruits ' : or les huit oliviers dont nous parlons ne sont taxés qu'à huit médins. Nous descendîmes de cheval à l'entrée de ce jardin, pour visiter à pied les Stations de la montagne. Le village de Geth- sémani était à quelque distance du jardin des Oliviers. On le confond aujourd'hui avec ce jardin, comme le remarquent Thévenot et Roger. Nous entrâmes d'abord dans le sépulcre de la Vierge. C'est une église souterraine, oii l'on descend par cinquante degrés assez beaux : elle est partagée entre toutes les sectes chrétien- nes : les Turcs même ont un oratoire dans ce lieu; les catho- liques possèdent le tombeau de Marie. Quoique la Vierge ne soit pas morte à Jérusalem, elle fut (selon l'opinion de plu- sieurs Pères) miraculeusement ensevelie à Gethsémani par les apôtres. Euthymius raconte l'histoire de ces merveilleuses funérailles. Saint Thomas ayant fait ouvrir le cercueil, on n'y trouva plus qu'une robe virginale, simple et pauvre vê- tement de cette reine de gloire que les anges avaient enlevée aux cieux. Les tombeaux de saint Joseph, de saint Joachim et de sainte Anne se voient aussi dans cette église souter- raine. Sortis du sépulcre de la Vierge, nous allâmes voir, dans le jardin des Oliviers, la grotte où le Sauveur répandit une sueur de sang, en prononçant ces paroles : Pater, si possibile est, transeat a me calix iste. Cette grotte est irrégulière; on y a pratiqué des autels. A quelques pas en dehors on voit la place où Judas trahit son maître par un baiser. A quelle espèce de douleur Jésus-Christ consentit à descendre ! Il éprouva ces affreux dégoûts de la ' Cette loi est aussi absurde que la plupart des autres lois en Turquie: chose bizarre, d'épargner le vaincu au moment de la conquête, lorsque ia violeuce peut amener l'injustice, et d'accabler le sujet en pleine paix : 28 ITINEBAIBE vie, que la vertu même a deja peine à surmonter. Et à l'ins- tant où un ange est obligé de sortir du eiel pour soutenir la divinité défaillante sous le fardeau des misères de l'homme, cette divinité miséricordieuse est trahie par l'homme (2) ! En quittant la grotte du calice d'amertume , et gravissant un chemin tortueux semé de cailloux , le drogman nous ar- rêta près d'une roche d'où l'on prétend que Jésus-Christ re- garda la ville coupable, eu pleurant sur la désolation pro- chaine de Sion. Baronius observe que Titus planta ses tentes à l'endroit même où le Sauveur avait prédit la ruine de Je' rusalem. Doubdan, qui combat cette opinion sans citer Ba- ronius , croit que la sixième légion romaine campa au som- met de la montagne des Oliviers, et non pas sur le penchant de la montagne. Cette critique est trop sévère, et la remar- que de Baronius n'en est ni moins belle ni moins juste (3). De la roche de la Prédiction nous montâmes à des grottes qui sont à la droite du chemin. On les appelle les Tombeaux des Prophètes ; elles n'ont rien de remarquable, et l'on ne sait trop de quels prophètes elles peuvent garderies cendres. Un peu au-dessus de ces grottes nous trouvâmes une es- pèce de citerne composée de douze arcades : ce fut là que les apôtres composèrent le premier symbole de notre croyance. Tandis que le monde entier adorait à la face du soleil mille divinités honteuses, douze pêcheurs, cachés dans les en- trailles de la terre, dressaient la profession de foi du genre humain, et reconnaissaient l'unité du Dieu créateur de ces astres à la lumière desquels on n'osait encore proclamer son existence. Si quelque Romain de la cour d'Auguste , passant auprès de ce souterrain , eut aperçu les douze Juifs qui com- posaient cette œuvre sublime , quel mépris il eût témoigné pour cette troupe superstitieuse! Avec quel dédain il eût parlé de ces premiers fidèles î Et pourtant ils allaient renver- ser les temples de ce Romain , détruire la religion de ses pè- res , changer les lois , la politique , la morale , la raison , et jusqu'aux pensées des hommes. Ne désespérons donc jamais du salut des peuples. Les chrétiens gémissent aujourd'hui DE PAKIS A JÉRUSALEM. 2 9 sur la tiédeur de la toi : qui sait si Dieu n a point? planté dans une aire inconnue le grain de sénevé qui doit multiplier dans ies champs? Peut-être cet espoir de salut est-il sous nos yeux sans que nous nous y arrêtions ; peut-être nous paraît-il aussi absurde que ridicule. Mais qui aurait jamais pu croire a la folie de la Croix .^ On monte encore un peu plus haut , et Ton rencontre les ruines ou plutôt l'emplacement désert d'une chapelle : une tradition constante enseigne que Jésus-Christ récita dans cet endroit V Oraison dominicale. « Un jour , comme il était en prière en un certain lieu , • après qu'il eut cessé de prier, un de ses disciples lui dit : « Seigneur, apprenez-nous à prier, ainsi que Jean Fa appris " à ses disciples. « Et il leur dit : Lorsque vous prierez , dites : Père , que « votre nom soit sanctifié, etc. ^ » Ainsi furent composées presque au même lieu la profession de foi de tous les hommes et la prière de tous les hommes. A trente pas de là , en tirant un peu vers le nord , est un olivier au pied duquel le Fils du souverain Arbitre prédit le jugement universel '4). Enfin , on fait encore une cinquantaine de pas sur la mon- tagne , et l'on arrive à une petite mosquée de forme octogone, reste d'une église élevée jadis à l'endroit même oii Jésus- Christ monta au ciel après sa résurrection. On distingue sur le rocher l'empreinte du pied gauche d'un homme ; le vestige du pied droit s'y voyait aussi autrefois : la plupart des pèle- rins disent que les Turcs ont enlevé ce second vestige, pour le placer dans la mosquée du Temple ; mais le père Roger affirme positivement qu'il n'y est pas. Je me tais , par respect, sans pourtant être convaincu, devant des autorités considé- rables : saint Augustin, saint Jérôme , saint Paulin , Sulpice Sévère , le vénérable Bède , la tradition , tous les voyageurs anciens et modernes , assurent que cette trace marque un ' SàI.vt Luc. 30 ITINERAIRE pas de Jésus-Christ. En examinant cette trace , on en a con- clu que le Sauveur avait le visage tourné vers le nord au mo- ment de son ascension , comme pour renier ce midi infesté d'erreurs , pour appeler à la foi les barbares qui devaient renverser les temples des faux dieux , créer de nouvelles na- tions , et piauler Vétendard de la croix sur les murs de Jéru- salem. Plusieurs Pères de l'Église ont cru que Jésus-Christ s'éleva aux cieus au niiliea des âmes des patriarches et des prophè- tes , délivTées par lui des chaînes de la mort : sa mère et cent vingt disciples furent témoins de son ascension. Il étendit les bras comme Moïse , dit saint Grégoire de Nazianze , et présenta ses disciples à son père ; ensuite il croisa ses mains puissantes, en les abaissant sur la tête de ses bien-aimés ' , et c'était de cette manière que Jacob avait béni les fils de Jo- seph ; puis , quittant la terre avec une majesté admirable , il monta lentement vers les demeures éternelles, et se perdit dans une nue éclatante *. Sainte Hélène avait fait bâtir une église où l'on trouve au- jourd'hui la mosquée octogone. Saint Jérôme nous apprend qu'on n'avait jamais pu fermer la voûte de cette église à l'en- droit oij Jésus-Christ prit sa route à travers les airs. Le véné- rable Bède assure que de son temps , la veille de l'Ascension, on voyait , pendant la nuit , la montagne des Oliviers couverte de feux. Rien n'oblige à croire ces traditions , que je rapporte seulement pour faire connaître l'histoire et les mœurs; mais si Descartes et Newton eussent philosophiquement douté de ces merveilles , Racine et INIilton ne les auraient pas poétique- ment répétées. Telle est l'histoire évangélique expliquée par les monu- ments. Nous l'avons vue commencer à Bethléem , marcher au dénoûment chez Pilate , arriver à la catastrophe au Cal- vaire, et se terminer sur la montagne des Oliviers. Le lieu même de l'ascension n'est pas tout à fait à la cime de la ' Tebtull. ' LtDnLPU. DE PARIS A JERISALE.M. 31 montagne, mais à deux ou trois cents pas au-dessous du plus haut sommet {5). >'ous descendîmes de la montagne des Oliviers , et, remon- tant à cheval, nous continuâmes notre route. Nous laissâ- mes derrière nous la vallée de Josaphat, et nous marchâmes par des chemins escarpés jusqu'à l'angle septentrional de la ville; de là , tournant à l'ouest, et lonseant le mur qui fait face au nord , nous arrivâmes à la grotte où Jérémie composa ses Lamentations. Nous n'étions pas loin des sépulcres des rois ; mais nous renonçâaies à les voir ce jour là , parce qu'il était trop tard. Nous revînmes chercher la porte de Jaffa, par laquelle nous étions sortis de Jérusalem. Il était sept heures précises quand nous rentrâmes au couvent. Notre course avait duré cinq heures. A pied , et en suivant l'enceinte des murs , il faut à peine une heure pour faire le tour de Jérusalem. Le 8 octobre, à cinq heures du matin, j'entrepris avec Ali- Aga et le drogman ^Michel la revue de l'intérieur de la ville. Il faut nous arrêter ici pour jeter un regard sur l'histoire de Jéi'usalem. Jérusalem fut fondée l'an du monde 2023 , par le grand prêtre Melchisédech : il la nomma Salem , c'est-à-dire la Paix ; elle n'occupait alors que les deux montagnes de 3Iora et d'Acra. Cinquante ans après sa fondation , elle fut prise par les Jébuséens, descendant de Jébus , fils de Chanaan. Ils bâti- rent sur le mont Sion une forteresse à laquelle ils donnèrent le nom de Jébus leur père : la ville prit alors le nom de Jéru- salem, ce qui signifie Fision de paix. Toute l'Écriture en fait un magnitique éloge : Jérusalem, civitas Dei, luce splendida fulgebis. Omnes nationes terrœ adorabunt te, etc. '. Josué s'empara de la ville basse de Jérusalem , la première année de son entrée dans la terre promise : il fit mourir le ' TOHIE. 32 ITINERAIRE roi Adonisédech, et les quatre rois d'Ébron , de Jérimol , de Lachis et d'Églon. Les Jébuséens demeurèrent les maîtres de la ville haute, ou de la citadelle de Jébus. Ils n'en furent chassés que par David , huit cent vingt-quatre ans après leur entrée dans la cité deMelchisédech. David fit augmenter la forteresse de Jébus, et lui donna son propre nom. 11 fit aussi bâtir sur la montagne de Sion un palais et un tabernacle , afin d'y déposer l'arche d'al- liance. Salomon augmenta la Cité sainte : il éleva ce premier tem- ple dont l'Écriture et l'historien Josèphe racontent les mer- veilles, et pour lequel Salomon lui-même composa de si beaux cantiques. Cinq ans après la mort de Salomon, Sésac, roi d'Egypte, attaqua Roboam, prit et pilla Jérusalem. Elle fut encore saccagée cent cinquante ans après par Joas, roi d'Israël. Envahie de nouveau par les Assyriens , Manassès , roi de Juda, fut emmené captif à Babylone. Enfin, sous le règne de Sédécias , Nabuchodonosor renversa Jérusalem de fond en comble , brûla le temple, et transporta les Juifs à Babylone. Sion quasi ager arabatur, dit Jérémie; Hierusalem ut : ... lapidum erat. Saint Jérôme, pour peindre la solitude de cette ville désolée , dit qu'on n'y voyait pas voler un seul oi- seau. Le premier temple fut détruit quatre cent soixante-dix ans six mois et dix jours après sa fondation par Salomon, l'an du monde 3513, environ six cents ans avant Jésus-Christ : quatre cent soixante-dix-sept ans s'étaient écoulés depuis David jusqu'à Sédécias , et la ville avait été gouvernée par dix-sept rois. Après les soixante et dix ans de captivité , Zorobabel com- mença à rebâtir le temple et la ville. Cet ouvrage , interrompu pendant quelques années, fut successivement achevé par Ksdras et Néhémie. . DE PARIS A JEBLSALEM. 33 Alexandre passa à Jérusalem l'an du monde 3583 , et of- frit des sacrifices dans le temple. Ptolémée , fils de Lagus , se rendit maître de Jérusalem ; mais elle fut très-bien traitée par Ptolémée Philadelphe, qui fit au temple de magnifiques présents. Antiochus le Grand reprit la Judée sur les rois d'Egypte , et la remit ensuite à Ptolémée Évergète. Antiochus Épi- phane saccagea de nouveau Jérusalem, et plaça dans le temple l'idole de Jupiter Olympien. Les Machabées rendirent la liberté à leur pays, et le dé- fendirent contre les rois de l'Asie. Malheureusement Aristobule et Hircan se disputèrent la couronne; ils eurent recours aux Romains, qui, parla mort de Mithridate , étaient devenus les maîtres de l'Orient. Pom- pée accourut à Jérusalem : introduit dans la ville , il assiège et prend le temple. Crassus ne tarda pas à pillei ce monu- ment auguste, que Pompée vainqueur avait respecté. Hircan, protégé de César, s'était maintenu dans la grande sacrificature. Antigone, fils d' Aristobule , empoisonné par les Pompéiens , fait la guerre à son oncle Hircan, et appelle- les Parthes à son secours. Ceux-ci fondent sur la Judé?, entrent dans Jérusalem, et emmènent Hircan prisonnier. Hérode le Grand, fils d'Antipater, officier distingué de la cour d'Hircan , s'empare du royaume de Judée par la fa- veur des Romains. Antigone , que le sort des armes fait tom- ber entre les mains d'Hérode , est envoyé à Antoine. Le dernier descendant des Machabées, le roi légitime de Jéru- salem, est attaché à un poteau, battu de verges et mis à mort, par l'ordre d'un citoyen romain. Hérode, demeuré seul maître de Jérusalem, la remplit de monuments superbes, dont je parlerai dans un autre lieu. Ce fiit sous le règne de ce prince que Jésus-Christ vint au morde. Archélaiis, fils d'Hérode et de Mariamne, succéda à son père, tandis qu'Hérode Antipas, fils aussi du grand Hérode, eut la tétrarchie de la Galilée et de la Pérée. Celui-ci fit trancher la tête à saint Jean-Baptiste, et renvoya Jés 34 ITINERAIRE Christ à Pilate. Cet Hérode le tétrarque fut exilé à Lyon par Caligula. • Agrippa, petit-fils d'Hérode le Grand, obtint le royaume de Judée ; mais son frère Hérode , roi de Chalcide , eut tout pouvoir sur le temple , le trésor sacré, et la grande sacrifica- ture. Après la mort d'Agrippa , la Judée fut réduite en pro- vince romaine. Les Juifs s'étant révoltés contre leurs maîtres, Titus assiégea et prit Jérusalem. Deux cent mille Juifs moururent de faim pendant ce siège. Depuis le 14 avril jusqu'au 1" de juillet de Tan 71 de notre ère, cent quinze mille huit cent quatre-vingts cadavi'es sortirent par une seule porte de Jérusaleni ». On mangea le cuir des sou- liers et des boucliers; on en vint à se nourrir de foin, et des ordures que Ton chercha dans les égouts de la ville : une mère dévora son enfant. Les assiégés avalaient leur or; le soldat romain, qui s'en aperçut, égorgeait les prisonniers, et cherchait ensuite le trésor recelé dans les entrailles de ces malheureux. Onze cent mille Juifs périrent dans la ville de Jérusalem , et deux cent trente-huit mille quatre cent soixante dans le reste de la Judée. Je ne comprends dan» ce calcul ni les femmes , ni les enfants , ni les vieillards emportés par la faim , les séditions et les flammes. Enfin il y eut quatre-vingt- dix-neuf mille deux cents prisonniers de guerre ; les uns furent condamnés aux travaux publics; les autres furent réservés aux triomphes de Titus : ils parurent dans les amphithéâtres de l'Europe et de l'Asie, où ils s'entre-tuèrent pour amuser la populace du monde romain. Ceux qui n'avaient pas at- teint l'âge de dix-sept ans furent mis à l'encan avec les fem- mes; on en donnait trente pour un denier. Le sang du Juste avait été vendu trente deniers à Jérusalem , et le peuple avait 'N'est-il pas singulier qu'un critique m'ait reproché tous ces calculs, comme s'ils étaient de moi , et comme si je faisais autre chose que de suivre ici les historiens de l'anUquité, entre autres Josèphe? L'abbé Guénée et plusieurs savants ont prouvé, au reste, que ces calculs ne sont point exa- gérés. ( Noie de la troisième édition. ) DE PARIS A .'ÉRLS.AXtM. 35 crié : Sanguls ejiis super nos et super fillos nostros. Dieu entendit ce vœu des Juifs , et pour la dernière fois il exauça leur prière : après quoi il détourna ses regards de la terre promise , et choisit un nouveau peuple. Le Temple fut brûlé trente-huit ans après la mort de Jésus- Christ; de sorte qu'un grand nombre de ceux qui avaient en- tendu la prédiction du Sauveur purent en voir Taccomplis- sèment. Le reste de la nation juive s' étant soulevé de nouveau . Adrien acheva de déti'uire ce que Titus avait laissé debout dans l'ancienne Jérusalem. Il éleva sur les ruines de la cité de David une autre ville , à laquelle il donna le nom à\£lia Capitolina ; il en défendit l'entrée aux Juifs sous peiue de mort , et fit sculpter im pourceau sur la porte qui conduisait à Bethléem. Saint Grégoire de ISazianze assure cependant que les Juifs avaient la permission d'entrer à .Elia une fois par an, pour y pleurer; saint Jérôme ajoute qu'on leur ven- dait au poids de l'or le di'oit de verser des larmes sur les cen- dres de leur pati'ie. Cinq cent quatre-vingt-cinq mille Juifs, au rapport de Dion, moururent de la main du soldat dans cette guerre d'Adrien. Une multitude d'esclaves de l'un et de l'autre sexe fut vendue aux foires de Gaza et de ^lembré; on rasa cinquante châ- teaux et neuf cent quatre-vingt-cinq bourgades. Adrien bâtit sa ville nouvelle précisément dans la place qu'elle occupe aujourd'hui ; et , par une providence particu- lière , comme l'observe Doubdan , il enferma le mont Cal- vaire dans l'enceinte des murailles. A lépoque de la persé- cution de Dioclétien, le nom même de Jérusalem était si totalement oublié , qu'un mart\T ayant répondu à un gouver- neur romain qu il était de Jérusalem , ce gouverneur s'ima- gina que le mart^T parlait de quelque ville factieuse bâtie se- crètement par les chrétiens. Vers la fin du septième siècle, Jérusalem portait le nom à\£lia, comme on le voit par le / oyage d" Arculfe , de la rédaction d'Adamannus . ou de celle du vénérable Bède. 30 ITINERAIRE Quelques mouvements paraissent avoir eu lieu dans la Judée , sous les empereurs Antonin, Septime Sévère et Ca- racalla. Jérusalem, devenue païenne dans ses vieilles années, reconnut enfin le Dieu qu'elle avait rejeté. Constantin et sa mère renversèrent les idoles élevées sur le sépulcre du Sau- veur, et consacrèrent les saints lieux par des édifices qu'on y voit encore. Ce fut en vain que Julien , trente-sept ans après , rassem- bla les Juifs à Jérusalem, pour y rebâtir le Temple : les liom- iies travaillaient à cet ouvrage avec des hottes, des bêches, et des pelles d'argent; les femmes emportaient la terre dans le pan de leurs plus belles robes : mais des globes de feu sortant des fondements à demi creusés, dispersèrent les ou- vriers, et ne permirent pas d'achever l'entreprise. iSous trouvons une révolte des Juifs sous Justinien, l'an 501 de Jésus-Christ. Ce fut aussi sous cet empereur que TK- glise de Jérusalem fut élevée à la dignité patriarcale. Toujours destinée à lutter contre l'idolâtrie et à vaincre les fausses religions , Jérusalem fut prise par Cosroës , roi des Perses, l'an 613 de Jésus-Christ. Les Juifs répandus dans la Judée achetèrent de ce prince quatre-vingt-dix mille i)ri- sonniers chrétiens , et les égorgèrent. Héraclius battit Cosroës en 627, reconquit la vraie croix que le roi des Perses avait enlevée , et la reporta à Jéru- salem. Neuf ans après, le calife Omar, troisième successeur de Mahomet , s'empara de Jérusalem , après l'avoir assiégée pen- dant quatre mois : la Palestine, ainsi que l'Egypte, passa sous le joug du vainqueur. Omar fut assassiné à Jérusalem en 643. L'établissement de plusieurs califats en Arabie et en Syrie, la chute de la dNTiastie des Ommiade^ et l'élévation de celle des Abassides . remplirent la Judée de troubles et de malheurs pendant pli:-:. de deux cents ans. Ahmed, Turc Toulounide, qui de gouverneur de l'Egypte en était devenu le souverain . fit la conquête de Jérusalem en DE PARIS k JERUSALEM. 37 8GS; mais son fils ayant été défait par les califes de Bai:d:Kl , la Cité sainte retourna sous la puissance de ces califes Tan 905 de notre ère. Un nouveau Turc, nommé .yaltomet-Iklischid , s'étant à son tour emparé de TÉgypte, porta ses armes au dehors, et soumit Jérusalem Tan 936 de Jésus-Christ. Les Fatimites , sortis des sables de Cyrène en 9G8 , chassè- rent les Ikhschidites de l'Egypte , et conquirent plusieurs villes delà Palestine. Un autre Turc , du nom à'Ortoh^ favorisé par les Seljou- cides d'Alep, se rendit maître de Jérusalem en 984, et ses enfants y régnèrent après lui. Mostali , calife d'Egypte , obligea les Ortokides à sortir de Jérusalem. Hakem ou Hequem , successeur d"Aziz , second calife fa- timite, persécuta les chrétiens à Jérusalem vers l'an 99G. comme je l'ai déjà raconté en parlant de l'église du Saint- Sépulcre. Ce calife mourut en 1021. Meleschah, Turc Seljoucide, prit la sainte Cité en 1076, et fit ravager tout le pays. Les Ortokides qui avaient été chassés de Jérusalem par le calife Mostali, y rentrèrent, et s'y maintinrent contre Redouan, prince d'Alep. Mais ils en furent expulsés de nouveau par les Fatimites en 1076 : ceux- ci régnaient encore lorsque les croisés parurent sur les fron- tières de la Palestine. Les écrivains du dix-huitième siècle se sont plu à représen- ter les croisades sous un jour odieux. J'ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice '. Les croi- sades ne furent des folies , comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe , ni dans leur résultat. Les chrétiens n'étaient point les agresseurs. Si les sujets d'Omar , partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l'Afrique, fondirent sur la Sicile , sur l'Espagne , sur la France même, où Charles- Martel les extermina, pourquoi des sujets de Philippe l", • Dans le Génie du Chrislio.nisme. ITINÉR. — T. il. \ 38 ITINERAIRE sortis de la France , n'aiiraient-ils pas fait le tour de l'Asie pour se venger des descendants d'Omar jusque dans Jérusa- lem ? C'est un grand spectacle sans doute que ces deux ar- mées de l'Europe et de l'Asie marchant en sens contraire autour de la Méditerranée, et venant, chacune sous la ban- nière de sa religion, attaquer Mahomet et Jésus-Christ au milieu de leurs adorateurs. N'apercevoir dans les croisades que des pèlerins armés qui courent délivrer un tombeau en Palestine , c'est montrer une vue très-bornée en histoire. 11 s'agissait non-seulement de la délivrance de ce tombeau sa- cré, mais encore de savoir qui devait l'emporter sur la terre, ou d'un culte ennemi de la civilisation , favorable par sys- tème à l'ignorance , au despotisme , à l'esclavage , ou d'un culte quia fait revivre chez les modernes le génie de la docte antiquité, et aboli la servitude. Il suffit délire le discours du pape Urbain II au concile de Ciermont, pour se convaincre que les chefs de ces entreprises guerrières n'avaient pas les pe- tites idées qu'on leur suppose , et qu'ils pensaient à sauver le monde d'une inondation de nouveaux barbares. L'esprit du mahométisme est la persécution et la conquête ; l'Évan- gile , au contraire , ne prêche que la tolérance et la paix. Aussi les chrétiens supportèrent-ils pendant sept cent soixante- quatre ans tous les maux que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement d'intéresser en leur faveur Charlemagne : mais ni les Espagnes soumises , ni la France envahie, ni la Grèce et les deux Siciles rava- gées, ni l'Afrique entière tombée dans les fers, ne purent déterminer pendant près de huit siècles les chrétiens à pren- dre les armes. Si enfin les cris de tant de victimes égorgées en Orient, si les progrès des barbares, déjà aux portes de Constantinople , réveillèrent la chrétienté, et la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guer- res sacrées fut injuste? Où en serions-nous si nos pères n'eussent repoussé la force par la force? Que l'on contemple la Grèce , et l'on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des musulmans. Ceux qui s'applaudissent tant au- DE PARIS A JÉRUSALEM. 39 jourd'hui du progrès des lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothè- que d'Alexandrie , qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes , et de mépriser souverainement les lettres et les arts? Les croisades , en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l'Asie , nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes. Elles ont fait plus : elles nous ont sauvés de nos propres révolutions; elles ont sus- pendu , par la paix de Dieu, nos guerres intestines; elles ont ouvert une issue à cet excès de population qui tôt ou tard cause la ruine des États : remarque que le père .Alaim- bourg a faite, et que M. de Bonald a développée. Quant aux autres résultats des croisades , ou commence à convenir' que ces entreprises guerrières ont été favorables au progrès des lettres et de la civilisation. Robertson a parfaite- ment traité ce sujet dans son Histoire du commei'ce des an- ciens aux Indes orientales. J'ajouterai qu'il ne faut pas, dans ces calculs , omettre la renommée que les armes euro- péennes ont obtenue dans les expéditions d'outre-mer. Le temps de ces expéditions est le temps héroïque de notre his- toire ; c'est celui qui a donné naissance à notre poésie épi- que. Tout ce qui répand du merveilleux sur une nation ne doit point être méprisé par cette nation même. On voudrait en vain se le dissimuler , il y a quelque chose dans notre cœur qui nous fait aimer la gloire; l'homme ne se compose pas absolument de calculs positifs pour son bien et pour son mal, ce sei*ait trop le ravaier ; c'est en entretenant les Ro- mains de Véternité de leur ville qu'on les a menés à la con- quête du monde , et qu'on leur a fait laisser dans l'histoire un nom éternel. Godefroy parut donc sur les frontières de la Palestine, l'an 1099 de Jésus-Christ; il était entouré de Baudouin, d'Eusta- che, de Tancrède, de Raimond de Toulouse, des comtes de Flandre et de Normandie, de l'Étolde, qui sauta le pre- mier sur les murs de Jérusalem ; de Guicher , déjà célèbre 40 ITINERAIRE pour avoir coupé un lion par la moitié ; de Gaston de Foix , de Gérard de Roussillon , de Raimbaud d'Orange , de Saint- Pol, de Lambert : Pierre l'ermite marchait avec son bâton de pèlerin à la tête de ces chevaliers. Ils s'emparèrent d'a- bord de Rama ; ils entrèrent ensuite dans Emmaiis , tandis que Tancrède et Baudouin du Bourg pénétraient à Bethléem. Jérusalem fut bientôt assiégée , et l'étendard de la croix flotta sur ses murs un vendredi 15 , et, selon d'autres, 12 de juil- let 1099, à trois heures de l'après-midi. Je parlerai du siège de cette ville lorsque j'examinerai le théâtre de la Jérusalem délivrée. Godefroy fut élu par ses frères d'armes roi de la cité conquise. C'était le temps où de simples chevaliers sautaient de la brèche sur le trône : le casque apprend à porter le diadème; et la main blessée qui mania la pique s'enveloppe noblement dans la pourpre. Godefroy refusa de mettre sur sa tête la couronne brillante qu'on lui offrait, « ne voulant point, dit-il , porter une coû- te ronne d'or où Jésus-Christ avait porté une couronne d'é- « pi nés. » Naplouse ouvrit ses portes , l'armée du Soudan d'Egypte fut battue à Ascalon. Robert, moine, pour peindre la dé- faite de cette armée, se sert précisément de la comparaison employée par J. B. Rousseau ; comparaison d'ailleurs em- pruntée de la Bible : La Palestine enfin , après tant de ravages , Vit fnir ses ennemis comme on voit les nuages Dans le vague des airs fuir devant l'aquilon. Il est probable que Godefroy mourut à Jaffa , dont il avait fait relever les murs. Il eut pour successeur Baudouin son frère, comte d'Édesse. Celui-ci expira au milieu de ses vic- toires , et laissa , en 1 lis , le royaume à Baudouin du Bourg , son neveu. Mélisandre , fille aînée de Baudouin II , épousa Foulques d'Anjou , et porta le royaume de Jérusalem dans la maison de son mari , vers l'an 11 30. Foulques étant mort d'une chute de cheval en 1140, son fils Baudouin III lui succéda. La I DE PARTS A JERUSALEM. 41 deuxième croisade , prêçhée par saint Bernard , conduite par Louis VII et par l'empereur Conrad, eut lieu sous le règne de Baudouin III. Après avoir occupé le trône pendant vingt ans , Baudouin laissa la couronne à son frère Amaury , qui la porta onze années. Amaury eut pour successeur son fils Baudouin, quatrième du nom. On vit alors paraître Saladin, qui, battu d'abord et en- suite victorieux , finit par arraclier les lieux saints à leur nouveaux maîtres. Baudouin avait donné sa sœur Sibylle, veuve de Guillaume Longue-Épée, en mariage à Gui de Lusignan. Les grands du royaume , jaloux de ee choix, se divisèrent, Baudouin IV, ayant fini ses jours en 1184, eut pour héritier son neveu Baudouin V, fils de Sii^ylle et de Guillaume Longue-Épée. Le jeune roi, qui n'avait que huit ans, succomba en 1186 sous une violente maladie. Sa mère Sibylle fit donner la cou- ronne à Gui de Lusignan, son second mari. Le comte de Tripoli trahit le nouveau monarque , qui tomba entre les mains de Saladin à la bataille de Tibériade. Après avoi^; achevé la conquête des villes maritimes de la Palestine, le Soudan assiégea Jérusalem; il la prit l'an 1188 de notre ère. Chaque homme fut obligé de donner pour ran- çon dix besants d'or : quatorze mille habitants demeurèrent esclaves, faute de pouvoir payer cette somme. Saladin ne vou- lut point entrer dans la mosquée du Temple , convertie en église par les chrétiens , sans en avoir fait laver les murs avec de l'eau de rose. Cinq cents chameaux , dit Sanut , suf- firent à peine pour porter toute l'eau de rose employée dans cette occasion : ce conte est digne de l'Orient. Les soldats de Saladin abattirent une croix d'or qui s'élevait au-dessus du temple, la traînèrent par les rues jusqu'au sommet de la montagne de Sion , où ils la brisèrent. Une seule église fut épargnée, et ce fut l'église du Saint-Sépulcre : les S\Tiens la rachetèrent pour une grosse somme d'argent. La couronne de ce royaume à demi perdu passa à Isabelle, fille d' Amaury V% sœur de Sibylledéçédée, et femme d'Eu- 4. 42 ITI>EEAIEE froy de Turenne. Philippe-Auguste et PJchard Cœur de Lion arrivèrent trop tard pour sauver la ville sainte ; mais ils pri- rent Ptoléniaïs ou Saint- Jean d'Acre. La valeur de Richard fut si renommée, que, longtemps après la mort de ce prince , quand un cheval tressaillait sans cause , les Sarrasins di- saient qu'il avait vu l'ombre de Richard. Saladin mourut peu de temps après la prise de Ptolémaïs : il ordonna que Ton portât un linceul au bout d'une lance le jour de ses fu- nérailles , et qu'un héraut criât à haute voix : SALADIN, . DOMPTEUR DE L'ASIE, de toutes les bichesses qu'il a conquises, n'emporte que ce linceul. Richard, rival de gloire de Saladin, après avoir quitté la Pa- lestine, vint se faire renfermer dans une tour en Allemagne. Sa prison donna lieu à des aventures que l'histoire arejelées, mais que les troubadours ont conservées dans leurs ballades. L'an 1242, l'émir de Damas Saleh-Ismaël, qui faisait la guerre à Necljmeddin, soudan d'Egypte, et qiji était entré dans Jérusalem, remit cette ville entre les mains des princes latins. Le soudan envoya les Karismiens assiéger la capitale de la Judée. Ils la reprirent, et en massacrèrent tous les ha- bitants : ils la pillèrent encore une fois l'année suivante , avant de la rendre au soudan Saley-Ayoub, successeur de Nedj- meddin. Pendant le cours de ces événements, la couronne de Jéru- salem avait passé d'Isabelle à Henri, comte de Champagne, son nouvel époux ; et de celui-ci à Amaury, frère de Lusignan, qui épousa en quatrièmes noces la même Isabelle. Il en eut un fils qui mourut en bas âge. Marie, fille d'Isabelle et de son premier mari Conrad, marquis de Montferrat, devint l'hé- ritière d'un royaume imaginaire. Jean, comte de Brienne, épousa Marie. Il en eut une fille, Isabelle Yolande, mariée depuis à l'empereur Frédéric II. telui-ci, arrivé à Tyr, fit la paix avec le soudan d'Ég}'pte. Les conditions du traité furent DE PARIS A JERUSALEM. 43 que Jérusalem serait partagée entre les chrétiens et les mu- sulmans. Frédéric II vint en conséquence prendre la couronne de Godefroy sur l'autel du Saint-Sépulcre, la mit sur sa tête, et repassa bientôt en Europe. 11 est probable que les Sarra- sins ne tinrent pas les engagements qu'ils avaient pris avec Frédéric, puisque nous voyons, vingt ans après, en 1242, ^'edjmeddin saccager Jérusalem, comme je l'ai dit plus iiaut. Saint Louis arrive en Orient sept ans après ce dernier mal- heur, li est remarquable que ce prince, prisonnier en Egypte, vit massacrer sous ses yeux les derniers héritiers de la famille de Saladin (6). Il est certain que les mamelucks Baharites, après avoir trempé leurs mains dans le sang de leur maître, eurent un moment la pensée de briser les fers de saint Louis, et de faire de leur prisonnier leur Soudan, tant ils avaient été frappés de ses vertus ! Saint Louis dit au sire de Joinville qu'il eut accepté cette couronne, si les infidèles la lui avaient décernée. Rien peut-être ne fait mieux connaître ce prince, qui n'avait pas moins de grandeur d'àme que de pieté, et en qui la reli- gion n'excluait point les pensées royales. Les mamelucks changèrent de sentiment : ^loas, Alman- sor->'uradin-Ali, Sefeidin-Modfar, succédèrent tour à tour au trône d"Ég}'pte, et le fameux Bibars-Bondoc-Dari devint sou- dan en 1263. 11 ravagea la partie de la Palestine qui n'était pas soumise à ses armes, et fit réparer Jérusalem. Kelaoun, héritier de Bondoc-Dari en 1281 , poussa les chrétiens de place en place, et Khalil, son fils, leur enleva Tyr et Ptolémaïs; enfin, en 129i , ils furent entièrement chassés de la terre sainte , après s'être maintenus cent quatre-vingt-douze ans dans leurs conquêtes, et après avok régné quatre-vmgt-huit ans à Jérusalem. Le vain titre de roi de Jérusalem fut transporté dans la mai- son de Sicile par le frère de saint Louis, Charles, comte de Provence et d'Anjou, qui reunit sur sa tête les droits du roi de Chypre et de la princesse Marie, fille de Frédéric, prince d'Antioche'. Les chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem, deve- 44 ITINERAIRE nus les chevaliers de Rhodes et de Malte, les chevaliers Teu- toniques, conquérants du nord de l'Europe et fondateurs du royaume de Prusse, sont aujourd'hui les seuls restes de ces croisés qui firent trembler l'Afrique et l'Asie, et occupèrent les trônes de Jérusalem, de Chypre et de Constantinople. 11 y a encore des personnes qui se persuadent, sur l'autorité de quelques plaisanteries usées, que le royaume de Jérusalem était un misérable petit vallon, peu digne du nom pompeux dont on l'avait décoré : c'était un très-vaste et très-grand pays. L'Écriture entière, les auteurs païens, comme Hécatée d'Ab- dère, Théophraste, Strabon même, Pausanias, Galien, Dios- coride, Pline, Tacite, Solin, Ammien Marcellin ; les écrivains juifs, tels que Josèphe, les compilateurs du Talmud et de la Misna; les historiens et les géographes arabes, Massudi, Ibn- Haukal, Ibn-al-Quadi, Hamdoullah, Abulfeda, Edrisi, etc.; les voyageurs en Palestine, depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, rendent unanimement témoignage à la fertilité de la Judée. L'abbé Guénée a discuté ces autorités avec une clarté et une critiqife admirables ' . Faudrait-il s'étonner d'ail- leurs qu'une terre féconde fût devenue stérile après tant de dévastations? Jérusalem a été prise et saccagée dix-sept fois ; des millions d'hommes ont été égorgés dans son enceinte, et ce massacre dure pour ainsi dire encore ; nulle autre ville n'a éprouvé un pareil sort. Cette punition, si longue et presque surnaturelle , annonce un crime sans exemple, et qu'aucun châtiment ne peut expier. Dans cette contrée, devenue la proie du fer et de la flamme, les champs incultes ont perdu la fé- condité qu'ils devaient aux sueurs de l'homme ; les sources ont été ensevelies sous des éboulements ; la terre des monta- gnes, n'étant plus soutenue par l'industrie du vigneron, a été entraînée au fond des vallées, et les collines, jadis couvertes de bois de sycomores, n'ont plus offert que des sommets arides (7). Les chrétiens ayant donc perdu ce royaume en 1291 , le^ Pans les quatre ijénioire* 4ont je parlerai. 1 DE PARIS A JERUSALEM. 45 soudans Baharites demeurèrent en possession de leur con- quête jusqu'en 1382. A cette époque, les niamelucks circas- siens usurpèrent l'autorité en É£r}'pte, et donnèrent une nouvelle forme de gouvernement à la Palestine. Si les sou- dans circassiens sont ceux qui avaient établi une poste aux pigeons et les relais pour apporter au Caire la neige du mont Liban, il faut convenir que, pour des barbares, ils connais- saient assez bien les agréments de la vie. Sélim mit fin à tant de révolutions en s'emparant, en 1716, de l'Egypte et de la Syrie. C'est cette Jérusalem des Turcs, cette dix-septième ombre de la Jérusalem primitive, que nous allons maintenant exa- miner. En sortant du couvent, nous nous rendîmes à la citadelle. On ne permettait autrefois à personne de la visiter ; aujour- d'hui qu'elle est en ruine, on y entre pour quelques piastres. D'Anville prouve que ce château, appelé par les chrétiens le Château Ou la Tour des tisans^ est bâti sur les ruines de l'ancieu château de David, et qu'il occupe la place de la tour Psephina. Il n'a rien de remarquable : c'est une forteresse gothique, telle qu'il en existe partout, avec des cours inté- rieures, des fossés, des chemins couverts, etc. '.On me mon- tra une salle abandonnée, remplie de vieux casques. Quel- ques-uns decescasques avaient la forme d'un bonnet égyptien : je remarquai encore des tubes de fer, de la longueur et de la grosseur d'un canon de fusil, dont j'ignore l'usage. Je m'étais intrigué secrètement pour acheter deux ou trois de ces anti- quailles; je ne sais plus quel hasard fit manquer ma négocia- tion. Le donjon du château découvre Jérusalem du couchant a l'orient, comme le mont des Oliviers la voit de l'orient au couchant. Le paysage qui environne la ville est affreux : ce sont de toutes parts des montagnes nues, arrondies à leur cime, .ou terminées en plateau; plusieurs d'entre elles, à de grandes distances, portent des ruines de tours ou des mos- ' Voyez la Dissertation de d'Anville, à la fin de cet Itinéraire. 46 ITINEBATEE quées délabrées. Ces montagnes ne sont pas tellement serrées, qu'elles ne présentent des intervalles par où l'œil va chercher d'autres perspectives ; mais ces ouvertures ne laissent voir que d'arrière-plans de rochers aussi arides que les premiers plans. Ce fut du haut de la tour de David que le roi-prophète dé- couvrit Bethsabée se baignant dans les jardins d'Urie. La pas- sion qu'il conçut pour cette femme lui inspira dans la suite ces magniûques Psaumes de la Pénitence : « Seigneur, ne me reprenez point dans votre fureur, et ne « me châtiez pas dans votre colère.... Ayez pitié de moi se- a Ion l'étendue de votre miséricorde.... Mes jours se sont éva- " nouis comme la fumée.... Je suis devenu semblable au pé- « lican des déserts.... Seigneur, je crie vers vous du fond de « l'abîme, etc. « On ignore pourquoi le château de Jérusalem porte le nom à^ Château des Pisans. D'Anville, qui forme à ce sujet di- verses conjectures, a laissé échapper un passage de Belon assez curieux : « Il convient à un chacun qui veut entrer au Sépulcre, bail- « 1er neuf ducats, et n'y a personne qui en soit exempt, ne « pauvres, ne riches. Aussi celui quia prins la gabelle du Se- « pulcre à ferme, paye huit mille ducats au seigneur ; qui est « la cause pourquoi les rentiers rançonnent les pèlerins, ou « bien ils n'y entreront point. Les cordeliers et les caloyers « grecs, et autres manières de religieux chrestiens, ne payent « rien pour y entrer. Les Turcs le gardent en grande reve- « rence, et y entrent avec grande dévotion. L'on dit que les « Pisaîis' imposèrent cette somme de neuf ducats lorsqu'ils « estoient seigneurs en Jérusalem, et qu'elle a esté ainsi main- « tenue depuis leur temps. « La citadelle des Pisans ' était gardée, quand je la vis , par une espèce d'aga demi-nègre : il y tenait ses femmes renfer- mées, et il faisait bien, à en juger par l'empressement quelles ' Elle portait aussi le nom de Neblosa vers la fin du treizième siècle, comme on le voit par un passage de Brocai d. Voyez la Dissertation de d'Anville. I DE PARIS A J EU L- SALE M. 47 mettaient à se montrer dans cette triste ruine. Au reste, je n'aperçus pas un canon, et je ne sais si le recul d'une seule pièce ne ferait pas crouler tous ces vieux créneaux. ]^^ous sortîmes du château après l'avoir examiné pendant une heure; nous primes une rue qui se dirige de l'ouest à Test, et qu'on appelle la rue du Bazar; c'est la grande rue et le beau quartier de Jérusalem. Mais quelle désolation et quelle misère ! Ts'anticipons pas sur la description générale. aSous ne rencontrions personne, caria plupart des habitants s'étaient retirés dans la montagne, à l'arrivée du pacha. La porte de quelques boutiques abandonnées était ouverte; on aperçoit par cette porte de petites cliambres de sept ou huit pieds carrés , où le maître , alors en fuite , mange , couche et dort sur la seule natte qui compose son ameublement. A la droite du Bazar , entre le temple et le pied de la montagne de Sion, nous entrâmes dans le quartier des Juifs. Ceux-ci , fortifiés par leur misère , avaient bravé l'assaut du pacha : ils étaient la tous en guenilles , assis dans la poussière de Sion, cherchant les insectes qui les dévoraient, et les yeux attachés sur le temple. Le drogman me fit entrer dans une espèce d'école : je voulus acheter le Pentatcuqiie hébreu dans lequel un rabbin montrait à lire à un enfant ; mais le rabbin ne voulut jamais me le vendre. On a observé que les Juifs étrangers qui se fixent à Jérusalem vivent peu de temps. Quant à ceux de la Palestine , ils sont si pau^Tes , qu'ils en- voient chaque année faire des quêtes parmi leurs frères en Egypte et en Barbarie. J'avais commencé d'assez longues recherches sur l'état des Juifs à Jérusalem , depuis la ruine de cette ville par Ti- tus jusqu'à nos jours ; j'étais entré dans une discussion im- portante touchant la fertilité de la Judée : à la publication des derniers volumes des Mémoires de l'Académie des ins- criptions, j'ai supprimé mon travail. On trouve dans ces volumes quatre Mémoires de l'abbé Guénée, qui ne laissent rien à désirer sur les deux sujets que je me proposais de trai- ter. Ces Mémoires sont de véritables chefs-dœu\Te de clarté, 48 ITINÉRAIBR de critique et d'érudition. L'auteur des Lettres de quelques Juifs portugais est un de ces hommes dont les cabales litté- raires ont étouffé la renommée durant sa vie , mais dont la réputation croîtra dans la postérité. Je renvoie le lecteur cu- rieux à ces excellents Mémoires ; il les trouvera aisément , puisqu'ils viennent d'être publiés, et qu'ils existent dans une collection qui n'est pas rare. Je n'ai point la prétention de surpasser les maîtres ; je sais jeter au feu le fruit de mes études, et reconnaître qu'on a fait mieux que moi *. Du quartier des Juifs nous uous rendîmes à la maison de Pilate , afin d'examiner par une fenêtre la mosquée du Tem- ple ; il est défendu à tout chrétien , sous peine de mort , d'en- trer dans le parvis qui environne cette mosq^uée : je me ré- serve à en faire la description lorsque je parlerai des mo- numents de Jérusalem. A quelque distance du prétoire de Pilate , nous trouvâmes la piscine Probatique et le palais d'Hérode : ce dernier est une ruine dont les fondations ap- partiennent à l'antiquité. Un ancien hôpital chrétien , aujourd'hui consacré au sou- lagement des Turcs, attira notre attention. On nous y mon- tia une immense chaudière appelée la chaudière de sainte Hélène. Chaque musulman qui se présentait autrefois à cet hôpital recevait deux petits pains et des légumes cuits à l'huile; le vendredi, on ajoutait à cette distribution du riz accommodé au miel ou au raisiné : tout cela n'a plus lieu ; a peine reste-t-il quelque trace de cette charité évangélique , ' J'aurais pu piller les Mémoires de. l'abbé Guéiiée , sans en rien iliic , à l'exemple de tant d'auteurs (|ui se donnent l'air d'avoir puisé dans les sources , quand ils n'ont fait ipie dépouiller des savants dont ils taisent le nom. Ces fraudes sont très-faciles aujourd'hui, car, dans ce siècle de lu- mières, l'ignorance est grande. On commence par écrire sans avoir rien lu, et Ton continue ainsi toute sa vie. Les véritables gens de lettres gémis- sent eu voyant cette nuée de jeunes auteurs ([ui auraient peut-être du talent s'ils avaient queUiues études. Il faudrait se souvenir cpie Boileau lisait Longin dans l'original, et que Racine savait par cœur le Sophocle et l'Eu- ripide grecs. Dieu nous ramène au siècle des pédants! Trenfe Vadius ne feront jamais autant de mal aux lettres qu'un écolier en bonnet de doc- teur (8). DE PARIS A JÉRUSALEM. 49 dont les émanations s'étaient comme attachées aux murs de cet hôpital. ]N'ous traversâmes de nouveau la ville , et , revenant cher- cher la porte de Sion , Ali-Aga me fit monter avec lui sur les murs : le drogman n'osa pas nous y suivre. Je trouvai quel- ques vieux canons de vingt-quatre ajustés sur des affûts sans roues, et placés aux embrasures d'un bastion gothique. Un garde qui fumait sa pipe dans un coin voulut crier ; Ali le menaça de le jeter dans le fossé s'il ne se taisait , et il se tut : je lui donnai une piastre. Les murs de Jérusalem, dont j"ai fait trois fois le tour à pied, présentent quatre faces aux quatre vents; ils forment un carré long , dont le grand côté court d'orient en occident , deux pointes de la boussole au midi. D'Anville a prouvé par les mesures et les positions locales que l'ancienne Jérusa- lem n'était pas beaucoup plus vaste que la moderne : elle oc- cupait quasi le même emplacement , si ce n'est qu'elle enfer- mait toute la montagne de Sion , et qu'elle laissait dehors le Calvaire '. On ne doit pas prendre à la lettre le texte de Jo- sèphe, lorsque cet historien assure que les murs de la cité s'a- vançaient , au nord , jusqu'aux sépulcres des rois : le nom- bre des stades s'y oppose ; d'ailleurs , on pourrait dire encore que les murailles touchent aujourd'hui à ces sépulcres ; car elles n'en sont pas éloignées de cinq cents pas. Le mur d'enceinte qui existe aujourd'hui est l'ouvrage de Soliman , fils de Sélim ^ , comme le prouvent les inscriptions turques placées dans ce mur. On prétend que le dessein de Soliman était d'enclore la montagne de Sion dans la circon- vallation de JéRisalem , et qu'il fit mourir l'architecte pour navoir pas suivi ses ordres. Ces murailles, flanquées détours carrées, peuvent avoir à la plate-forme des bastions une trentaine de pieds de largeur , et cent vingt pieds d'élévation ; elles n'ont d'autres fossés que les vallées qui environnent la ville. Six pièces de douze, tirées à barbette, en poussant ' Voyez la Dissertation de d'AnvilJe , à la tin de cet Itinéraire. » En 1334. 50 ITINERAIRE seulement quelques gabions, sans ouvrir de tranchée, y fe- raient dans une nuit une brèche praticable; mais on sait que les Turcs se défendent très-bien derrière un mur , par le moyen des épaulements. Jérusalem est dominée de toutes parts; pour la rendre teiiable contre une armée régulière, il faudrait faire de grands ouvrages avancés à Touest et au nord, et bâtir une citadelle sur la montagne des Oliviers. Dans cet amas de décombres , qu'on appelle une ville , il a plu aux gens du pays de donner des noms de rues à des pas- sages déserts. Ces divisions sont assez curieuses , et méritent d'être rapportées , d'autant plus qu'aucun voyageur n'en a parlé; toutefois les pères Roger, Nau , etc., nomment quelques portes en arabe. Je commence par ces dernières : Bab-el-KzalU, la porte du Bien-Aimé : elle s'ouvre à l'ouest. On sort par cette porte pour aller à Bethléem, Hébron et Saint- Jean du Désert. iSau écrit £ab-el-/{/ialU , et traduit, porte d'Abraham : c'est la porte de Jaffa de Deshayes , la porte des Pèlerins, et quelquefois la porte de Damas des autres voyageurs. Bab-el-Nabi-Dahoud j la porte du prophète David : elle est au midi , sur le sommet de la montagne de Sion , pres- que en face du tombeau de David et du Saint-Cénacle. JNau écrit Bab-Sldl-Daod. Elle est nommée Porle de Sion par Deshayes, Doubdam , Roger, Cotovic, Bénard , etc. Bab-el-Maugrarbé, la porte des jMaugrabins ou des Barba- resques : elle se trouve entre le levant et le midi , sur la val- lée d'Annon , presque au coin du temple , et en regard du village de Siloan. Nau écrit Bab-el-Megarebe. C'est la porte Sterquil inaire ou des ordures , par où les Juifs amenèrent Jésus-Christ à Pilate , après l'avoir pris au jardin des Oli- viers. Bab-el-Darahie, la porte Dorée; elle est au levant, et donne sur le parvis du temple. Les Turcs l'ont murée : une prédiction leur annonce que les chrétiens prendront un jour la ville par cette porte ; on croit que Jésus-Christ entra à Jérusalem par cette même porte le jour des Rameaux. I DE PARIS A JERUSALEM. 51 Bab-el-Sîdi-Mariam , la porte de la Sainte-Vierge , à l'o- rient, ns-à-vis la montagne des Oliviers. >'au l'appelle en aruhe Heuffa. Toutes les relations de la terre sainte la nom- ment porte de Saint-Etienne ou de Marie , parce qu'elle fut témoin du mart}Te de saint Etienne , et qu elle conduit au sépulcre de la Vierge. Du temps des Juifs, elle se nommait la porte des Troupeaux. Bal-el-Zahara , la porte de l'Aurore ou du Cerceau , Cerchiolino : elle regarde le septentrion , et conduit à la grotte des Lamentations de Jérémie. Les meilleurs plans de Jérusalem s'accordent à nommer cette porte, porte d'Éphrahn ou d'Hérode. Cotovic la supprime, et la confond avec la porte de Damas : il écrit : Porta Damascena , sive Effra'im ; mais son plan, trop petit et très-défectueux, ne se peut comparer à celui de Deshayes , ni encore moins à celui de Shaw. Le plan du Voyage espagnol de Vera est très-beau , mais chargé et inexact. Nau ne donne point le nom arabe de la porte d'Éphraïm ; il est peut-être le seul voyageur qui l'ap- pelle porte des Turcomans. La porte d'Éphraïm et la porte Sterquilinaire ou du fumier sont les deux petites port^ de Jérusalem. Bab-el-Hamond ou Bah-el-Cham la porte de la Colonne ou de Damas : elle est tournée au nord-ouest, et mène aux sépulcres des rois à Naplouse ou Sichem, à Saint-Jean d'Acre et à Damas, ^'au écrit Bab-et-Amond. Quand Simon le C}Té- néen rencontra Jésus-Christ chargé de la croix, il venait de la porte de Damas. Les pèlerins enti^aient anciennement par cette porte, maintenant ils entrent par celle de Jaffa ou de Bethléem ; d'où il est arrivé qu'on a transporté les noms de la porte de Damas à la porte de Jaffa ou des Pèlerins. Cette ob- servation n'a point encore été faite, et je la consigne ici pour expliquer une confusion de lieux qui embarrasse quelquefois dans les récits des voyageurs. Venons maintenant au détail des rues. Les trois princi- pales se nomment : 52 ITINÉBAIBE Harat-bab-el-Hamond, la rue de la Porte de la Colonne : elle traverse la ville du nord au midi. Souk-el-Kebiz, la rue du Grand-Bazar : elle court du cou- cliant au levant. Harat-el-Âllam, la Voie Douloureuse : elle commence à la porte de la Vierge, passe au prétoire de Pilate, et va finir au Calvaire. On trouve ensuite sept autres petites rues : Jlarat-el-Mulsmînj la rue des Turcs. Uarat-el-Nassara, la rue des Chrétiens : elle va du Saint- Sépulcre au couvent latin. Harat-el-Asman, la rue des Arméniens, au levant du châ- teau. Harat-el-Youd, la rue des Juifs : les boucheries de la ville sont dans cette rue. Harat'bab-Hotta. la rue près du Temple. Harat-el-Zahara. Mon drogman me traduisait ces mots j)^ \ Al vilano che accompagna da Gerasma 5 30 j ^^ Cavalcatura per venire da lîama, ed altra per ritornare, .10 » GaCfari nella strada 1 16 cadi medni 20 " 1 16 Intrata nel SS'"o Sepulcro. Al Meheahgovernatore. E stader del tempio 26 38 Intrata nella ciltà Ciohadari del cadi e governatore. Sbirro. E portinaro » 15 Primo e secundo drogomano 3 30 .6â 29 « Les comptes suivants varient un peu dans leurs sommes totales, parce que la piastre éprouve chaque jour un mouvement en Syrie , tandis que le para reste fixe : d'où il arrive que la piastre n'est pas toujours composée du même nombre de paras. » Aravo pour Arabo. Changement de lettres très-commun dans la languç franque, dans le grec moderne et dans le grec ancien. DE PARIS k JERUSALEM. 81 Si le pèlerin allait au Jourdain, il faudrait ajouter à ces frais la somme de douze piastres. Enfin j'ai pensé que, dans une discussion de faits, il y a des lecteurs qui verraient avec plaisir les détails de ma pro- pre dépense à Jérusalem. Si Ton considère que j'avais des chevaux, des janissaires, des escortes à mes ordres; que je vivais comme à Paris quant à la nourriture, aux temps des repas, etc. ; que j'entrais sans cesse au Saint-Sépulcre à des heures inusitées; que je revoyais dix fois les mêmes lieux, payais dix fois les droits, les caffari et mille autres exactions des Tui'cs, on s'étonnera que j'en aie été quitte à si bon mar- ché. Je donne les comptes originaux avec les fautes d'ortho- graphe du drogman ^lichel : ils ont cela de curieux qu'ils conservent pour ainsi dire l'air du pays. On y voit tous mes mouvements répétés, les noms propres de plusieurs person- nages, le prix de divers objets, etc. Enfin, ces comptes sont des témoins fidèles de la sincérité de mon récit. On verra même que j'ai négligé beaucoup de choses dans ma relation, et que j'ai visité Jérusalem avec plus de soin encore que je ne l'ai dit. Dépense à Jaffa : Piast. Par. Per un messo aGerusalemme 7 20 Altro messo a Rama 3 Allroper avisare agli Aravi 1 20 Orso in Rama per gli cavalii 2 Per il cavallo del servitore di Giaffa in Rama 2 20 Gaiïaro alli Aravi 2 36 Al cavaliero clie adato il govre di Rama 15 Péril cavalleche porto Sua Ecca a Gerusalemme 15 Regallo alli servitorj de gli cavalii 3 RegalloalMucaroMenura 5 Tulto ps .' 57 i^ 82 ITINERAIRE Dépense à Jérusalem : Spesafatta per il sig^ dal giorno del siio arrivoa Gierusalemme ali 4 di ottobre 1806. Piast. Par. 11 giorno del suo arrivo , per cavaleria da Rama , a Gieru- salemme 015 Compania per 11 Arabi , 6 isolote per testa Oi3 20 Cad... a 10 M' 000 30 Al Muccaro 001 20 Cavalcatura per Michelle andare, eritornar da Rama. ... 008 20 4 Cavalli per andare a Betlemme e al Giordano. . . . , . 080 Al portinaro délia città 001 25 Apertura del Smo-Sepolcro 001 25 Regallo alli portinari del S™o-Sepolcro 7 persone 030 Alli figlio, che cliiamano li Turchi per aprire la porta. ... 01 25 Al Chavas del governatore per- avère acompagniato il sige dentro délia città, et fuori a cavallo 008 Item. A nn Dalati, cioe, guardia del Zambarakgi Pari. . . 004 Per 5 cavalli per andare al monte Olibette , e altri luoghi , et seconda volte al Potzo di Jeremia , e la madona 01 G 30 Al genisero per companiare il sig^ a Betlemme 003 20 Item. Al genisero per avère andato col sig<" per la città. . 001 35 12 ottobre per la apertura del Smo-Sepolcro. ....... 001 189 10 Spese faite da Michel, per ordinetdel sig^. Piast. Par. In vari luogbi In tabaco per 11 vlUanl, et la compania nel viagio péril Gior- dano, e per li vlllani di Sn Saba 006 20 ]n candelle per S" Saba, e servitori 006 Per li sacrestani greci, e altri 006 20 Regallo nella casa délia Madona , e serolio , e nella case di Slmlone , e nel convento dell Suriani , e nel spitale di S^a Elena, e nella casa di Anas , e nella singoga delli Ebrei. . 009 10 Item. Regallo nel convento delli Armeni di S" Giacomo , alli serritori , sacreslino , e genisari 028 56~ÎT) DE PARIS A JÉBCSALEM. 83 Piast. Par. Beport 56 60 Regallo nel Sepolcro délia Madona alli sacrestani , e nel monte Olibette OOâ 10 Al senitore del governatore il negro , e nel ca.stello 005 20 Per lavare la robba del sige e suoi servitori 003 Alli poveri in tutto il giro 005 15 Regallo nel convento delli Greci in clnesa al sacrestano , e alU servitori, et alli geniseri 018 4 cavalcature péril sige, suo dragomano, suo servitore, e Michelle da Gierusalerame fino a Giaffa , e quella di Mi- chelle per andare , e ritornare la seconda volta 046 Compania a 6 isolote , ogni persona delli sig" 013 20 Villano ' 003 Cafarro 004 24 Regallo alli geniseri. . 020 Regallo a Goch di 5° Geremia 050 Regallo alli dragomani 030 Regallo al communiere 010 Al Portinaro Malia 005 Al Spenditare 005 In Bellemme una cavalcatura per la provisione del Giordano, orzo 4 Arabi, due villani : regallo alli capi, e servitori. . 172 Ali-Agha figlio d'Apugiahfar 150 Iteîii. Zbirri, poveri, e guardie nel calare al S™o-Sepolcro l'ultimo giorno 010 612 19 A Mechele Casar 80 : Alcucsnaro 20 100 712 19 Il faut donc d'abord réduire ce grand nombre de pèlerins, du moins quant aux catholiques, à ti*ès-peu de chose, ou à rien du tout : car sept, douze, vingt, trente, même cent pè- lerins, ne valent pas la peine d'être comptés. Mais si cette douzaine de pèlerins qui paraissaient chaque année au Saint-Sépulcre , il y a un ou deux siècles , étaient de pau\Tes voyageurs , les Pères de terre sainte ne pouvaient guère s'enrichir de leur dépouille. Écoutons le sincère Doub- dan : 84 ITINERAIRE o Les religieux qui y demeurent (au couvent de Saint-Saii* « veur) militants sous la règle da saint François, y gardent « une pauvreté très-étroite, et ne vivent que des aumônes et « charités qu'on leur envoie de la chrétienté, et que les pè- « lerinsleur donnent, chacun selon ses facultés!: mais comme « ils sont éloignés de leur pays , et savent les grandes dépen- * ses qui leur restent à faire pour le retour, aussi n'y lais- « sent'ils pas de grandes aumônes, ce qui n'empêche pas qu'ils « n'y soient reçus et traités avec grande charité ' . » Ainsi les pèlerins de terre sainte qui doivent laisser des trésors à Jérusalem ne sont point des pèlerins catholiques; ainsi la partie de ces trésors qui devient l'héritage des cou- vents ne tombe point entre les mains des religieux latins. Si ces religieux reçoivent des aumônes de l'Europe, ces aumônes, loin de les enrichir, ne suffisent pas à la conservation des lieux saints, qui croulent de toutes parts, et qui seront bientôt abandonnés, faute de secours. La pauvreté de ces religieux est donc prouvée par le témoignage unanime des voyageurs. J'ai déjà parlé de leurs souffrances ; s'il en faut d'autres preu- ves, les voici : « Tout ainsi, dit le père Roger, que ce fut un religieux « français qui eut possession des saints lieux de Jérusalem, « aussi le premier religieux qui a souffert le mart\Te fut un « Français nommé-/rère Limin, delà province de Touraine, « lequel fut décapité au grand Caire. Peu de temps après, « frère Jacques et frère Jérémie furent mis à mort liors des « portes de Jérusalem. Frère Conrad d'Alis Barthélémy, du « mont Politian, de la province de Toscane, fut fendu en « deux, depuis la tête jusqu'en bas, dans le grand Caire. « Frère Jean d'Éther, Espagnol de la province de Castille, « fut taillé en pièces par le hacha de Casa. Sept religieux fu- « rent décapités par le sultan d'Égj'pte. Deux religieux fu- « rent écorchés tout vifs en Syrie. « L'an 1637, les Arabes martyrisèrent toute la communauté •Chap. xLTii, pag. 576. DE PARIS A JERUSALEM. 85 * des frères qui étaient au sacré mont de Sion, au nombre « de douze. Quelque temps après, seize religieux, tant clercs « que laïques, furent menés de Jérusalem en prison à Damas « (ce fut lorsque Ch\'pre fut prise par le roi d'Alexandrie), « et y demeurèrent cinq ans, tant que l'un après l'autre y « moururent de nécessité. Frère Cosme de Saint-François fut a tué par les Turcs à la porte du Saint-Sépulcre, où il prêchait « la foi chrétienne. Deux autres frères, à Damas, reçurent « tant de coups de bâton, qu'ils moururent sur la place. Six « religieux furent mis à mort par les Arabes, une nuit qu'ils « étaient à matines au couvent bâti à Anathot, en la maison " du prophète Jérémie, qu'ils brûlèrent ensuite. Ce serait « abuser de la patience du lecteur, de déduire en particulier « les souffrances et les persécutions que nos pauvres religieux « ont souffertes depuis qu'ils ont eu en garde les saints lieux ; " ce qui continue avec augmentation, depuis l'an 1627 que « nos religieux y ont été établis, comme on pourra connaître « par les choses qui suivent, etc '. « L'ambassadeur Deshayes tient le même langage sur les per- sécutions que les Turcs font éprouver aux Pères de terre sainte. « Les pau\Tes religieux qui les servent sont aussi réduits f aucunes fois à de si grandes extrémités, faute d'être assis- es lés de la chrétienté, que leur condition est déplorable. îif « n'ont pour tout revenu que les aumônes qu'on leur envoie, « qui ne suffisent pas pour faire la moitié de la dépense à la- « quelle ils sont obligés ; car, outre leur nourriture et le grand '^ nombre de luminaires qu'ils entretiennent, il faut qu'ils « donnent continuellement aux Turcs, s'ils veulent vivre en « paix; et quand ils n'ont pas le moyen de satisfaire à leur « avarice, il faut qu'ils entrent en prison. « Jénisalem est tellement éloignée de Constantinople, que a l'ambassadeur du roi qui y réside ne saurait avoir nouvelles " des oppressions qu'on leur fait, que longtemps après. Ce- o pendant ils souffrent et endurent, s'ils n'ont de l'argent pour * Ùti*aripUoH de la Terre Sainte , pag. 456. 86 ITINEBAIEE « se rédimer ; et bien souvent les Turcs ne se contentent pas « de les travailler en leurs personnes, mais encore ils conver- « tissent leurs églises en mosquées ' . » Je pourrais composer des volumes entiers de témoignages semblables, consignés dans les Voyages en Palestine ; je n'en produirai plus qu'un, et il sera sans réplique. Je le trouve, ce témoignage, dans un monument d'iniquité et d'oppression peut-être unique sur la terre, monument d'une autorité d'autant plus grande, qu'il était fait pour demeurer dans un éternel oubli. Les Pères m'avaient permis d'examiner la bibliothèque et les archives de leur couvent. Malheureusement ces archives et cette bibliothèque furent dispersées il y a près d'im siècle : un pacha fit mettre aux fers les religieux, et les emmena cap- tifs à Damas. Quelques papiers échappèrent à la dévastation, en particulier les firmans que les Pères ont obtenus, soit de Ici Porte, soit des souverains de l'Egypte, pour se défendre sontre l'oppression des peuples et des gouverneurs. Ce carton curieux est intitulé : Regisiro delli Capitolazioni , Cattiscerifi, Baratti, Cornanda- menti, Ogetti, Attestazioni , Sentenze, Ordini dei Bascia' , Giudici e Polizze, che si trovano nelV Archivio di questa Procura générale di terra santa. Sous la lettre H, n" 1, pag. 369, on lit : Instrumente del re saraceno Muzafar contiene : che non sia diman- dato del vino da i religiosi franchi. Dato alli 13 délia luna di Regeb de! anno 414. Sous le n" 2 : Instrumente del re saraceno Matamad contiene ; cheli religiosi fran- clii non siano molestati. Dato alli 2 di Sciaval del anno 501. Sous le n° 5, pag. 370 : Inslrumeiîto con la sua copia del re saraceno Amed Ciakmak contiene: ' Voyage du Levant, pag. 400. .DE PARIS A JERUSALEM. 87 che li religiosi franchi non pagliino a quei ministri , che non vengono per gli affari dei frati... possino sepelire i loro morti, possino fare vino provizione non siano obligati a montare cavalli per forza in Rama; non diano visitare loco possessioni.: che nessuno pretenda d' esstT drogloromanno , se non alcuno appoggio. Dato aUi 10 di Se» fer G09 . Plusieurs firmans commencent ainsi : Copia autenticata d'an commendamento ottenuto ad instanza dell' ambasciadore di Francia , etc. On voit donc les malheureux Pères, gardiens du tombeau de Jésus-Christ, uniquement occupés, pendant plusieurs siè- cles, à se défendre, jour par jour, de tous les genres d'insul- tes et de t^Tannie. Il faut qu'ils obtiennent la permission de se nourrir, d'ensevelir leurs morts, etc. ; tantôt on les force de monter à cheval, sans nécessité, afin de leur faire payer des droits ; tantôt un Tm'C se déclare leur drogman malgré eux, et exige un salaire de la communauté. On épuise contre ces infortunés moines les inventions les plus bizaiTes du despo- tisme oriental ' . En vain ils obtiennent à prix d'argent des or- dres qui semblent les mettre à couvert de tant d'avanies ; ces ordres ne sont point exécutés : chaque année voit une op- pression nouvelle, et exige un nouveau firman. Le comman- dant prévaricateur, le prince, protecteur en apparence, sont deux tjTans qui s'entendent, l'un pour commettre une in- justice avant que la loi soit faite, l'autre pour vendre à prix d'or une loi qui n'est donnée que quand le crime est com- mis. Le registre des firmans des Pères est un li\Te bien pré- cieux, bien digne à tous égards de la bibliothèque de ces apôtres, qui, au milieu des tribulations, gardent avec une constance invincible le tombeau de Jésus-Christ. Les Pères ne connaissaient pas la valeur de ce catalogue évangéli- que; ils ne croyaient pas qu'il pût m'intéresser ; ils n'y voyaient rien de curieux : souffrir leur est si naturel , qu'ils ' On voulut une fois massacrer deux religieux à Jérusalem , parce qu'un chat était tombé dans la citerne du couvent. ; Roger, pag. 330. ) 88 ITINERAIRE s'étonnaient de mon étonnement. J'avoue que mon admira- tion pour tant de niallieurs si courageusement supportés était grande et sincère; mais combien aussi j'étais touché en re- trouvant sans cesse cette formule : Copie (Tunjlrman obtenu a la sollicitation de M. l'ambassadeur de France, etc.! Honneur à un pays qui, du sein de l'Europe, veille jusqu'au fond de l'Asie à la défense du misérable, et protège le faible contre le fort ! Jamais ma patrie ne m'a semblé plus belle et plus glorieuse que lorsque j'ai retrouvé les actes de sa bien- faisance cachés à Jérusalem, dans le registre oii sont inscri- tes les souffrances ignorées et les iniquités inconnues de l'op- primé et de l'oppresseur. J'espère que mes sentiments particuliers ne m'aveugleront jamais au point de méconnaître la vérité : il y a quelque chose qui marche avant toutes les opinions; c'est la justice. Si un philosophe faisait aujourd'hui un bon ouvrage ; s'il faisait quel- que chose de mieux, une bonne action; s'il montrait des senti- ments nobles et élevés, moi chrétien, je lui applaudirais avec franchise. Et pourquoi un philosophe n'en agirait-il pas amsi avec un chrétien.^ Faut-il, parce qu'un homme porte un froc, une longue barbe, une ceinture de corde, ne lui tenir compte d'aucun sacrifice? Quant à moi, j'irais chercher une vertu aux entrailles de la terre, chez un adorateur de Wishnou ou du grand Lama, afin d'avoir le bonheur de l'admirer : les ac- tions généreuses sont trop rares aujourd'hui pour ne pas les honorer sous quelque habit qu'on les découvre, et pour re- garder de si près à la robe du prêtre ou au manteau du philo- sophe. CINQUIEME PARTIE. SUITE DU VOYAGE DE JÉRUSALEM. Le 10, de grand matin, je sortis de Jérusalem par la porte d'Éphraïm, toujours accompagné du fidèle Ali, dans le des- DE PABIS A JÉRCSALEM. 89 sein d'examiner les champs de bataille immortalisés parle Tasse. Arrivé au nord de la ville, entre la grotte de Jérémie et les sépulcres des rois, j'ouvTis la Jérusalem délivrée ; et je fus sur-le-champ frappé de la vérité de l'exposition du Tasse : Gerusalem sovra due colli è posta, etc. Je me senirai d'une traduction qui dispense de l'ori- ginal : « Solime est assise sur deux collines opposées, et de hauteur « inégale ; un vallon les sépare, et partage la ville : elle a de » trois côtés un accès difficile. Le quatrième s'élève d'une a manière douce et presque insensible ; c'est le coté du nord ; « des fossés profonds et de hautes murailles Tenvironnent et « la défendent. ^ Au dedans sont des citernes et des sources d'eau vive ; « les dehors n'offrent qu'une terre aride et nue ; aucune fon- « taine, aucun ruisseau, ne l'arrosent; jamais on n'y vit éclore « de fleurs ; jamais arbre, de son superbe ombrage, n'y forma «' un asile contre les rayons du soleil. Seulement, à plus de « six milles de distance, s'élève un bois dont l'ombre funeste « répand Thorreur et la tristesse. *■ Du côté que le soleil éclaire de ses premiers rayons, le « Jourdain roule ses ondes illustres et fortunées. A l'occident, « la mer Méditerranée mugit sur le sable qui l'arrête et la c captive. Au nord est Béthel, quih éleva des autels au veau « d'or, et l'infidèle Samarie. Bethléem, leberceau d'un Dieu, « est du côté qu'attristent les pluies et les orages. » Rien de plus net, de plus clair, de plus précis que cette description; elle eût été faite sur les lieux, qu'elle ne serait pas plus exacte. La forêt, placée à six milles du camp, du côté de l'Arabie, n'est point une invention du poète : Guil- laume de TvT parle du bois où le Tasse fait naître tant de merveilles. Godefroy y trouva des poutres et des solives pour la construction de ses machines de guerre. On verra combien 90 ITINÉRAIBE le Tasse avait étudié les originaux, quaud je traduirai les his- torieus des croisades. E '1 capitano Poi ch' intomo ha mirato , ai suoi discende. « Cependant Godefroy, après avoir tout reconnu, tout « examiné, va rejoindre les siens : lisait qu'en vain il atta- « querait Solime par les côtés escarpés et d'un difficile abord. « Il fait dresser les tentes vis-à-vis la porte septentrionale , et « dans la plaine qu'elle regarde : de là il les prolonge jus- « ques au-dessous de la tour angulaire. »> « Dans cet espace il renferme presque le tiers de la ville. « Jamais il n'aurait pu en embrasser toute l'enceinte : mais « il ferme tout accès aux secours , et fait occuper tous les « passages, w On est absolument sur les lieux. Le camp s'étend de- puis la porte de Damas jusqu'à la tour angulaire, à la nais- sance du torrent de Cédron et de la vallée de Josaphat. Le terrain entre la ville et le camp est tel que le Tasse l'a repré- senté, assez .uni, et propre à devenir un cbamp de bataille au pied des murs de Solime. Aladin est assis avec Herminie sur une tour bâtie entre deux portes , d'où ils découvrent les combats de la plaine et le camp dès chrétiens. Cette tour existe avec plusieurs autres entre la porte de Damas et la porte d'Épbraïm. Au second livre , on reconnaît, dans l'épisode d'Olinde et de Sophronie , deux descriptions de lieu très-exactes : Kel terapio de' cristiani occulto glace, etc. « Dans le temple des chrétiens , au fond d'un souterrain « inconnu, s'élève un autel; sur cet autel est l'image de « celle que ce peuple révère comme une déesse, et comme « la mère d'un Dieu mort et enseveli. » C'est l'église appelée aujourd'hui le. S'f/^e/^-ve' delà fiercje; elle est dans la vallée de Josaphat , et j'en ai parlé plus haut, DE PABIS A JERUSALEM. 91 pas^e 2.5.Le Tasse, par un privilège accordé aux poètes, met cette église dans l'intérieur de Jérusalem. La mosquée où l'image de la Vierge est placée d'après le conseil du magicien, est évidemment la mosquée du Temple : lo là, donde riceve L' alta \05lra meschita e V aura e '1 die , etc. « La nuit , j'ai monté au sommet de la mosquée , et, par « l'ouverture qui reçoit la clarté du jour, je me suis fait une « route inconnue à tout autre. » Le premier choc des aventuriers, le combat singulier d'Ar- gant , d'Othon , de Tancrède , de Raimond de Toulouse , a lieu devant la porte d'Éphraïm. Quand Armide arrive de Damas, elle entre, dit le poëte, par l'extrémité du camp. En effet, c'était près de la porte de Damas que se devaient trouver, du côté de Fouest , les dernières tentes des chré- tiens. Je place l'admirable scène de la fuite d'Herminie vers l'ex- trémité septentrionale de la vallée de Josaphat. Lorsque l'a- mante de Tancrède a franchi la porte de Jérusalem avec son fidèle écuyer, elle s'enfonce dans des vallons, et prend des sentiers obliques et détournés. (Cant. yi, stanz. 96.) Elle n'est donc pas sortie par la porte d'Éphraïm ; car le chemin qui conduit de cette porte au camp des croisés passe sur un terrain tout imi : elle a préféré s'échapper par la porte de Tcrient, porte moins suspecte et moins gardée. Herminie amve dans un lieu profond et solitaire : In sa- litaria ed inia parte. Elle s'an'éte , et charse son écuyer daller parler à Tancrède : ce lieu profond et solitaire est très-bien marqué au haut de la vallée de Josaphat, avant de tourner l'angle septentrional de la ville. Là, Herminie pou- vait attendre en sûreté le retour de son messager: mais elle ne peut résister à son impatience : elle monte sur la hau- teur, et décou^Te les tentes lointaines. En effet, en sortant de la ravine du torrent de Cédron , et marchant au nord , 92 ITINERAIBE on devait apercevoir, à main gauche , le camp des chrétiens. Viennent alors ces stances admirables : Era la nolte , etc. « La nuit régnait encore : aucun nuage n'obscurcissait « son front chargé d'étoiles ; la lune naissante répandait sa « douce clarté : l'amoureuse beauté prend le ciel à témoin « de sa flamme ; le silence et les champs sont les confidents « muets de sa peine. « Elle porte ses regards sur les tentes des chrétiens : O « camp des Latins, dit-elle, objet cher à ma vue! Quel air « on y respire ! Comme il ranime mes sens et les récrée ! Ah ! « si jamais le ciel donne un asile à ma vie agitée , je ne le « trouverai que dans cette enceinte : non , ce n'est qu'au « milieu des armes que m'attend le repos î « 0 camp des chrétiens , reçois la triste Herminie ! Qu'elle « obtienne dans ton sein cette pitié qu'Amour lui promit ; « cette pitié que jadis, captive, elle trouva dans l'âme de son « généreux vainqueur! Je ne redemande point mes États, je « ne redemande point le sceptre qui m'a été ravi : ô chré- « tiens , je serai trop heureuse si je puis seulement servir sous a vos drapeaux ! « Ainsi parlait Herminie. Hélas ! elle ne prévoit pas les « maux que lui apprête la fortune ! Des rayons de lumière « réfléchis sur ses armes vont au loin frapper les regards : « son habillement blanc , ce tigre d'argent qui brille sur son « casque , annoncent Clorinde. « Non loin de là est une garde avancée : à la tête sont « deux frères , Alcandre et Polipherne. '> Alcandre et Polipherne devaient être placés à peu près vers les sépulcres des rois. On doit regretter que le Tasse n'ait pas décrit ces demeures souterraines ; le caractère de son génie l'appelait à la peinture d'un pareil monument. Il n'est pas aussi aisé de déterminer le lieu où la fugitive Herminie rencontre le pasteuf au bord du fleuve : cependant, comme il n'y a qu'un fleuve dans le pays, qu'Herminie est DE PABIS A JERUSALEM. 93 sortie de Jérusalem par la porte d'orient , il est probable que le Tasse a voulu placer cette scène charmante au bord du Jourdain. Il est inconcevable, j'en comiens, qu'il n'ait pas nommé ce fleuve ; mais il est certain que ce grand poète ne s'est pas assez attaché aux souvenirs de l'Écriture , dont Mil- ton a tiré tant de beautés. Quant au lac, et au château où la magicienne Armide en- ferme les chevaliers qu'elle a séduits , le Tasse déclare lui- même que ce lac est la mer ^Nlorte : Alfm giungemmo al loco, ove già scesse Fiammadal cielo, etc. Un des plus beaux endroits du poème , c'est l'attaque du camp des chrétiens par Soliman. Le sultan marche la nuit au travers des plus épaisses ténèbres ; car, selon l'expression sublime du poète, Votô Pluton gli abissi, e la sua notte Tiitta verso dalle Taitar e grotte. Le camp est assailli du côté du couchant ; Godefrov, qui oc upe le centre de l'armée vers le nord , n'est averti qu'as- sez tard du combat qui se li^Te à l'aile droite. Soliman n'a pas pu se jeter sur l'aile gauche , quoiqu'elle soit plus près du désert, parce qu'il y a des ravines profondes de ce coté. Les Arabes , cachés pendant le jour dans la vallée de Téré- binthe, en sont sortis avecles ombres, pour tenter la déli- vrance de Solime. Soliman vaincu prend sçul le chemin de Gaza. Ismen le rencontre et le fait monter sur un char, qu'il environne d'un nuage. Ils traversent ensemble le camp des chrétiens, et ar- rivent à la montagne deSohme. Cet épisode , admirable d'ail- leurs, est conforme aux localités jusqu'à l'extérieur du châ- teau de David , près la porte de Jaffa ou de Bethléem ; mais il y a erreur dans le reste. Le poète a confondu ou s'est plu a confondre la tour de David avec la tour Antonia : celle-ci 94 ITINERAIRE était bâtie loin de là , au bas de la ville , à l'angle septen- trional du temple. Quand on est sur les lieux, on croit voir les soldats de Godefroy partir de la porte d'Éphraïm , tourner à Torient , descendre dans la vallée de Josaphat, et aller, comme de pieux et paisibles pèlerins , prier l'Éternel sur la montagne des Oliviers. Remarquons que cette procession chrétienne rap- pelle d'une manière sensible la pompe des Panathénées, conduite à Eleusis au milieu des soldats d'Alcibiade. Le Tasse, qui avait tout lu, qui imite sans cesse Virgile, Ho- mère et les autres poètes de l'antiquité, a mis ici eu beaux vers une des plus belles scènes de l'histoire. Ajoutons que cette procession est d'ailleurs un fait historique raconté par l'Anonyme , Robert moine , et Guillaume de Tyr. ]Nous venons au premier assaut. Les machines sont plan- tées devant les murs du septentrion. Le Tasse est exact ici jusqu'au scrupule : Non era il fosso di palustre limo. ( Cbe nol consente il loco ) o d' acqua molle. C'est la pure vérité. Le fossé au septentrion est un fossé sec , ou plutôt une ravine naturelle , comme les autres fos- sés de la ville. Dans les circonstances de ce premier assaut , le poëte a suivi son génie, sans s'appuyer sur Thistoire; et, comme il lui convenait de ne pas marcher aussi vite que le chro- niqueur, il suppose que la principale machine fut brûlée par les infidèles, et qu'il fallut recommencer le travail. Tl est certain que les assiégés m.irent le feu à une des tours des assiégeants. Le Tasse a étendu cet accident , selon le besoin de sa fable. Bientôt s'engage le terrible combat de Tancrède et de Clorinde , fiction la plus pathétique qui soit jamais sortie du cerveau d'ui;i poëte. Le lieu de la scène est aisé à trouver. Clorinde ne peut rentrer avec Argant par la porte Dorée ; e'ie est donc sous le temple , dans la vallée de Siloé. Tancrède 1 DE PARIS A JÉRUSALEM. 95 la poursuit ; le combat commence ; Clorinde mourante de- mande le baptême; Tancrède , plus infortuné que sa vic- time, va puiser de Feau à une source voisine; par cette source le lieu est déterminé : Poco quindi lontan nel sen del monte Scaturia mormorando un picciol rio. C'est la fontaine de Siloé, ou plutôt la source de Marie, qui jaillit ainsi du pied de la montagne de Sion. Je ne sais si la peinture de la sécheresse, dans le treizième chant, n'est pas le morceau du poëme le mieux écrit : le Tasse y marche l'égal d'Homère et de Virgile. Ce morceau, travaillé avec soin, a une fermeté et une pureté de style qui manquent quelquefois aux autres parties de l'ouvrage : Spenta è del cielo ogni benigna lampa, etc. « Jamais le soleil ne se lève que couvert de vapeurs san- « glantes, sinistre présage d'un jour malheureux : jamais il « ne se couche, que des taches rougeâtres ne menacent d'un « aussi triste lendemain. Toujours le mal présent est aigri « par l'affi'euse certitude du mal qui doit le suivre. « Sous les rayons brûlants , la fleur tombe desséchée ; la « feuille pâlit, l'herbe languit altérée ; la terre s'ouvre, et les « sources tarissent. Tout éprouve la colère céleste ; et les nues « stériles, répandues dans les airs, n'y sont plus que des va- K peurs enflammées. « Le ciel semble une noire fournaise : les yeux ne trouvent « plus où se reposer : le zéphyr se tait, enchaîné dans ses grot- « tes obscures; l'air est immobile : quelquefois seulement la « brûlante haleine d'un vent qui souffle du coté du rivage « maure, l'agite et l'enflamme encore davantage. « Les ombres de la nuit sont embrasées de la chaleur du « jour : son voile est allumé du feu des comètes , et chargé « d'exhalaisons funestes. 0 terre malheureuse! le ciel te re- «^ fuse sa rosée ; les herbes et les fleurs mourantes attendent « en vain les pleurs de l'aurore. 96 ITINÉRAIBE «« Le doux sommeil ne vient plus sur les ailes de la nuit « verser ses pavots aux mortels languissants. D'une voix « éteinte, ils implorent ses faveurs et ne peuvent les obtenir. « La soif, le plus cruel de tous les fléaux, consume les chré- « tiens : le tyran de la Judée a infecté toutes les fontaines de « mortels poisons, et leurs eaux funestes ne portent plus que « les maladies et la mort. « Le Siloé, qui, toujours pur, leur avait offert le trésor de « ses ondes, appauvri maintenant, roule lentement sur des « sables qu'il mouille à peine : quelle ressource, bêlas ! TÉ- « ridan débordé, le Gange, le Nil même, lorsqu'il francbit « ses rives et couvre l'Egypte de ses eaux fécondes, suffiraient « à peine à leurs désirs. « Dans l'ardeur qui les dévore, leur imagination leur rap- « pelle ces ruisseaux argentés qu'ils ont vus couler au tra- « vers des gazons, ces sources qu'ils ont vues jaillir du sein « d'un rocber et serpenter dans des prairies : ces tableaux « jadis si riants ne servent plus qu'à nourrir leurs regrets et « à redoubler leur désespoir. « Ces robustes guerriers qui ont vaincu la nature et ses « obstacles ; qui jamais n'ont ployé sous leur pesante armure ; « que n'ont pu dompter le fer ni l'appareil delà mort; faibles « maintenant, sans courage et sans vigueur, pressent la terre « de leur poids inutile : un feu secret circule dans leurs vei- « nés, les mine et les consume. « Le coursier, jadis si fier, languit auprès d'une berbe aride « et sans saveur; ses pieds cbancellent, sa tête superbe tombe « négligemment penchée ; il ne sent plus l'aiguillon de la « gloire, il ne se souvient plus des palmes qu'il a cueillies : « ces riches dépouilles, dont il était autrefois si orgueilleux, « ne sont plus pour lui qu'un odieux et vil fardeau. « Le chien fidèle oublie son maître et son asile ; il languit « étendu sur la poussière, et, toujours haletant, il cherche « en vain à calmer le feu dont il est embrasé; l'air lourd et * brûlant pèse sur les poumons qu'il devait rafraîchir. » Voilà de la grande, de la haute poésie. Cette peinture, si i t)È PAtllS A JERUSALEM. 9t bien imitée dans Paul et J'irgbùe, a le double mérite de con- venir au ciel de la Judée, et d"être fondée sur l'histoire : les chrétiens éprouvèrent une pareille sécheresse au siège de Jé- rusalem. Robert nous çn a laissé une description que je ferai connaître aux lecteurs. Au quatorzième chant, nous chercherons un fleuve qui coule auprès d'Ascalon, et au fond duquel demeure Termite qui révéla à Ubalde et au chevalier danois les destinées de Re- naud. Ce fleuve est le torrent d'Ascalon, ou un autre torrent plus au nord, qui n'a été connu qu'au temps des croisades, comme le témoigne d'Anville. Quanta la navigation des deux chevaliers, l'ordre géogra- phique y est merveilleusement suivi. Partant d"un port entre Jaffa 8t Ascalon, et dtscendant vers TÉg^pte, ils durent voir successivement Ascalon, Gaza, Raphia et Damiette. Le poète marque la route au couchant, quoiqu'elle fût d'abord au midi ; mais il ne pouvait entrer dans ce détail. En dernier résultat, je vois que tous les poètes épiques ont été des hommes très- instruits; surtout ils étaient nourris des ouvrages de ceux qui les avaient précédés dans la carrière de l'épopée : Virgile traduit Homère ; le Tasse imite à chaque stance quelque pas- sage d'Homère, de Virgile, de Lucain, de Stace ; Milton prend partout, et joint à ses propres trésors les trésors de ses devan- ciers. Le seizième chant, qui renferme la peinture des jardins d'Armide, ne fournit rien à notre sujet. Au dix-septième chant nous trouvons la description de Gaza, et le dénombrement de l'armée égv-ptienne : sujet épique traité de main de maî- tre, et où le Tasse montre une connaissance parfaite de la géographie et de l'histoire. Lorsque je passai de Jaffa à Alexan- drie, notre saïque descendit jusqu'en face de Gaza, dont la ^'ue me rappela ces vers de la Jérusalem : « Aux frontières de la Palestine , sur le chemin qui conduit • à Péluse, Gaza voit au pied de ses murs expirer la mer et « son courroux : autour d'elle s'étendent d'immenses solitudes « et des sables arides. Le vent qui règne sur les flots exerce 9 98 ITINÉRAIBE « aussi son empire sur cette mobile arène; et le voyageur voit « sa route incertaine flotter et se perdre au gré des tempêtes. » Le dernier assaut, au dix-neuvième chant, est absolument conforme à l'histoire. Godefroy fit attaquer la ville par trois endroits. Le vieux comte de Toulouse battit les murailles en- tre le couchant et le midi, en face du château de la ville, près de la porte de Jaffa. Godefroy força au nord la porte d'Éphraïm. Tancrède s'attacha à la tour angulaire, qui prit dans la suite le nom de tour de Tancrède. Le Tasse suit pareillement les chroniques dans les circons- tances et le résultat de l'assaut. Ismen, accompagné de deux sorcières, est tué par une pierre lancée d'une machine : deux magiciennes furent en effet écrasées sur le mur à la prise de Jérusalem. Godefroy lève les yeux, et voit les guerriers céles- tes qui combattent pour lui de toutes parts. C'est une belle imitation d'Homère et de Virgile, mais c'est encore une tra- dition du temps des croisades : « Les morts y entrèrent avec « les vivants, dit le père INau; car plusieurs des illustres croi- « ses qui étaient morts en diverses occasions devant qued'ar- « river, et entre autres Adhémar, ce vertueux et zélé évêque «« du Puy en Auvergne, y parurent sur les murailles, comme « s'il eût manqué à la gloire qu'ils possédaient dans la .Téru- « salem céleste, celle de visiter la terrestre, et d'adorer le Fils « de Dieu dans le trône de ses ignominies et de ses souffran- « ces, comme ils l'adoraient dans celui de sa majesté et de sa « puissance. » La ville fut prise, ainsi que le raconte le poète, au moyen de ponts qui s'élançaient des machines et s'abattaient sur les remparts. Godefroy et Gaston de Foix avaient donné le plan de ces machines, construites par des matelots pisans et génois. Ainsi dans cet assaut, où le Tasse a déployé l'ardeur de son génie chevaleresque, tout est vrai, hors ce qui regarde Renaud : comme ce héros est de pure invention, ses actions doivent être imaginaires. Il n'y avait point de guerrier appelé Renaud d'Esté au siège de Jérusalem : le premier chrétien qui s'élança sur les murs ne fut point un chevalier du nom de DE PABIS A JERUSALEM. 99 Renaud, mais l'Étolde, gentilhomme flamand de la suite de Godefroy. 11 fut suivi de Guicher et de Godefroy lui-même. La stauce où le Tasse peint Fetendard de la croix ombrageant les tours de Jérusalem déli\Tée est sublime : « L'étendard triomphant se déploie dans les airs : les vents « respectueux soufflent plus mollement; le soleil plus serein « le dore de ses rayons : les ti-aits et les flèches se détournent « ou reculent à son aspect. Sion et la colline semblent s'in- « cliner , et lui offrir l'hommage de leur joie. » Tous les historiens des croisades parlent de la piété de Godefroy, delà générosité de Tancrède, de la justice et de la prudence du comte de Saint-Gilles ; Anne Comnène elle-même fait l'éloge de ce dernier : le poète nous a donc peint les hé- ros que nous connaissons. Quand U invente des caractères, il est du moins fidèle aux mœurs. Argant est le véritable mameluck , L'altro è Circasso Argante, uom che straniero... « L'autre, c'est Argant le Circassien : aventurier inconnu « à la cour d'Égj-pte, il s'y est assis au rang des satrapes. Sa « valeur l'a porté aux premiers honneurs de la guerre. Impa- « tient, inexorable, farouche, infatigable, invincible dans les « combats, contempteur de tous les dieux, son épée est sa « raison et sa loi. » Soliman est un vrai sultan des premiers temps de l'empire turc. Le poète, qui ne néglige aucun souvenir, fait du sultan de Mcée un des ancêtres du grand Saladin; et Ton voit qu'il a eu l'intention de peindre Saladin lui-même sous les traits de son aïeul. Si jamais l'ouvrage de dom Berthereau voyait le jour, on connaîtrait mieux les héros musulmans de la Jéru- salem. Dom Berthereau avait traduit les auteurs arabes qui se sont occupés de l'histoire des croisés. Cette précieuse traduc- tion devait faire partie de la collection des historiens de France. Je ne saurais guère assigner le lieu où le féroce Argant est tué par le généreux Tancrède ; mais il le faut chercher dans 100 ITINERAIRE les vallées, entre le couchant et le septentrion. On ne le peut placer à l'orient de la tour angulaire qu'assiégeait Tan- crède ; car alors Herininie n'eût pas rencontré le héros blessé, lorsqu'elle revenait de Gaza avec Vafrin. Quant à la dernière action du poëme , qui , selon la vérité , se passa près d'Ascalon, le Tasse, avec un jugement exquis, l'a transportée sous les murs de Jérusalem. Dans l'histoire , cette action est très-peu de chose ; dans le poème , c'est une bataille supérieure à celles de Virgile, et égale aux plus grands combats d'Homère. Je vais maintenant donner le siège de Jérusalem , tiré de nos vieilles chroniques : les lecteurs pourront comparer le poëme et l'histoire. Le moine Robert est de tous les historiens des croisades celui qu'on cite le plus souvent. L'Anonyme de la collection Gesta Dei per Francos est plus ancien; mais son récit est trop sec. Guillaume de Tyr pèche par le défaut contraire. Il faut donc s'arrêter au moine' Robert : sa latinité est affec- tée, il copie les tours des poètes; mais, par cette raison même , au milieu de ses jeux de mots et de ses pointes ' , il est moins barbare que ses contemporains ; il a d'ailleurs une certaine critique et une imagination brillante. « L'armée se rangea dans cet ordre autour de Jérusalem : « le comte de Flandre et le comte de Normandie déployè- « rent leurs tentes du côté du septentrion , non [loin de l'é- « glise bâtie sur le lieu où saint Etienne , premier martyr, « fut lapidé '; Godefroy et Tancrèdese placèrent à l'occident; « le comte de Saint-Gilles campa au midi , sur la montagne « de Sion ^ , autour de l'église de Marie , mère du Sauveur, ' Papa Urbanus urbano sermone peroravit, etc.; Fallis speciosa et spatiosa, etc. ; c*est le goût du temps. Nos vieilles hymnes sont remplies de ces jeux de mots : Quo carne carras condilor^ etc. 2 Le texte porte: Juxta ecciesiam sancti Stephani prolomartyris , etc. J'ai traduit non loin, parce que cette église n'est point au septentrion, mais à l'orient de Jérusalem ; et tous les autres historiens des croisades di- sent que les comtes de Normandie et de Flandre se placèrent entre l'o* rient et le septentrion. ^ Le texte porte : ScUicet in monte Sion, Cela prouve que la Jérusalem DE PABIS A JERUSALEM. 101 « autrefois la maison où le Seigneur fit la cène avec ses dis- « ciples. Les tentes ainsi disposées, tandis que les troupes , « fatiguées de la route , se reposaient , et construisaient les u machines propres au combat , Raymond Pilet » , Raymond a de Turenne, sortirent du camp avec plusieurs autres pour * visiter les lieux voisins , dans la crainte que les ennemis « ne vinssent les surprendre avant que les croisés fussent n préparés. Ils rencontrèrent sur leur roule trois cents Ara- « bes; ils en tuèrent plusieurs, et leur prirenMrente che- ^ vaux. Le second jour de la troisième semaine, 13 juin « 1099, les Français attaquèrent Jérusalem; mais ils ne pu- a rent la prendre ce jour-là. Cependant leur travail ne fut a pas infructueux; ils renversèrent l'avant-mur, et appliquè- " rent les échelles au mur principal. S'ils en avaient eu une tf assez grande quantité , ce premier effort eût été le dernier. « Ceux qui montèrent sur les échelles combattirent long- « temps l'ennemi à coups d'épée et de javelot. Beaucoup des « nôtres succombèrent dans cet assaut; mais la perte fut « plus considérable du coté des Sarrasins. La nuit mit fin à n l'action, et donna du repos aux deux partis. Toutefois Ti- « nutilité de ce premier effort occasionna à notre armée un » long travail et beaucoup de peine ; car nos troupes demeu- « rèrentsans pain pendant l'espace de dix jours, jusqu'à ce (' que nos vaisseaiLx fussent arrivés au port de Jaffa. En cu- ti tre , elles souffrirent excessivement de la soif; la fontaine X de Siloé , qui est au pied de la montagne de Sion , pouvait ff à peine fournir de Teau aux hommes , et Ton était obligé / de mener boire les chevaux et les autres animaux à six « milles du camp , et de les faire accompagner par une nom- « breuse escorte « Cependant la flotte arrivée à Jaffa procura des vivres aux « assiégeants , mais ils ne souffrirent pas moins de la soif; rebâtie par Adrien n'enveloppait pas la montagne de Sion dans son en- tier, et que le local de la ville était absolument lel qu'on le voit aujour^ d'hui. ' Piletiis; on lit ailleurs Pilitui et Pelez. a. f 102 ITINERAIRE « elle fut si grande durant le siège , que les soldats creu- « saient la terre, et pressaient les mottes humides contre leur « bouche ; ils léchaient aussi les pierres mouillées de rosée ; « ils buvaient une eau fétide qui avait séjourné dans des « peaux fraîches de buffles et de divers animaux ; plusieurs « s'abstenaient de manger, espérant tempérer la soif par la « faim « Pendant ce tem^s-là les généraux faisaient apporter de « fort loin de grosses pièces de bois pour construire des ma- « chines et des tours. Lorsque ces tours furent achevées, « Godefroy plaça la sienne à l'orient de la ville ; le comte de « Saint-Gilles en établit une autre toute semblable au midi. « Les dispositions ainsi faites, le cinquième jour de la se- « maine , les croisés jeûnèrent , et distribuèrent des aumônes « aux pauvTes ; le sixième jour, qui était le douzième de juil- « let , l'aurore se leva brillante ; les guerriers d'élite montè- « rent dans les tours , et dressèrent les échelles contre les « murs de Jérusalem. Les enfants illégitimes de la ville sainte « s'étonnèrent et fi'émirent ' , en se voyant assiégés par une « si grande multitude. ]Mais, comme ils étaient de tous « côtés menacés de leur dernière heure , que la mort était « suspendue sur leurs têtes, certains de succomber, ils ne a songèrent plus qu'à vendre cher le reste de leur vie. Ce- « pendant Godefroy st^ montrait sur le haut de sa tour, non « comme un fantassin , mais comme un archer. Le Seigneur « dirigeait sa main dans le combat; et toutes les flèches « qu'elle lançait perçaient l'ennemi de part en part. Auprès « de ce guerrier étaient Baudouin et Eustache ses frères , de « même que deux lions auprès d'un lion : ils recevaient* « les coups terribles des pierres et des dards , et les ren- « voyaient avec usure à l'ennemi. ' Stupent et contremiscunt ad iiUerini cives tirbis eximiœ. L'expression est belle et vraie; car non-seulement les Sarrasins étaient, en leur qualité d'étrangers, des citoyens adultères, des enfants impurs de Je rusalem, mais ils pouvaient encore s'apiieler adulterini, à cause de leur mère Agar , et relativement à la postérité légitime d'Israël par Sara. DE PARIS A JERUSA.LEM. 103 « Tandis que l'on combattait ainsi sur les murs de la « ville , on faisait une procession autour de ces mêmes murs, « avec les croix, les reliques et les autels sacrés ^ L'avan- « tage demeura incertain pendant une partie du jour; mais, « à l'heure où le Sauveui- du monde rendit l'esprit, un « guerrier nommé rÉtolde, qui combattait dans la tour de « Godefroy, saute le premier sur les remparts de la ville : « Guicher le suit, ce Guicher qui avait terrassé un lion; « Godefroy s'élance le tioisième, et tous les autres che- « valiers se précipitent sur les pas de leur chef. Alors les « arcs et les flèches sont abandonnés; on saisit l'épée. A « cette NTie , les ennemis désertent les murailles , et se jet- « tent en bas dans la ville; les soldats du Christ les pour- « suivent avec de grands cris. « Le comte de Saint-Gilles , qui de son côté faisait des « efforts pour approcher ses machines de la ville , entendit « ces clameurs. Pourquoi, dit-il à ses soldats , demeurons- « nous ici? Les Français sont maîtres de Jérusalem; ils la « font retentir de leurs voix et de leurs coups. Alors il s'a- " vance promptement vers la porte qui est auprès du châ- « teau de David ; il appelle ceux qui étaient dans ce châ- K teau, et les somme de se rendre. Aussitôt que l'émir eut « reconnu le comte de Saint-Gilles , il lui ouvrit la porte , « et se confia à la foi de ce vénérable guerrier. « ]\lais Godefroy avec les Français s'efforçait de venger « le sang chrétien répandu dans l'enceinte de Jérusalem , « et voulait punir les infidèles des outrages qu'ils avaient « fait souffrir aux pèlerins. Jamais dans aucun combat il ne « parut aussi temble, pas même lorsqu'il combattit le géant % « sur le pont d'Antioche ; Guicher et plusieurs milliers de « gueiTiers choisis fendaient les Sarrasins depuis la tête « jusqu'à la ceinture , ou les coupaient par le milieu du ' Sacra alturia. Ceci a l'air de ne pouvoir se dire que d'une cérémonie païenne; mais il y avait apparemment dans le camp des chrétiens des autels portatifs. ' C'était un Sarrasin d'une taille gigantesque , que Godefroy fendit en deux d'un seul coup d'épée.sur le pont d'Antioche. ! 04 ITINEBAIBE « corps. Nul de nos soldats ne se montrait timide, car per- *t sonne ne résistait \ Les ennemis ne cherchaient qu'à fuir, «' mais la fuite pour eux était impossible ; en se précipitant « en foule, ils s'embarrassaient les uns les autres. Le petit « nombre qui parvint à s'échapper s'enferma dans le tem- « pie de Salomon, et s'y défendit assez longtemps. Comme « le jour commençait à baisser , nos soldats envahirent le K temple; pleins de fureur, ils massacrèrent tous ceux qui « s'y trouvèrent. Le carnage fut tel , que les cadavres muti- « lés étaient entraînés par les flots de sang jusque dans le « parvis ; les mains et les bras coupés flottaient sur ce sang , « et allaient s'unir à des corps auxquels ils n'avaient point « appartenu. » En achevant de décrire les lieux célébrés par le Tasse, je me trouve heureux d'avoir pu rendre le premier à un poète immortel le même honneur que d'autres avant moi ont ren- du à Homère et à Virgile. Quiconque est sensible à la beauté, à l'art , à l'intérêt d'une composition poétique , à la richesse des détails , à la vérité des caractères , à la générosité des sentiments , doit faire de la Jérusalem délivrée sa lecture favorite. C'est surtout le poème des soldats : il respire la va- leur et la gloire; et, comme je l'ai dit dans les Martyrs ^ il semble écrit au milieu des camps sur un bouclier. Je passai environ cinq heures à examiner le théâtre des combats du Tasse. Ce théâtre n'occupe guère plus d'une demi-lieue de terrain , et le poète a si bien marqué les divers lieux de son action , qu'il ne faut qu'un coup d'œil pour les reconnaître. Comme nous rentrions dans la ville par la vallée de Josa- phat , nous rencontrâmes la cavalerie du pacha qui revenait de son expédition. On ne se peut figurer l'air de triomphe et de joie de cette troupe , victorieuse des moutons, des chèvres , des ânes et des chevaux de quelques pauvres Arabes du Jourdain. ' La réflexion est singulière, DE PABIS A JEBUSALEM. 105 C'est ici le lieu de parler du gouvernement de Jérusalem. Il y a d'abord : l°Un mosalam ou sangiachey , commandant pour le mi- litaire ; 2° Un moula-cady ou ministre de la police; 3° Un moufty i chef des santons et des gens de loi; (Quand ce mouft}'est un fanatique, ou un méchant homme, comme celui qui se trouvait à Jérusalem de mon temps , c'est de toutes les autorités la plus t^Tannique pour les chrétiens.) 4° Un mouteleny ou douanier de la mosquée de Salomon ; 5"* Un sousbachi ou prévôt de la ville. Ces tjTans subalternes relèvent tous, à Texception du mouft\' , d'un premier tyran ; et ce premier tyran est le pacha de Damas. Jérusalem est attachée , on ne sait pourquoi , au pachalic de Damas ; si ce n'est à cause du système destructeur que les Turcs suivent naturellement et comme par instinct. Sé- parée de Damas par des montagnes , plus encore par les Ara- bes qui infestent les déserts , Jérusalem ne peut pas porter toujours ses plaintes au pacha lorsque des gouverneurs l'op- priment. Il serait plus simple qu'elle dépendît du pachalic d'Acre, qui se trouve dans le voisinage ; les Francs et les Pères latins se mettraient sous la protection des consuls qui résident dans les ports de S}Tie; les Grecs et les Turcs pourraient faire entendre leur voix. Mais c'est préci- sément ce qu'on cherche à éviter ; on veut un esclavage muet, et non pas d'insolents opprimés qui oseraient dire qu'on les écrase. Jérusalem est donc livrée à un gouverneur presque indé- pendant : il peut faire impunément le mal qu'il lui plaît, sauf à en compter ensuite avec le pacha. On sait que tout supérieur en Turquie a le droit de déléguer ses pouvoirs à un inférieur ; et ses pouvoirs s'étendent toujours sur la pro- priété et la vie. Pour quelques bourses, un janissaire de- vient un petit aga ; et cet aga , selon son bon plaisir , peut vous tuer ou vous permettre de racheter votre tête. Les bour- 106 ' ITINÉRAIBE reaux se nmltiplieiit ainsi dans tous les villages de la Judée. La seule chose qu'on entende dans ce pays , la seule justice dont il soit question, c'est : Il payera dix, vingt, trente bourses; on lui donnera cinq cents coups de bâton; on lui coupera la tête. Un acte d'injustice force à une injustice plus grande. Si Ton dépouille un paysan, on se met dans la néces- sité de dépouiller son voisin ; car, pour échapper à Thypocrite intégrité du pacha, il faut avoir, par un second crime, de quoi payer l'impunité du premier. On croit peut-être que le pacha , en parcourant son gou- vernement , porte remède à ces maux , et venge les peuples : le pacha est lui-même le plus grand iléau des habitants de Jérusalem. On redoute son arrivée comme celle d'un chef ennemi : on ferme les boutiques; on se cache dans des. sou- terrains ; on feint d'être mourant sur sa natte , ou l'on fuit dans la montagne. Je puis attester la vérité de ces faits , puisque je me suis trouvé à Jérusalem au moment de l'arrivée du pacha. Abdal- lah est d'une avarice sordide , comme presque tous les mu- sulmans : en sa qualité de chef de la caravane de la Mecque, et sous prétexte d'avoir de l'argent pour mieux protéger les pèlerins , il se croit en droit de. multiplier les exactions. Il n'y a point de moyens qu'il n'invente. Un de ceux qu'il em- ploie le plus souvent, c'est de fixer un maximum fort bas pour les comestibles. Le peuple crie à la merveille, mais les marchands ferment leurs boutiques. La disette commence; le pacha fait traiter secrètement avec les marchands ; il leur donne , pour un certain nombre de bourses , la permission de vendre au taux qu'ils voudront. Les marchands cherchent à retrouver l'argent qu'ils ont donné au pacha : ils portent les denrées à un prix extraordinaire ; et le peuple , mourant de faim une seconde fois, est obligé, pour vi\Te, de se dé- pouiller de son dernier vêtement. J'ai vu ce même Abdallah commettre une vexation plus ingénieuse encore. J'ai dit qu'il avait envoyé sa cavalerie pil- ler des Arabes cultivateurs , de l'autre côté du Jourdain. Ces DE PABIS A JERUSALEM. !07 bonnes gens , qui avaient payé le miri , et qui ne se croyaient point eu guerre , furent surpris au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux. On leur vola deux mille deux cents chè- \Tes et moutons , quati'e- vingt-quatorze veaux , mille ânes et six juments de première race : les chameaux seuls échap- pèrent ' ; un sheik les appela de loin , et ils le suivirent : ces fidèles enfants du désert allèrent porter leur lait à leurs maîtres dans la montagne , comme s'ils avaient deviné que ces maîtres n'avaient plus d'autre nourriture. Un Européen ne pouiTait guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin. 11 mit à chaque animal un prix excédant deux fois sa valeur. 11 estima chaque chèvTe et chaque mouton à vingt piastres , chaque veau à quatre-vingts. On envoya les bétes ainsi taxées aux bouchers, aux différents particuliers de Jéru- salem , et aux chefs des villages voisins ; il fallait les prendre et les payer, sous peine de mort. J'avoue que si je n'avais pas va de mes yeux cette double iniquité, elle me paraîtrait tout à fait incroyable. Quant aux ânes et aux chevaux, ils demeurè- rent aux cavaliers ; car, parune singulière convention entre ces voleurs , les animaux à pied fourchu appartiennent au pacha dans les épaves, et toutes les autres bêtes sont le partage des soldats. Après avoir épuisé Jérusalem, le pacha se retire. Mais, afin de ne pas payer les gardes de la ville , et pour augmenter l'es- corte de la caravane de la Mecque , il emmène avec lui les soldats. Le gouverneur reste seul avec une douzaine de sbi- res , qui ne peuvent suffire à la police intérieure , encore moins à celle du pays. L'année qui précéda celle de mon voyage, il fut obligé de se cacher lui-même dans sa maison, pour échapper à des bandes de voleurs qui passaient par-des- sus les murs de Jérusalem , et qui furent au moment de pil- ler la ville. A peine le pacha a-t-il disparu , qu'un autre mal , suite de son oppression, conmience. Les villages dévastés se soulè- ' On en prit cependant viugt-six. 1-08 . ITIAKBAIBE vent ; ils s'attaquent les uns les autres, pour exercer des ven- geances héréditaires. Toutes les communications sont inter- rompues : l'agriculture périt ; le paysan va pendant la nuit ravager la vigne et couper l'olivier de son ennemi. Le pacha revient l'année suivante; il exige le même tribut dans un pays où la population est diminuée. Il faut qu'il redouble d'oppression, et qu'il extermine des peuplades entières. Peu à peu le désert s'étend ; on ne voit plus que de loin à loin des masures en ruine, et à la porte de ces masures des cimetiè- res toujours croissants : chaque année voit périr une cabane et une famille ; et bientôt il ne reste que le cimetière pour in- diquer le Ueu où le village s'élevait. Rentré au couvent à dix heures du matin , j'achevai de visiter la bibliothèque. Outre le registre des lirmans dont j'ai parlé , je trouvai un manuscrit autographe du savant Quaresmius. Ce manuscrit latin a pour objet, comme les ouvrages imprimés du même auteur, des recherches sur la terre sainte. Quelques autres cartons contenaient des pa- piers turcs et arabes , relatifs aux affaires du couvent , des lettres de la congrégation, des mélanges, etc.; je vis aussi des traités des Pères de l'Église , plusieurs pèlerinages à Jé- rusalem, Touvrage de Pabbé IMariti, et l'excellent Voyage de M. de Volney. Le père Clément Pérès avait cru découvrir de légères inexactitudes dans ce dernier voyage; il les avait marquées sur des feuilles volantes , et il me fit présent de ces notes. J'avais tout vu à Jérusalem , je connaissais désormais l'in- térieur et l'extérieur de cette ville, et même beaucoup mieux que je ne connais le dedans et les dehors de Paris. Je com- mençai donc à songer à mon départ. Les Pères de terre sainte voulurent me faire un honneur que je n'avais ni de- mandé ni mérité. En considération des faibles services que , selon eux , j'avais rendus à la religion , ils nie prièrent d'ac- cepter Tordre du Saint-Sépulcre. Cet ordre , très-ancien dans la chrétienté, sans même en faire remonter l'origine à sainte Hélène, était autrefois assez répandu en Europe. On ne le DE PABIS A JERUSALEM. 109 retrouve plus guère aujourd'luii qu'en Pologne et en Es- pagne : le gardien du Saint-Sepulcre a seul le droit de le conférer. ^'ous sortîmes à une heure du couvent , et nous nous ren- dîmes à l'église du Saint-Sépulcre, ^'ous entrâmes dans la chapelle qui appartient aux Pères latins : on en ferma soi- gneusement les portes, de peur que les Turcs n'aperçussent les armes, ce qui coûterait la vie aux religieux. Le gardien se revêtit de ses habits pontificaux ; on alluma les lampes et les cierges ; tous les frères présents formèrent un cercle autour de moi , les bras croisés sur la poitrine. Tandis qu'ils chan- taient à voix basse le f'eni Creator, le gardien monta à l'autel, et je me mis à genoux à ses pieds. On tira du trésor du Saint- Sépulcre les éperons et l'épée de Godefroy de Bouillon : deux religieux debout, à mes cotés , tenaient les dépouilles véné- rables. L'officiant récita les prières accoutumées , et me fit les questions d'usage. Ensuite il me chaussa les éperons, me frappa trois fois l'épaule avec l'épée, en me donnant l'acco- lade. Les religieux entonnèrent le Te Deum, tandis que le gardien prononçait cette oraison sur ma tète : « Seigneur, Dieu tout-puissant, répands ta grâce et tes « bénédictions sur ce tien serviteur, etc. » Tout cela n'est que le souvenir de mœurs qui n'existent plus. Mais que Ton songe que j'étais à Jérusalem, dans l'é- glise du Calvaire , à douze pas du tombeau de Jésus-Christ , à trente du tombeau de Godefroy de Bouillon ; que je venais de chausser l'éperon du libérateur du Saint-Sépulcre , de toucher cette longue et large épée de fer qu'avait maniée une main si noble et si lovale; que l'on se rappelle ces circons- tances , ma vie aventureuse , mes courses sur la terre et sur la mer , et l'on crou-a sans peine que je devais être ému. Cette cérémonie , au reste , ne pouvait être tout à fait vame : j'é- tais Français ; Godefroy de Bouillon était Français : ses vieil- les armes, en me touchant, m'avaient communiqué un nou- vel amour pour la gloire et l'honneur de ma patrie. Je n'é- m>ÉB. — T. 11. \o 110 ITINÉRAIRE tais pas sans doute satis reproche; mais tout Français peut se dire sans peur. On me délivra mon brevet , revêtu de la signature du gar- dien et du sceau du couvent. Avec ce brillant' diplôme de chevalier , on me donna mon humble patente de pèlerin. Je les conserve , comme un monument de mon passage dans la terre du vieux voyageur Jacob. IMaintenant que je vais quitter la Palestine , il faut que le lecteur se transporte avec moi hors des murailles de Jérusa- lem , pour jeter un dernier regard sur cette ville extraordi- naire. Arrêtons-nous d'abord à la grotte de Jérémie , près des sépulcres des rois. Cette grotte est assez vaste, et la voûte en est soutenue par un pilier de pierre. C'est là , dit-on , que le prophète fit entendre ses Lamentations ; elles ont l'air d'a- voir été composées à la vue de la moderne Jérusalem , tant elles peignent naturellement l'état de cette ville désolée. « Comment cette ville , si pleine de peuple , est-elle main- « tenant si solitaire et si désolée ? La maîtresse des nations « est devenue comme veuve : la reine des provinces a été as- '< sujettie au tribut. « Les rues de Sion pleurent , parce qu'il n'y a plus per- « sonne qui vienne à ses solennités : toutes ses portes sont « détruites; ses prêtres ne font que gémir; ses vierges sont « toutes défigurées de douleur , et elle est plongée dans l'a- « mertume. « O vous tous qui passez par le chemin , considérez et « voyez s'il y a une douleur comme la mienne î « Le Seigneur a résolu d'abattre la muraille de la fille de '« Sion : il a tendu son cordeau , et il n'a point retiré sa « main que tout ne fût renversé : le boulevard est tombé « d'une manière déplorable, et le mur a été détruit de « même. « Ses portes sont enfoncées dans la terre; il en a rompih «t et brisé les barres ; il a banni son roi et ses princes parmi DE PABIS A JERUSALEM. 111 « les nations : il n'y a plus de loi; et ses prophètes nont « point reçu de visions prophétiques du Seigneur. « Mes yeux se sont affaihlis à force de verser des larmes , « le trouble a saisi mes entrailles : mon cœur s'est répandu « en terre en voyant la ruine de la fille de mon peuple , en a voyant les petits enfants et ceux qui étaient encore à la ma- « melle tomber morts dans la place de la ville. « A qui vous comparerai-je, ô fille de Jérusalem.^ A qui « dirai-je que vous ressemblez ? « Tous ceux qui passaient par le chemin ont frappé des « mains en vous voyant; ils ont sifflé la fille de Jérusalem « en branlant la tête, et en disant : Est-ce là cette ville d'une a beauté si parfaite , qui était la joie de toute la terre .^ « Vue de la montagne des Oliviers , de l'autre côté de la val- lée de Josaphat , Jérusalem présente un plan incliné , sur un sol qui descend du couchant au levant. Une muraille cré- nelée , fortifiée par des tours et par un château gothique , enferme la ville dans son entier , laissant toutefois au dehors une partie de la montagne de Sion , qu'elle embrassait au- trefois. Dans la région du couchant et au centre de la ville , vers le Calvaire , les maisons se serrent d'assez près ; mais au le- vant , le long de la vallée de Cédron , on aperçoit des espa- ces vides , entre autres l'enceinte qui règne autour de la mos- quée bâtie sur les débris du temple , et le terrain presque abandonné où s'élevaient le château Antonia et le second pa- lais d'Hérode. Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées, fort basses , sans cheminées et sans fenêtres ; elles se termi- nent en terrasses aplaties ou en dômes, et elles ressemblent a des prisons ou à des sépulcres. Tout serait à l'œil d'un ni- veau égal, si les clochers des églises, les minarets des mos- quées , les cimes de quelques cyprès , et les buissons de no- pals , ne rompaient l'uniformité du plan. A la ^'ue de ces mai- sons de pierre , renfermées dans un paysage de pierres , on 112 ITfNEBÂIBE se demande si ce ne sont pas là les monuments confus d'un cimetière au milieu d'un désert. Entrez dans la ville , rien ne vous consolera de la tristesse extérieure : vous vous égarez dans de petites rues non pavées, qui montent et descendent sur un sol inégal , et vous mar- chez dans des flots de poussière , ou parmi des cailloux rou- lants. Des toiles jetées d'une maison à l'autre augmentent l'obscurité de ce labyrinthe ; des bazars voûtés et infects achè- vent d'ôter la lumière à la ville désolée; quelques chétives boutiques n'étalent aux yeux que la misère ; et souvent ces boutiques mêmes sont fermées , dans la crainte du passage d'un cadi. Personne dans les rues , personne aux portes de la ville ; quelquefois seulement un paysan se glisse dans l'om- bre , cachant sous ses habits les fi'uits de son labeur , dans la crainte d'être dépouillé par le soldat; dans un coin à l'écart, le boucher arabe égorge quelque bête suspendue par les pieds à un mur en ruine : à l'air hagard et féroce de cet homme , à ses bras ensanglantés , vous croiriez qu'il vient plutôt de tuer son semblable que d'immoler un agneau. Pour tout bruit , dans la cité déicide , on entend par intervalles le ga- lop de la cavale du désert : c'est le janissaire qui apporte la tête du Bédouin , ou qui va piller le Fellah. Au milieu de cette désolation extraordinaire , il faut s'ar- rêter un moment pour contempler des choses plus extraor- dinaires encore. Parmi les ruines de Jérusalem , deux espè- ces de peuples indépendants trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d'horreurs et de misères. Là vivent des reli- gieux chrétiens que rien ne peut forcer à abandonner le tom- beau de Jésus-Christ , ni spoliations , ni mauvais traitements, ni menaces de la mort. Leurs cantiques retentissent nuit et jour autour du Saint-Sépulcre. Dépouillés le matin par un gouverneur turc, le soir les retrouve au pied du Calvaire, priant au lieu où Jésus-Christ souffrit pour le salut deshom- mBs. Leur front est serein , leur bouche est riante. Ils reçoi- vent l'étranger avec joie. Sans forces et sans soldats , ils pro- DE PARIS A JERUSALEM. 1 I 3 tégent des villages entiers contre Tiniquité. Pressés par le bâ- ton et par le sabre , les femmes, les enfants, les troupeaux, se réfugient dans les cloîtres de ces solitaires. Qui empêche le méchant armé de poursuivre sa proie , et de renverser d'aussi faibles remparts ? la charité des moines ; ils se privent des dernières ressources de la vie pour racheter leurs suppliants. Turcs , Arabes , Grecs , chrétiens , schismatiques , tous se jettent sous la protection de quelques pauvres religieux , qui ne peuvent se défendre eux-mêmes. C'est ici qu'il faut re- connaître, avec Bossuet , « que des mains levées vers le ciel « enfoncent plus de bataillons que des mains armées de ja- « velots. » Tandis que la nouvelle .Térusalem sort ainsi du (léser /, brillante de clarté , jetez les yeux entre la montagne de Sion et le temple ; voyez cet autre petit peuple qui vit séparé du reste des habitants de la cité. Objet particulier de tous les mépris , il baisse la tête sans se plaindre ; il souffre toutes les avanies sans demander justice; il se laisse accabler de coups sans soupirer : on lui demande sa tête , il la présente au cime- terre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à mourir , son compagnon ira , pendant la nuit, l'enterrer fur- tivement dans la vallée de Josaphat, à Tombre du temple de Salomon. Pénétrez dans la demeure de ce peuple , vous le trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui, à leur" tour, le feront lire à leurs enfants. Ce qu'il faisait il y a cinq mille ans, ce peu- ple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jéru- salem , et rien ne peut l'empêcher de tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, se- lon la parole de Dieu, on est surpris , sans doute ; mais, pour être frappé d'un étonnement surnaturel , il faut les re- trouver à Jérusalem ; il faut voir ces légitimes maîtres delà Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays : il faut les voir attendant , sous toutes les oppressions , un roi qui doit les délivrer. Écrasés par la Croix qui les condamne , et qui est plantée sur leurs têtes ; cachés près du temple , dont il 10. 114 ITINERAIRE ne reste pas pierre sur pierre , ils demeurent dans leur dé- plorable aveuglement. Les Perses, les Grecs , les Romains, ont disparu de la terre ; et un petit peuple , dont l'origine pré- céda celle de ces grands peuples , existe encore sans mélange dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose , parmi les nations , porte le caractère du miracle , nous pensons que ce caractère est ici. Et qu'y a-t-il de plus merveilleux , même aux yeux du philosophe , que cette rencontre de l'antique et de la nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire : la première s'affligeant à l'aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité; la seconde se consolant auprès du seul tombeau qui n'aura rien à rendre à la fin des siècles ! Je remerciai les Pères de leur hospitahté; je leur souhaitai bien sincèrement un bonheur qu'ils n'attendent guère ici-bas : prêta les quitter, j'éprouvais une véritable tristesse. Je ne connais point de martyre comparable à celui de ces infortu- nés religieux; l'état où ils vivent ressemble à celui où l'on était, en France, sous le règne de la Terreur. J'allais rentrer dans ma patrie, embrasser mes parents, revoir mes amis, retrouver les douceurs de la vie; et ces Pères, qui avaient aussi des parents, des amis, une patrie, demeuraient exilés dans cette terre d'esclavage. Tous n'ont pas la force d'âme qui rend insensible aux chagrins ; j'ai entendu des regrets qui m'ont fait connaître l'étendue du sacrifice. Jésus-Christ à ces mêmes bords n' a-t-il pcfs trouvé lecaUce amer.^ Et pourtant il Ta bu jusqu'à la lie. Le 12 octobre, je montai à cheval avec Ali-Aga, Jean, Ju- lien, et le drogman IMichel. Nous sortîmes de la ville au cou- cher du soleil, par la pone des Pèlerins. INous traversâmes le camp du pacha. Je m'arrêtai avant de descendre dans la val- lée de Térébinthe, pour regarder encore Jérusalem. Je dis- tinguai par-dessus les murs le dôme de l'église du Saint-Sé- pulcre. Il ne sera plus salué par le pèlerin, car il n'existe plus, et le tombeau de Jésus-Christ est maintenant exposé aux in- jures de Fair. Autrefois la chrétienté entière serait accourue pour réparer le sacré monument; aujourd'hui personne n'y DE PABIS A JÉBDSALEM. 115 pense, et la moindre aumône employée à cette œu^Te méri- toire paraîtrait une ridicule superstition. Après avoir contem- plé pendant quelque temps Jérusalem, je m'enfonçai dans les montagnes. 11 était six heures vingt-neuf minutes lorsque je perdis de vue la cité sainte : le navigateur marque ainsi le moment où disparaît à ses yeux une terre lointaine qu'il ne reverra jamais. >"ous trouvâmes au fond de la vallée de Térébinthe les chefs des Arabes de Jérémie, Abou-Gosh et Giaber : ils nous at- tendaient. >'ous arrivâmes à Jérémie vers minuit : il fallut manger un agneau qu' Abou-Gosh nous avait fait préparer. Je voulus lui donner quelque argent ; il le refusa, et me pria seulement de lui envoyer deux covffes de riz de Damiette quand je serais en Egypte : je le lui promis de grand cœur, et pourtant je ne me souvins de ma promesse qu'à l'instant même où je m'embarquais pom' Tunis. Aussitôt que nos com- munications avec le Levant seront rétablies, Abou-Gosh re- ce^Ta certainement son riz de Damiette; il verra qu'un Fran- çais peut manquer de mémoire, mais jamais de parole. J'espère que les petits Bédouins de Jérémie monteront la garde autour de mon présent, et qu'ils diront encore : « En « avant ! marche ! « J'arrivai à Jaffa le 13. à midi. SIXIEME PAPxTIE. VOYAGE D'EGYPTE. Je me trouvai fort embarrassé à mon retour à Jaffa : il n'y avait pas un seul vaisseau dans le port. Je flottais entre le des- sein d'aller m'embarquer à Saint-Jean d'Acre , et celui de me rendre en Ég}-pte parterre. J'aurais beaucoup mieux ainîé exécuter ce dernier projet, mais il était impraticable. Gnq 116 ITINERAIRE partis armés se disputaient alors les bords du Nil : Ibraïm- Bey dans la haute Egypte, deux autres petits beys indépen dants, le pacha de la Porte au Caire, une troupe d'Albanais révoltés, El-Fy-Bey dans la basse Egypte. Ces différents partis infestaient les chemins ; et les Arabes, profitant delà confu- sion, achevaient de fermer tous les passages. La Providence vint à mon secours. Le surlendemain de mon arrivée à Jaffa, comme je me préparais à partir pour Saint- Jean d'Acre, on vit entrer dans le port une saïque. Cette saï- que de l'échelle de Tripoli de Syrie était sur son lest, et s'en- quérait d'un chargement. Les Pères envoyèrent chercher le capitaine : il consentit à me porter à Alexandrie , et nous eûmes bientôt conclu notre traité. J'ai conservé ce petit traité, écrit en arabe. M. Langlès, si connu par son érudition dans les langues orientales, l'a jugé digne d'être mis sous les yeux des savants, à cause de plusieurs singularités. Il a eu la com- plaisance de le traduire lui-même, et j'ai fait graver l'ori- ginal : LUI (Dieu.) '• Le but de cet écrit et le motif qui l'a fait tracer est que, le jour et « la date désignés ci-après ' , nous soussignés avons loué notre bàti- « nient au porteur de ce traité , le signor Francesko ( François ) , pour « aller de l'échelle d'Yâfâ à Alexandrie , à condition qu'il n'entrera f( dans aucun autre port, et qu'il ira droit à Alexandrie, à moins qu'il " ne soit forcé par le mauvais temps de surgir dans quelque échelle. « Le nolis de ce bâtiment est de quatre cent quatre-vingts cjhrouch « (piastres) au lion, lesquels valent chacun quarante pârah '. Il est ' Le jour et la date, c'est-à-dire Tannée, yeoùm, oui, tûrihh, ont été o\ibliés. Outre cette omission, nous avons remarqué plusieurs fautes d'orthographe assez graves, dont on trouvera la rectification au bas du fac-siniile de l'original arabe. ( IS'ote de M. Langlès. ) ^ Quoiciu'on ait employé ici le mot anhe fadhd ha h, qui signifie pro- prement de l'argent, ce mot désigne ici la très-petite pièce de moiniaie con- nue en Egypte sous le nom de pârah ou meydyn , évaluée à 8 deniers | dans ['Annuaire de la république française ,^uh\\é au Caive en l'an ix. Suivant le même ouvrage , page 60, la piastre turque, le ghrouchde 40 pârah, vaut I hv. 8 sous 6 deniers f. { ISoic de M. Langlès. ) DE PARIS A JERUSALEM. It7 K aussi convenu entre eux que le nolis susdit ne sera acquitté que. « lorsqu'ils seront entrés à Alexandrie. Arrêté et convenu entre eux , « et cela devant les témoins soussignés. Témoins : " Le seid ( le sieur ) Mousthafa êl Bâbâ ; le seid Hhocéin Chetmâ « Le reis ( patron ) Hhannâ Demitry ( Jean Démétrius ) , de Tripoli « de Syrie, affirme la vérité du contenu de cet écrit. « Le reis ( patron ) Hliannà a touché, sur le montant du nolis ci- a dessus énoncé, la somme de cent quatre-vingts ghrouch au lion ; « le reste , c'est-à-dire les trois cents autres ghrouch , lui seront payés « à Alexandrie; et comme ils servent d'assurance pour le susdit bâ- « timent depuis Yàfà jusqu'à Alexandrie, ils restent dans la bourse du « signor Francesko , pour cette seule raison. Il est convenu , en outre , « que le patron leur fournira, à un jus:e prix, de l'eau , du feu pour « faire la cuisine , et du sel , ainsi que toutes les provisions dont ils ce pourraient manquer, et les vivres. » Ce ne fut pas sans un véritable regret que je quittai mes vénérables hôtesle 16 octobre. Un des Pères me donna des lettres de recommandation pour TEspagne ; car mon projet était, après avoir vu Carthage, de finir mes courses par les ruines de l'Alhambra. Ainsi ces religieux, qui restaient ex- posés à tous les outrages, songeaient encore à m'ètre utiles au delà des mers et dans leur propre patrie. Avant de quitter Jaffa, j'écrivis à M. Pillavoine, consul de France à Saint-Jean d'Acre, la lettre suivante : t Jaffa, ce 16 octobre <806. M Monsieur , « J'ai l'honneur de vous envoyer la lettre de recommandation que « M. l'ambassadeur de France à Constantinople m'avait remise pour « vous. La saison étant déjà très-avancée , et mes affaires me rappe* «'. lant dans notr? commune patrie, je me vois forcé de partir pour « Alexandrie. Je perds à regret l'occasion de faire votre connaissance, e J'ai visité Jérusalem ; j'ai été témoin des vexations que le pacha de . « Damas fait éprouver aux religieux de terre sainte. Je leur ai con- « seillé, comme vous, la résistance. Malheureusement ils ont connu et trop tard tout l'intérêt que l'empereur prend à leur sort. Ils ont « donc encore cédé en partie aux demandes d'Abdallah : il faut espé- « rer qu'ils auront plus de fermeté l'année prochaine. D'ailleurs, jj 118 ITINERAIRE 'ous partîmes le soir d'Alexandrie, et nous arrivâmes dans la nuit au Bogâz de Rosette. Kous traversâmes la barre sans accident. Au lever du jour nous nous trouvâmes à l'entrée du fleuve : nous abordâmes le cap, à notre droite. Le Ml était dans toute sa beauté; il coulait à plein bord, sans cou- vrir ses rives; il laissait vou-, le long de son cours, des plaines verdoyantes de riz , plantées de palmiers isolés qui représen- taient des colonnes et des portiques. Isous nous rembarquâ- mes, et nous touchâmies bientôt à Pvosette : ce fut alors que j'eus une première vue de ce magnifique Delta, où il ne man- que qu'un gouvernement libre et un peuple heureux. Mais il n'est point de beau pays sans l'indépendance ; le ciel le plus serein est odieux, si l'on est enchaîné sur la terre. Je ne trou- 124 ITINERAIRE vais dignes de ces plaines magnifiques que les souvenirs de la gloire de ma patrie : je voyais les restes des monuments ' d'une civilisation nouvelle, apportée par le génie de la France sur les bords du Nil ; je songeais en même temps que les lances de nos chevaliers et les baïonnettes de nos soldats avaient renvoyé deux fois la lumière d'un si brillant soleil; avec cette différence que les chevaliers, malheureux à la journée de IMas- soure, furent vengés par les soldats à la bataille des Pyrami- des. Au reste, quoique je fusse charmé de rencontrer une grande rivière et une fraîche verdure, je ne fus pas très- étonné , car c'étaient absolument là mes fleuves de la Loui- siane et mes savanes américaines : j'aurais désiré retrouver aussi les forêts où je plaçai les premières illusions de ma vie. jM. de Saint-Marcel , consul de France à Rosette , nous re- çut avec une grande politesse : M. Gaffe, négociant français, et le plus obligeant des hommes, voulut nous accompagner jusqu'au Caire. Nous fîmes notre marché avec le patron d'une grande barque; il nous donna la chambre d'honneur; et, pour plus de sûreté, nous nous associâmes un. chef albanais. M. de Choiseul a parfaitement représenté ces soldats d'A- lexandre : « « Ces fiers Albanais seraient encore des héros , s'ils avaient « un Scanderberg à leur tête ; mais ils ne sont plus que des « brigands dont l'extérieur annonce la férocité. Us sont tous « grands, lestes et nerveux; leur vêtement consiste en des « culottes fort amples, un petit jupon, un gilet garni de « plaques, de chaînes, et de plusieurs rangs de grosses olives « d'argent; ils portent des brodequins attachés avec des « courroies qui montent quelquefois jusqu'aux genoux , pour « tenir sur les mollets des plaques qui en prennent la forme , « et les préservent du frottement du cheval. Leurs manteaux, « galonnés et tailladés de plusieurs couleurs , achèvent de « rendre cet habillement très-pittoresque; ils n'ont d'autre • On TOit encore en Egypte plusieurs fabriques élevées par les Français. DE PARIS A JEBUSALEM. 125 " coiffure qu'une calotte de drap rouge , encore la quittent-ils « en courant au combat ' . » Les deux jours que nous passâmes à P\.osette furent em- ployés à visiter cette jolie ville arabe, ses jardins, et sa forêt de palmiers. Savar}' a un peu exagéré les agréments de ce lieu ; cependant il n'a pas menti autant qu'on l'a voulu faire croire. Le pathos de ses descriptions a nui à son autorité comme voyageur; mais c'est justice de dire que la vérité manque plus à son stvie qu'à son récit. Le 26 , à midi , nous entrâmes dans notre barque , où il y avait un grand nombre de passagers turcs et arabes. >'ous courûmes au large , et nous commençâmes à remonter le JNil. Sur notre gauche , un marais verdoyant s'étendait à perte de vue ; à notre droite , une lisière cultivée bordait le fleuve , et par delà cette lisière on voyait le sable du désert. Des pal- miers clair-semés indiquaient çà et là des villages , comme les arbres plantés autour des cabanes dans les plaines de la Flandre. Les maisons de ces villages sont faites de terre , et élevées sur des monticules artificiels : précaution inutile , puisque souvent , dans ces maisons , il n'y a personne à sau- ver de l'inondation du Ml. Une partie du Delta est en friche ; des milliers de fellahs ont été massacrés par les Albanais ; le reste a passé dans la haute Ég}*pte. Contrariés par le vent et par la rapidité du courant , nous employâmes sept mortelles journées à remonter de Rosette au Caire. Tantôt nos matelots nous tiraient à la cordelle, tantôt nous marchions à l'aide d'une brise du nord, qui ne souf- flait qu'un moment. ]N'ous nous arrêtions souvent pour prendre à bord des Albanais : il nous en arriva quatre dès le second jour de notre na\igation, qui s'emparèrent de notre chambre : il fallut supporter leur brutalité et leur insolence. Au moin- dre bruit, ils montaient sur le pont, prenaient leurs fusils, et, comme des insensés, avaient l'air de vouloir fau-e la guerre à des ennemis absents. Je les ai vus coucher en joue ' f'oyage de la Grèce. Le fond du vêtement des Albanais est blanc, et les galons sont rouges. H. 126 ITINERAIBE des enfants qui couraient sur la rive en demandant l'au- mône : ces petits infortunés s'allaient cacher derrière les rui- nes de leurs cabanes, comme accoutumés à ces terribles jeux. Pendant ce temps-là nos marchands turcs descendaient à terre , s'asseyaient tranquillement sur leurs talons , tour- naient le visage vers la Mecque, et faisaient, au milieu des champs , des espèces de culbutes religieuses. Nos Albanais, moitié musulmans , moitié chrétiens , criaient : « Mahomet ! et Vierge Marie! « tiraient un chapelet de leur poche, pro- nonçaient en français des mots obscènes , avalaient de gran- des cruches de vin , lâchaient des coups de fusil en l'air, et marchaient sur le ventre des chrétiens et des musulmans. Est-il donc possible que les lois puissent mettre autant de différence entre des hommes ! Quoi ! ces hordes de brigands albanais, ces stupides musulmans, ces fellahs si cruellement opprimés , habitent les mêmes lieux oi^i vécut un peuple si industrieux , si paisible , si sage ; un peuple dont Hérodote et surtout Diodore se sont plu à nous peindre les coutumes et les mœurs ! Y a-t-il , dans aucun poëme , un plus beau tableau que celui-ci : a Dans les premiers temps, les rois ne se conduisaient point « en Egypte comme chez les autres peuples , oii ils font tout « ce qu'ils veulent , sans être obligés de suivre aucune règle « ni de prendre aucun conseil : tout leur était prescrit par ^us abordâmes à Boulacq , et nous louâmes des chevaux et des ânes pour le Caire. Cette ville , que dominent l'ancien château de Babvlone et le mont Aloqattam , présente un as- pect assez pittoresque , à cause de la multitude des palmiers, des sycomores et des minarets qui s'élèvent de son enceinte.' Nous y enti'âmes par des voiries et par un faubourg détruit, au milieu des vautours qui dévoraient leur proie. >'ous des- cendîmes à la contrée des Francs , espèce de cul-de-sac dont on ferme l'entrée tous les soirs , comme les cloîtres extérieurs d'un couvent. Xous fumes reçus par M. ... », à qui M. Dro- vetti avait confié le soin des affaires des Français au Caire. 11 nous prit sous sa protection , et envoya préveiiir le pacha de notre arrivée : il fit en même temps "avertir les cinq mame- lucks français, afin qu'ils nous accompagnassent dans nos courses. Ces mamelucks étaient attachés an service du pacha. Les grandes armées laissent toujours après elles quelques traî- neurs : la nôtre perdit ainsi deux ou trois cents soldats, qui restèrent éparpillés en Ég>-pte. Ils prirent parti sous différents beys , et furent bientôt renom.més par leur bravoure. Tout le monde convenait que si ces déserteurs , au lieu de se divi- ser entre eux, s'étaient réunis, et avaient nommé un bev fran- çais , ils se seraient rendus maîti'es du pays. Malheureusement ' Par la plus grande fatalité, le nom de mon hôte, au Caire, s"est effacé sur mon journal , et je crains de ne l'avoir pas retenu correctement, ce qui tait que je n'ose l'écrire. Je ne me pardonnerais pas un pareil malheur «i ma mémoire était infidèle aux services, à l'obligeance et à la politesse' de mon hôte , comme à son nom. 132 ITINERAIRE ils manquèrent de chef, et périrent presque tous à la solde des maîtres qu'ils avaient choisis. Lorsque j'étais au Caire, Mahamed-Ali-Pacha pleurait encore la mort d'un de ces bra- ves. Ce soldat, d'abord petit tambour dans un de nos régi- ments, était tombé entre les mains des Turcs par les chan- ces de la guerre : devenu homme , il se trouva enrôlé dans les troupes du pacha. Mahamed, qui ne le connaissait point encore , le voyant charger un gros d'ennemis , s'écria : « Quel est cet homme .^ Ce ne peut être qu'un Français; » et c'était en effet un Français. Depuis ce moment il devint le favori de son maître , et il n'était bruit que de sa valeur. Il fut tué peu de temps avant mon arrivée en Egypte , dans une affaire où les cinq autres mamelucks perdirent leurs chevaux. Ceux-ci étaient Gascons, Languedociens et Picards: leur clief s'avouait le fils d'un cordonnier de Toulouse. Le second en autorité après lui servait d'interprète à ses camarades. II savait assez bien le turc et l'arabe , et disait toujours en fran- çais, fêtions, f allions, je faisions. Un troisième , grand jeune homme maigre et pâle, avait vécu longtemps dans lu- désert avec les Bédouins , et il regrettait singulièrement cette vie. 11 me contait que, quand il se trouvait seul dans les sa- bles, sur un chameau, il lui prenait des transports de joie dont il n'était pas le maître. Le pacha faisait un tel cas de ces cinq mamelucks , qu'il les préférait au reste de ses spahis : eux seuls retraçaient et surpassaient l'intrépidité de ces ter- ribles cavaliers détruits par l'armée française à la journée des Pyramides. Nous sommes dans le siècle des merveilles; chaque Français semble être appelé aujourd'hui à jouer un rôle extraordinaire : cinq soldats , tirés des derniers rangs de notre armée, se trouvaient , en 1806, à peu près les maîtres au Caire. Rien n'était amusant et singulier comme de voir Abdallah de Toulouse prendre les cordons de son cafetan , en donner par le visage des Arabes et des Albanais qui l'im- portunaient , et nous ouvrir ainsi un large chemin dans les rues les plus populeuses. Au reste, ces rois par l'exil avaient adopté , à l'exemple d'Alexandre , les mœurs des peuples con- DE PARIS A JERUSALEM. 133 quis; ils portaient de longues robes de soie, de beaux tur- bans blancs , de superbes armes ; ils avaient un barem , des esclaves , des chevaux de première race ; toutes choses que leurs pères n'ont point en Gascogne et en Picardie. Mais , au milieu des nattes , des tapis , des divans que je vis dans leur maison , je remarquai une dépouille de la patrie : c'était un uniforme haché de coups de sabre , qui couvrait le pied d'un lit fait à la française. Abdallah réservait peut-être ces hono- rables lambeaux pour la fin du songe , comme le berger de- venu ministre : Le coffre étant ouvert , on y vit des lambeaux , L'habit d'un gardeur de troupeaux , Petit chapeau , jupon , panetière , houlette , Et , je pense , aussi sa musette. Le lendemain de notre arrivée au Caire ,1'"'^ novembre , nous montâmes au château , afin d'examiner le puits de Jo- seph , la mosquée, etc. Le fils du pacha habitait alors ce châ- teau. >"ous présentâmes nos hommages à Son Excellence, qui pouvait avoir quatorze ou quinze ans. >'ous la trouvâmes as- sise sur un tapis , dans un cabinet délabré , et entourée d'une douzaine de complaisants qui s'empressaient d'obéir à ses ca- prices. Je n'ai jamais vu un spectacle plus hideux. Le père de cet enfant était à peine maître du Caire . et ne possédait ni la haute ni la basse Égx'pte. C'était dans cet état de choses que douze misérables Sauvages nourrissaient des plus lâches flatteries un jeune barbare , enfermé pour sa siireté dans un donjon. Et voilà le maître que les Égyptiens attendaient après tant de malheurs ! On dégradait donc , dans un coin de ce château , Fâme d'un enfant qui devait conduire des hommes ; dans un autre coin , on frappait une monnaie du plus bas aloi. Et afin que les habitants du Caire reçussent sans murmurer l'or altéré et le chef corrompu qu'on leur préparait , les canons étaient pointés sur la ville. J'aimais mieux porter ma vue au dehors, et admirer, du haut 12 t34 ITINERAIRE du château, le vaste tableau que présentaient au loin le Nil, les campagnes, le désert, et les Pyramides. Nous avions l'air de toucher à ces dernières , quoique nous en fussions éloignés de quatre lieues. A l'œil nu , je voyais parfaitement les assi- ses des pierres, et la tête du spliinx qui sortait du sable ; avec une lunette je comptais les gradins des angles de la grande pyramide , et je distinguais les yeux , la bouche et les oreilles du sphinx , tant ces masses sont prodigieuses ! jNIemphis avait existé dans les plaines qui s'étendent de l'autre côté du Nil jusqu'au désert où s'élèvent les PjTapiides. « Ces plaines heureuses , qu'on dit être le séjour des justes « morts , ne sont , à la lettre , que les belles campagnes qui sont « aux environs du lac Achéruse , auprès de jNIemphis , et qui « sont partagées par des champs et des étangs couverts de blé « ou de lotos. Ce n'est pas sans fondement qu'on a dit que les « morts habitent là; car c'est là qu'on termine les funérailles « delà plupart des Égyptiens, lorsque, après avoir faittraver- « ser le Nil et le lac d'Achéruse à leurs corps, on les dépose « enfin dans des tombes qui sont arrangées sous terre en cette « campagne. Les cérémonies qui se pratiquent encore aujour- « d'hui dans l'Egypte conviennent à tout ce que les Grecs « disent de l'enfer , comme à la barque qui transporte les « corps; à la pièce de monnaie qu'il faut donner au nocher, « nommé Charon en langue égyptienne ; au temple de la té- « nébreuse Hécate , placé à l'entrée de l'enfer ; aux portes du « Cocyte et du Léthé , posées sur des gonds d'airain ; à d'au- « très portes, qui sont celles de la Vérité et de la Justice, qui « est sans tête ' . « . Le 2, nous allâmes à Djizé et à l'île de Rhoda. Nous exami- nâmes le Nilomètre , au milieu des ruines de la maison de INIourad-Bey. Nous nous étions ainsi beaucoup rapprochés des Pyramides. A cette distance, elles paraissaient d'une hau- teur démesurée : comme on les apercevait à travers la verdure des rizières, le cours du fleuve, la cime des palmiers et des » Diod. , trad. de Terrasson. à Dt PARIS A JEBUSÀLEM. 13') sycomores, elles avaient l'air de fabriques colossales, bâties dans un magnifique jardin. La lumière du soleil , d'une dou- ceur admirable , colorait la chaîne aride du ;Moqattam , les sables libvques , l'horizon de Sacarah , et la plaine des tom- beaux. Un vent frais chassait de petits nuages blancs vers la ^"ubie , et ridait la vaste nappe des flots du Ml. L'Egypte m"a paru le plus beau pays de la terre : j"aime jusqu'aux déserts qui la bordent, et qui ouvrent à l'imagination les champs de l'immensité. iN'ous vîmes, en revenant de notre course, la mosquée abandonnée dont j'ai parlé au sujet de l'El-Sachra de Jéru- salem , et qui me paraît être l'original de la cathédrale de Cordoue. Je passai cinq autres jours au Caire, dans l'espoir de visiter les sépulcres des Pharaons; mais cela futinîpossible. Par une singulière fataUté , l'eau du Ml n'était pas encore assez retirée pour aller à cheval aux P\Tamides , ni assez haute pour s'en approcher en bateau. >"ous envoyâmes sonder les gués et exa- miner la campagne : tous les Arabes s'accordèrent à dire qu'il fallait attendre encore trois semaines ou un mois avant ae tenter le voyage. Un pareil délai m'aurait exposé à passer l'hiver en Egypte (car les vents de l'ouest allaient commen- cer ) ; or cela ne convenait ni à mes affaires ni à ma fortune. Je ne m'étais déjà que trop ai'rêté sur ma route, et je m'ex- posai à ne jamais revoir la France , pour avoir voulu remonter au Caire. 11 fallut donc me résoudre à ma destinée, re- tourner à Alexandrie , et me contenter d'aveu* vu de mes yeux les P\Tamides, sans les avoir touchées de mes mains. Je chargeai M. Caffe d'écrire mon nom sur ces grands tom- beaux, selon l'usage, à la première occasion : Ton doit rem- pUr tous les petits devoirs d'un pieux voyageur. !S'"aime-t-on pas à lire , sur les débris de la statue de Memnon , le nom des Romains qui l'ont entendue soupirer au lever de l'aurore ? Ces Romains furent , comme nous , étrangers dans la terre d'Egypte, et nous passerons comme eux. Au reste , je me serais très-bien arrangé du séjour du Caire ; 136 ITINERAIRE c'est la seule ville qui m'ait donné l'idée d'une ville orientale telle qu'on se la représente ordinairement : aussi figure-t-elle dans les Mille et une Nuits. Elle conserve encore beaucoup de traces du passage des Français : les femmes s'y montrent avec moins de réserve qu'autrefois ; on est absolument maître d'aller et d'entrer partout où l'on veut ; l'habit européen , loin d'être un objet d'insulte , est un titre de protection. Il y a un jardin assez joli , planté en palmiers avec des allées cir- culaires , qui sert de promenade publique : c'est l'ouvrage de nos soldats. Avant de quitter le Caire, je fis présent à Abdallah d'un fusil de chasse à deux coups , de la manufacture de Lepage. Il me promit d'en faire usage à la première occasion. Je me séparai de mon hôte et de mes aimables compagnons de voyage . Je me rendis à Boulacq , où je m'embarquai avec M. Gaffe pour Rosette. Nous étions les seuls passagers sur le bateau , et nous appareillâmes le 8 novembre, à sept heures du soir. Nous descendîmes avec le cours du fleuve : nous nous en- gageâmes dans le canal de Ménouf. Le 10 au matin , en sor- tant du canal et rentrant dans la grande branche de Rosette , nous aperçûmes le coté occidental du fleuve occupé par un camp d'Arabes. Le courant nous portait malgré nous de ce côté , et nous obligeait de serrer la rive. Une sentinelle cachée derrière un vieux mur cria à notre patron d'aborder. Celui-ci répondit qu'il était pressé de se rendre à sa destination, et que d'ailleurs il n'était point ennemi. Pendant ce colloque , nous étions ar- rivés à portée de pistolet du rivage , et le flot courait dans cette direction l'espace d'un mille. La sentinelle , voyant que nous poursuivions notre route , tira sur nous : cette première balle pensa tuer le pilote , qui riposta d'un coup d'escopette. Alors tout le camp accourut, borda la rive, et nous essuyâmes le feu delà ligne. Nous cheminions fort doucement, car nous avions le vent contraire : pour comble de guignon , nous échouâmes un moment. Nous étions sans armes ; on a vu que j'avais donné mon fusil à Abdallah. Je voulais faire descen- dre dans la chambre -M. Gaffe, que sa complaisance pour DE PARIS A JERUSALEM. 137 moi exposait à cette désagréable aventure ; mais , quoique père de famille et déjà sur l'âge, il s'obstina à rester sur le pont. Je remarquai la singulière prestesse d'un Arabe : il lâchait son coup de fusil , rechargeait son arme en courant, tirait de nouveau , et tout cela sans avoir perdu un pas sur la marche de la barque. Le courant nous porta enfin sur l'autre rive; mais il nous jeta dans un camp d'Albanais révoltés, plus dangereux pour nous que les Arabes , car ils avaient du ca- non , et un boulet nous pouvait couler bas. Kous aperçûmes du mouvement à terre ; heureusement la nuit survint. Nous n'allumâmes point de feu , et nous fîmes silence. La Provi- dence nous conduisit , sans autre accident , au milieu des partis ennemis, jusqu'à Rosette. IN'ous y arrivâmes le 11, à dix heures du matin. J'y passai deux jours avec M. Caffe et :\I. de Saint-Marcel, et je partis le 13 pour Alexandrie. Je saluai l'Egypte, en la quittant , par ces beaux vers : Mère antique des arts et des fables divines, Toi dont la gloire , assise au milieu des ruines , Étonne le génie et confond notre orgueil , tgypte vénérable, où , du fond du cercueil , Ta grandeur colossale insulte à nos chimères , ' C'est ton peuple qui sut , à ces barques légères , Dont rien ne dirigeait le cours audacieux , Chercher des guides sûrs dans la voiïte des cieux. Quand le fleuve sacré qui féconde tes rives T'apportait en tribut ses ondes fugitives , Et , sur rémail des prés égarant les poissons, Du h'mon de ses flots nourrissait tes moissons, Les hameaux, dispersés sur les hauteurs fertiles, D'un nouvel Océan semblaient former les îles; Les palmiers , ranimés par la fraîcheur des eaux , Sur l'onde salutaire abaissaient leurs rameaux; Par les feux du Cancer Syène poursuivie Dans ses sables brûlants sentait filtrer la vie; Et, des murs de Péluse aux lieux oii fut Memphis , 38 lTli\£IiAIliE iMille canots flottaient sur la terre d'isis. Le faible papyrus , par des tissus fragiles, Formait les llaucs étroits de ces barques agiles , Qui, des lieux séparés conservant les rapports, Réunissaient l'Egypte en parcourant ses bords. Mais lorsque dans les airs la Vierge triomphante Ramenait vers le Nil son onde décroissante, Quand les troupeaux bêlants et les épis dorés S'emparaient à leur tour des champs désaltérés , Alors d'autres vaisseaux à l'active industrie Ouvraient des aquilons l'orageuse patrie. Alors mille cités que décoraient les arts, L'immense pyramide , et cent palais épars , Du Nil enorgueilli couronnaient le rivage. Dans les sables d'Ammon le porphyre sauvage , tn colonne hardie élancé dans les airs , De sa pompe étrangère étonnait les déserts. O grandeur des mortels I ô temps impitoyable ! Les destins sont comblés : dans leur course immuable, Les siècles ont détruit cet éclat passager Que la superbe Egypte offrit à l'étranger '. J'arrivai le même jour , 13, à Alexandrie , à sept heures du soir. M. Drovetti m'avait nolisé un bâtiment autrichien pour Tunis. Ce bâtiment, du port de cent vingt tonneaux , était commandé par un Ilagusois ; le second capitaine s'appelait François Dinelli , jeune Vénitien très-expérimenté dans son art. Les préparatifs du voyage et les tempêtes nous retinrent ' La Navigation, par M. Esmékabd. Quand j'iiu| rimais ces vers, il n'y a pas encore un an, je ne pensais pas !|u'on dût appliquer sitôt à l'auteur ses propres paroles : O temps impitoyable ! Les deslUis soQt comblés! ( Note de la troisième édition, ) DE PAKIS A JERUSALEM. 139 au port pendant dix jours. J'employai ces dix jours à voir et à revoir Alexandrie. J'ai cité , dans une note des Martyrs , un long passage de Strabon , qui donne les détails les plus satisfaisants sur l'an- cienne Alexandrie ; la nouvelle n'est pas moins connue , grâce à M. de Volney : ce voyageur en a ti'acé le tableau le plus complet et le plus fidèle. J'invite les lecteurs à recourir à ce tableau ; il n'existe guère dans notre langue un meilleur mor- ceau de description. Quant aux monuments d'Alexandrie , Pococke , ]N'orden , Shaw , Thévenot , Paul Lucas , Tott , ;Me- bubr, Sonnini et cent autres, les ont examinés, comptés, mesurés. Je me contenterai donc de donner ici l'inscription de la colonne de Pompée. Je crois être le premier voyageur qui l'ait rapportée en France ' . Le monde savant la doit à quelques officiers anglais ; ils parvinrent à la relever en y appliquant du plâtre. Pococke en avait copié quelques lettres ; plusieurs autres voyageurs l'avaient aperçue : j'ai moi-même déchiffré distinc- tement à l'œil nu plusieurs traits , entre auti-es le commen- cement de ce mot A-.c/i... , qui est décisif. Les gravures du plâtre ont fourni ces quatre lignes : TO. QTATON AITOKPATOPA TON noAiorxox aaeza>'apel\i AlOK. H. lANOX TON. TON no. EnAPxoi AirrnTOï Il faut d'abord suppléer à la tête de l'inscription le mol iiPos. Après le premier point , x 10<^ ; après le second , a ; après le troisième , T ; au quatrième , aitoys ; au cinquième, enfin, il faut ajouter A AT.QN. On voit qu'il n'y a ici d'arbitraire que ' Je me trompais : M. Jaubert avait rapporté cette inscription en France avant moi. Le savant d'Ansse de Villoison l'a expliquée dans un article du Magasin encyclopédique, vin* année, t. v , p. 53. Cet article mérite d'ê- tre cité. Le docte helléniste propose une lecture un peu différente de la fiiieniie''12,. 140 iriNÉRAIRB le mot AITOYSTON, qui est d'ailleurs peu important. Ainsi on peut lire : npos TON 20*QTAT0N AÏTOKPATOPA TON nOAIOrXON AAESANAPEIAS AIOKAIÏTIANON TON AYrOTSTON nOAAIQN EHAPXOS AirrOTOT C'est-à-dire : « Au très-sage empereur , protecteur d'Alexandrie , Dio- « clétien Auguste; Pollion, préfet d'Egypte. » Ainsi, tous les doutes sur la colonne de Pompée sont éclair- cis '. INIais l'histoire garde-t-elle le silence sur ce sujet .î* Il me semble que , dans la vie d'un des Pères du désert, écrite en ^ec par un contemporain , on lit que , pendant un tremble- ment de terre qui eut lieu à Alexandrie , toutes les colonnes tombèrent , excepté celle de Dioclétien. M. Boissonade , à qui j'ai tant d'obligations, et dont j'ai mis la complaisance à de si grandes et de si .longues épreuves , propose de supprimer le nros de ma leçon , qui n'est là que pour gouverner des accusatifs , et dont la place n'est point marquée sur la base de la colonne. Il sous-entend alors, comme dans une foule d'inscriptions rapportées par Cband- 1er, AVheler, Spon, etc., £Tiu.r,aa , honoravit.M. Boissonade, qui est destiné à nous consoler de la perte ou de la vieillesse de tant de savants illustres , a évidemment raison. J'eus encore à Alexandrie une de ces petites jouissances d'amour-propre dont les auteurs sont si jaloux, et qui m'a- vait déjà rendu si fier à Sparte. Un riche Turc , voyageur et astronome, nommé Aly-Bey el Jbassy , aysint entendu pro- noncer mon nom , prétendit connaître mesou\Tages. J'allai lui faire une visite avec le consul. Aussitôt qu'il m'aperçut, ' Quant à l'inscription ; car la colonne est elle-même bien plus jncieunç que sa dédicace. DE PARIS A JÉRUSALEM. 14t il s'écria : Ahl mon cher Atala et ma chère René! Aly-Bev me parut digne , dans ce moment , de descendre du grand Saladin. Je suis même encore un peu persuadé que c'est le Turc le plus savant et le plus poli qui soit au monde, quoi- qu'il ne connaisse pas bien le genre des noms en français ; mais non ego paucis offendar înaculis'. Si j'avais été enchanté de FÉgvpte , Alexandrie me sembla le lieu le plus triste et le plus désolé de la terre. Du haut de la terrasse de la maison du consul , je n'apercevais qu'une mer nue qui se brisait sur des côtes basses encore plus nues , des ports presque vides, et le désert libyque s'entonçant à Tho- rizondu midi : ce désert semblait, pour ainsi dire, accroître et prolonger la surface jaune et aplanie des flots : on au- rait cru voir une seule mer, dont une moitié était agitée et bruyante, et dont l'autre moitié était immobile et silencieuse. Partout la nouvelle Alexandrie mêlant ses ruines aux ruines de l'ancienne cité ; un Arabe galopant sur un âne au milieu des débris ; quelques chiens maigres dévorant des carcasses de chameaux sur la grève; les pavillons des consuls euro- péens flottant au-dessus de leurs demeures, et déployant, au milieu des tombeaux , des couleurs ennemies : tel était le spectacle. Quelquefois je montais à cheval avec ]M. Drovetti, et nous allions nous promener à la vieille ville, à ^'écropolis, ou dans le désert. La plante qui donne la soude couvrait à peine un sable aride; des chacals fuyaient devant nous; une espèce de grillon faisait entendre sa voix grêle et importune : il rappe- lait péniblement à la mémoire le foyer du laboureur , dans cette solitude où jamais une fumée champêtre ne vous appelle à la tente de l'Arabe. Ces lieux sont d'autant plus tristes, que les Anglais ont noyé le vaste bassin qui sen-ait comme de jardin à Alexandrie : l'œil ne rencontre plus que du sa- ble, des eaux, et l'éternelle colonne de Pompée. ' Voilà ce que c'est cpie la gloire! On m'a dit que cet Aly-Bey était Es. pagnol de naissance , et qu'il occupait aujourd'hui une place en Espagne. Belle leçon pour ma vanité ! ( IS'ote de la troisième édition.) 142 ITINEBAIRE M. Drovetti avait fait bâtir , sur la plate-forme de sa mai- son , une volière en forme de tente , où il nourrissait des cail- les et des perdrix de diverses espèces. Nous passions les heu- res à nous promener dans cette volière , et à parler de la France. La conclusion de tous nos discours était qu'il fallait chercher au plus tôt quelque petite retraite dans notre patrie, pour y renfermer nos longues espérances. Un jour, après un grand raisonnement sur le repos , je me tournai vers la mer, et je montiai à mon hôte le vaisseau, battu du vent, sur le- quel j'allais bientôt nV embarquer. Ce n'est pas , après tout , que le désir du repos ne soit naturel à l'homme; mais le but qui nous paraît le moins élevé nest pas toujours le plus fa- cile à atteindre, et souvent la chaumière fuit devant nos vœux comme le palais. Le ciel fut toujours couvert pendant mon séjour à Alexan- drie; la mer, sombre et orageuse. Je m'endormais et me ré- veillais au gémissement continuel des flots qui se brisaient presque au pied de la maison du consul. J'aurais pu m'ap- pliquer les réflexions d'Eudore, s'il est permis de se citer soi- même : « Le triste murmure de la mer est le premier son qui ait " frappé mon oreille en venant à là vie. A combien de riva- « ges n'ai-je pas vu depuis se briser les mêmes flots que je « contemple ici? Qui m'eût dit, il y a quelques années , que '^ j'entendrais gémir sur les côtes d'Italie, sur les grèves des « Bataves, des Bretons, des Gaulois, ces vagues que je « voyais se dérouler sur les beaux sables de la Messénie.^ » Quel sera le terme de mes pèlerinages.^ Heureux si la mort " m'eût surpris avant d'avoir commencé mes courses sur « la terre , et lorsque je n'avais d'aventures à conter à per- « sonne ! » Pendant rnon séjour forcé à Alexandrie, je reçus plusieurs lettres de M. Catïe, mon brave compagnon de voyage sur le Nil. Je n'en citerai qu'une ; elle contient quelques détails touchant les affaires de TÉgypte à cette époque : DE PARIS A. JÉRUSALEM. 143 '< Rosette, le J4 février f806. « MOPISIEUR , n Quoique nous soyons au !4 du courant, j'ai l'honneur de vous ' écrire encore , bien persuadé qu'à la reçue de celle-ci vous serez « encore à Alexandrie. Ayant travaillé à mes expéditions pour Paris, « au nombre de quatre , je prends la liberté de vous les recomnian- « der, et d'avoir la complaisance, à votre heureuse arrivée, de vou- « loir bien les faire remettre à leur adresse. « Mahamed Aga, aujourd'hui trésorier de.Mahamed-Ali, pacha du « Caire, est arrivé vers le midi : l'on a débité qu'il demande cinq « cents bourses de contribution sur le riz nouveau. Voilà, mon cher « monsieur, comme les affaires vont de mal en pis. « Le village où les mamelncks ont battu les Albanais, et que les n uns et les autres ont dépouillé, s'appelle y'eklé; celui où nous «. avons été attaqués par les Arabes porte le nom de Saffi. « J'ai toujours du regret de n'avoir pas eu la satisfaction de vous «■ voir avant votre départ; vous m'avez privé par là d'une grande '<■ consolation , etc. « Votre très-humble , etc. « L. E. Caffe. » Le 23 novembre , à raidi , le vent étant devenu favorable , je me rendis à bord du vaisseau avec mon domestique fi-an- çais. Tavais , comme je l'ai dit, renvoyé mon domestique grec à Constantin ople. J'embrassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous promîmes amitié et souvenance : j'acquitte au- jourd'hui ma dette. Notre navire était à l'ancre dans le grand port d'Alexan- drie , où les vaisseaux francs sont admis aujourd'hui comme les vaisseaux turcs ; révolution due à nos armes. Je trouvai à bord un rabbin de Jérusalem , un Barbaresque , et deux pauvres ^laures de Alaroc , peut-être descendants des Aben- cerages, qui revenaient du pèlerinage de la Mecque : ils me demandaient leur passage par charité. Je reçus les enfants de Jacob et de Mahomet au nom de Jésus-Christ : au fond , je n'avais pas grand mérite; car j'allai me mettre en tête que ces malheureux me porteraient bonheur , et que ma fortune passerait en fraude, cachée parmi leurs misères. 144 ITINERAIRE ISous levâmes lancre à deux heures. \]n pilote nous mit hors du port. Le vent était faible, et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l'horizon. Le soir du troisième jour, nous entendîmes le coup de canon de reti'aite du port d'A- lexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif; car le vent du nord se leva , et nous fîmes voile à l'occident. Nous essayâmes d'abord de traverser le grand canal de Libye; mais le vent du nord , qui déjà n'était pas très-favora- ble, passa au nord-ouest le 29 novembre, et nous fûmes obligés de courir des bordées entre la Crète et la côte d'A- frique. Le l^"* décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra absolument le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest, et se changea en une tempête qui ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Notre navigation ne fut plus qu'une espèce de con- tinuel naufrage de quarante-deux jours ; ce qui est un peu long. Le 3 , nous amenâmes toutes les voiles , et nous com- mençâmes à fuir devant la lame. Nous fumes portés ainsi , avec une extrême violence, jusque sur les côtes de la Cara- manie. Là, pendant quatre jours entiers, je vis à loisir les tristes et hauts sommets du Cragus, enveloppés de nuages. Nous battions la mer çà et là , tâchant, à la moindre varia- tion du vent, de nous éloigner delà terre. Nous eûmes un moment la pensée d'entrer au port de Château-Rouge ; mais le capitaine , qui était d'une timidité extrême, n'osa risquer le mouillage. La nuit du 8 futti'ès-pénible. Une rafale subite du midi nous chassa vers l'île de Rhodes ; la lame était si courte et si mauvaise, qu'elle fatisuait singulièrement le vaisseau. Nous découvrîmes une petite felouque grecque à demi submergée , et à laquelle nous ne pûmes donner aucun secours. Elle passa à une encablure de notre poupe. Les quatre hommes qui la conduisaient étaient à genoux sur le pont; ils avaient suspendu un fanal à leur mât, et ils pous- saient des cris que nous apportaient les vents. Le lendemain matin , nous ne revîmes plus cette felouque. DE PARIS A JÉRUSALEM. 145 Le vent ayant sauté au nord , nous mîmes la misaine de- hors , et nous tachâmes de nous soutenir sur la côte méri- dionale de l'île de Rhodes. Nous avançâmes jusque l'ile de Scarpanto. Le 10 , le vent retomba à l'ouest, et nous perdî- mes tout espoir de continuer notre route. Je désirais que le capitaine renonçât à passer le canal de Libye , et qu'il se je- tât dans FArchipel, où nous avions l'espoir de trouver d'autres vents : mais il craignait de s'aventurer au milieu des îles. Il y avait déjà dix-sept jours que nous étions en mer. Pour oc- cuper mon temps , je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les descriptions des Martyrs. La nuit , je me pro- menais sur le pont avec le second capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tem- pête , ne sont point stériles pour l'âme , car les nobles pen- sées naissent des grands spectacles. Les étoiles qui se mon- trent fugitives entre les nuages brisés, les flots étincelants autour de vous, les coups de la lame qui font sortir un bruit sourd des flancs du navire , le gémissement du vent dans les mâts , tout vous annonce que vous êtes hors de la puissance de l'homme , et que vous ne dépendez plus que de la volonté de Dieu. L'incertitude de votre avenir donne aux objets leur véritable prix ; et la terre , contemplée du milieu d'une mer orageuse , ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. Après avoir mesuré vingt fois les mêmes vagues, nous nous retrouvâmes le 12 devant l'île de Scarpanto. Cette île, jadis appelée Carpafhos , et Crapafhos par Homère , donna son nom à la mer Carpathienne. Quelques vers de VirgUe foui aujourd'hui toute sa célébrité : Est in Carpatljjo Neptiini gurgile vates Ca^ruleus Proteus, etc. » Prêtée, ô mon cher fils! peut seul finir tes maux , C'est lui que nous voyons , sur les mers qu'il habite . Atteler à son char les monstres d'Amphitrite ; l^aliène est sa patrie , et dans ce même jour Vers ces bords fortunés il hâte son retour. ITIMÉB. — T. II. 13 14G ITINÉBAIBE Les Nymphes, les Tritons, tous, jusqu'au vieux Nérée, Respectent de ce dieu la science sacrée ; Ses regards pénétrants , son vaste souvenir, Embrassent le présent, le passé, l'avenir : Précieuse faveur du dieu puissant des ondes , Dont il paît les troupeaux dans les plaines profondes. » Je n'irai point , si je puis, demeurer dans l'île de Protée , malgré les beaux vers des Géorgiques françaises et latines. Il me semble encore vgir les tristes villages d'Anebinates, d'Oro, de Saint-Hélie , que nous découvrions avec des lunettes ma- rines dans les montagnes de l'île. Je n'ai point, comme Mé- nélas et comme Aristée , perdu mon royaume ou mes abeil- les; je n'ai rien à attendre de l'avenir, et je laisse au fils de rseptune des secrets qui ne peuvent m'intéresser. Le 12, à six heures du soir, le vent se tournant au midi , j'engageai le capitaine à passer en dedans de l'île de Crète. Il y consentit avec peine. A neuf heures il dit, selon sa cou- tume : Ho paiira! et il alla se coucher. jNl. Dinelli prit sur lui de franchir le canal formé par l'île de Scarpanto et celle de Coxo. Nous y entrâmes avec un vent violent du sud-ouest. Au lever du jour , nous nous trouvâmes au milieu d'un ar- chipel d'îlots et d'écueils qui blanchissaient de toutes parts. Nous prîmes le parti de nous jeter dans le port de l'île de Stampalie , qui était devant nous. Ce triste port n'avait ni vaisseaux dans ses eaux , ni mai- sons sur ses rivages. On apercevait seulement un village suspendu, comme de coutume, au sommet d'un rocher. Nous mouillâmes sous la côte; je descendis à terre avec le capi- taine. Tandis qu'il montait au village, j'examinai l'intérieur de l'île. Je ne vis partout que des bruyères , des eaux erran- tes qui coulaient sur la mousse , et la mer qui se brisait sur une ceinture de rochers. Les anciens appelèrent pourtant cette île la Table des Dieux, ©^wv r-A-z^ , à cause des fleurs dont elle était semée. Elle est plus connue sous le nom à'Js- typalée; on y trouvait un temple d'Achille. Il y a peut-être des gens fort heureux dans le misérable hameau de Stampa- DE PARIS A JERUSALEM. 147 lie , des gens qui ne sont peut-être jamais sortis de leur île, et qui n'ont jamais entendu parler de nos révolutions. Je me demandais si j'aurais voulu de ce bonlieur; mais je n'étais déjà plus qu'un vieux pilote incapable de répondre affirma- tivement à cette question , et dont les songes sont enfants des vents et des tempêtes. Nos matelots embarquèrent de l'eau ; le capitaine revint avec des poulets et un cochon vivant. Une felouque candiote entra dans le port; à peine eut-elle jeté l'ancre auprès de nous , que l'équipage se mit à danser autour du gouvernail : O Gracia vana ! ^ Le vent continuant toujours de souffler du midi , nous ap- pareillâmes le 16, à neuf heures du matin. IN'ous passâmes au sud de File de?sanfîa, et le soir, au coucher du soleil, nous aperçûmes la Crète. Le lendemain 17 , faisant route au nord- ouest, nous décoummes le mont Ida : son sommet, enve- loppé de neige, ressemblait à une immense coupole. Nous portâmes sur l'île de Cérigo , et nous fûmes assez heureux pour la passer le 18. Le 19, je revis les côtes de la Grèce, et je saluai le Ténare. Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découwîmes la veille de Noël; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à l'ouest- nordHDuest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous res- tâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tu- nis , entre la vie et la mort. Je n'oublierai de ma vie la jour- née du 28. Nous étions à la vue de la Pantalerie : un calme profond survint tout à coup à midi ; le ciel , éclairé d'une lu- mière blafarde , était menaçant. Vers le coucher du soleil , une nuit si profonde tomba du ciel , qu'elle justifia à mes yeux la belle expression de Virdle : Ponto nox incubât atra. Nous entendîmes ensuite un bruit affreux. Un ouragan fon- dit sur le navire , et le fit pirouetter comme une plume sur un bassin d'eau. Dans un instant la mer fut bouleversée de telle sorte , que sa surface n'offrait qu'une nappe d'écume. Le vais- seau . qui n'obéissait plus au gouvernail , était comme un 148 ITINERAIRE point ténébreux au milieu de cette terrible blancheur ; le tourbillon semblait nous soulever, et nous arracher des flots ; nous tournions en tout sens , plongeant tour à tour la poupe et la proue dans les vagues. Le retour de la lumière nous montra notre danger. Nous touchions presque à Tîle de Lam- pedouse. Le même coup de vent fit périr , sur l'île de Malte , deux vaisseaux de guerre anglais , dont les gazettes du temps ont parlé. M. Dinelli regardant le naufrage comme inévita- ble , j'écrivis un billet ainsi conçu : « F. A. de Chateaubriand, « naufragé sur l'île de Lampedouse le 28 décembre 1806 , « en revenant de la terre sainte. » J'enfermai ce billet dans une bouteille vide , avec le dessein de la jeter à la mer au der- nier moment. La Providence nous sauva. Un léger changement dans le vent nous fit tomber au midi de Lampedouse , et nous nous trouvâmes dans une mer libre. Le vent remontant toujours au nord , nous hasardâmes de mettre une voile , et nous cou- rûmes sur la petite syrte. Le fond de cette syrte va toujours s'élevant jusqu'au rivage; de sorte qu'en marchant la sonde à la main, on vient mouiller à telle brasse que l'on veut. Le peu de profondeur de l'eau y rend la mer calme au milieu des plus grands vents ; et cette plage , si dangereuse pour les barques des anciens , est une espèce de port en pleine mer pour les vaisseaux modernes. Nous jetâmes l'ancre devant les îles Kerkeni , tout auprès de la ligne des pêcheries. J'étais si las de cette longue tra- versée , que j'aurais bien voulu débarquer à Sfax, et me rendre de là à Tunis par terre; mais le capitaine n'osa chercher le port de Sfax , dont l'entrée est en effet dangereuse. Nous res- tâmes huit jours à l'ancre dans la petite syi'te, où je vis com- mencer l'année 1807. Sous combien d'astres et dans com- bien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance , où je recevais avec un cœur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l'année était DE PARIS A JERUSALEM. 149 attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer , à la vue d'une terre barbare , ce premier jour s'en- volait pour moi , sans témoins , sans plaisirs , sans les em- brassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets, et des cheveux blancs. -Toutefois nous crûmes devoir chômer sa fête, non comme la fête d'un bote agréable , mais comme celle d'une vieille connaissance. On égorgea le reste des poulets, à l'exception d'un brave coq, notre horloge fidèle, qui n'avait cessé de veiller et de chanter au milieu des plus grands périls. Le rabbin , le Barbaresque et les deux Maures sortirent de la cale du vaisseau , et vinrent recevoir leurs étrennes à notre banquet. C'était là mon repas de famille ! >ous bûmes à la France : nous n'étions pas loin de l'île des Latophages, où les compagnons d'Ulysse oublièrent*leur patrie : je ne con- nais point de fruits assez doux pour me faire oublier la mienne. Nous touchions presque aux îles Kerkeni , les CercinsR des anciens. Du temps de Strabon, il y avait des pêcheries en avant de ces îles , comme aujourd'hui. Les Cercinx furent témoins de deux grands coups de la fortune ; car elles virent passer tour à tour Annibal et ^larius fugitifs. ÎS'ous étions assez près d'Africa {Turrîs Annibalis) , où le premier de ces deux grands hommes fut obligé de s'embarquer, pour échap- per à l'ingratitude des Carthaginois. Sfax est une ville mo- derne : selon le docteur Shaw , elle tire son nom du mot sfakouse , à cause de la grande quantité de concombres qui croissent dans son territoire. Le 6 janvier 1807 , la tempête étant enfin apaisée , nous quittâm.es la petite syrte, nous remontâmes la côte de Tunis pendant trois jours, et le 10 nous doublâmes le cap Bon, l'objet de toutes nos espérances. Le 11 , nous mouillâmes sous le cap de Carthage. Le 12, nous jetâmes l'ancre de^'ant la Goulette, échelle ou port de Tunis. On envoya la cha- loupe à terre -, j'écrivis à ^I. Devoise, consul français auprès «3. Ï50 ITTNÉRAIBE du bey. Je craignais de subir encore une quarantaine; mais M. Devoise m'obtint la permission de débarquer le 18. Ce fut avec une vraie joie que je quittai le vaisseau. Je louai des che- vaux à la Goulette ; je fis le tour du lac , et j'arrivai à cinq heures du soir chez mon nouvel hôte. SEPTIEME ET DERNIÈRE PARTIE. VOYAGE DE TUNIS, ET RETOUR EN FRANCE. Je trouvai chez ]M. et madame Devoise l'hospitalité la plus généreuse et la société la plus aimable : ils eurent la bonté de me garder six semaines au sein de leur famille; et je jouis enfin d'un repos dont j'avais un extrême besoin. On appro- chait du carnaval , et l'on ne songeait qu'à rire , en dépit des Maures. Les cendres de Didon et les ruines de Carthage en- tendaient le son d'un violon français. On ne s'embarrassait ni de Scipion , ni d'Annibal , ni de ;Marius , ni de Caton d'U- tique , qu'on eût fait boire ( car il aimait le vin ) s'il se fût avisé de venir gourmander l'assemblée. Saint Louis seul eût été respecté, en sa qualité de Français ; mais le bon et grand roi n'eût pas trouvé mauvais que ses sujets s'amusassent dans le même lieu où il avait tant souffert. Le caractère national ne peut s'effacer. Nos marins disent que , dans les colonies nouvelles , les Espagnols commencent par bâtir une église ; les Anglais , une taverne ; et les Fran- çais , un fort : et j'ajoute , une salle de bal. Je me trouvais en Amérique , sur la frontière du pays des Sauvages : j'ap- pris qu'à la première journée je rencontrerais parmi les Indiens un de mes compatriotes. Arrivé chez les Cayougas , tribu qui faisait partie de la nation des Iroquois , mon guide me con- duisit dans une forêt. Au milieu de cette forêt on voyait une espèce de grange ; je trouvai dans cette grange une vingtaine I DE PAEIS A JERUSALEM. 151 de Sauvages , hommes et femmes , barbouillés comme des sorciers , le corps demi-iiu , les oreilles découpées , des plumes de corbeau sur la lête , et des anneaux passés dans les nari- nes. Un petit Français , poudré et frisé comme autrefois, ha- bit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Frlquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les Sauvages. On lui payait ses le- çons en peaux de castors et en jambons d'ours : il avait été marmiton au service du général Piochambeau pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à JN'ew-York après le départ de notre armée , il résolut d'enseigner les beaux-arts aux Amé- ricains. Ses vues s'étant agrandies avec ses succès , le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes errantes du nouveau monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours : « Ces messieurs Sauvages et ces dames Sauvages- ses » Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers : en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine , ac- cordait Finstrument fatal; il criait en iroquois : A vos places! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons. Voilà ce que c'est que le génie des peuples. >"ous dansâmes donc aussi sur les débris de Carthage. Ayant vécu à Tunis absolument comme en France , je ne sui\Tai plus les dates de mon journal. Je traiterai les sujets d'une manière générale , et selon l'ordre dans lequel ils s'offriront à ma mémoire. Mais, avant de parler de Carthage et de ses ruines, je dois nommer les différentes personnes que j'ai con- nues en Barbarie. Outre M. le consul de France, je voyais souvent M. Lessing, consul de Hollande : son beau-frère, M. Humberg, officier-ingénieur hollandais, commandait à la Goulette. C'est avec le dernier que j'ai visité les ruines de Carthage ; j'ai eu infiniment à me louer de sa complaisance et de sa politesse. Je rencontrai aussi ]\L Lear , consul des États-rnis. J'avais été auti'efois recommandé en Amérique au général Washmgton. M. Lear avait occupé une place au- 152 ITINERAIRE ()iès de ce grand homme : il voulut bien, en mémoire de mon illustre patron , me faire donner passage sur un schoo- ner des États-Unis . Ce schooner me déposa en Espagne, comme je le dirai à la fin de cet Itinéraire. Enfin , je vis à Tunis , tant à la légation que dans la ville, plusieurs jeunes Français à qui mon nom n'était pas tout à fait étranger. Je ne dois point oublier les restes de l'intéressante famille de M. Andanson. Si la multitude des récits fatigue l'écrivain qui veut parler aujourd'hui de TÉgypte et de la Judée , il éprouve , au sujet des antiquités de l'Afrique, un embarras tout contraire , par la disette des documents. Ce n'est pas qu'on manque de Voyages en Barbarie : je connais une trentaine de Relations des royaumes de ^laroc , d'Alger et de Tunis. Toutefois ces relations sont insuffisantes. Parmi les anciens Voyages, il faut distinguer VJfrica illustrata de Grammaye, et le savant ouvrage de Shaw. Les Missions des Pères de la Trinité et des Pères delà ^Merci renferment des miracles de charité : mais elles ne parlent point, et ne doivent point parler, des Romains et des Carthaginois. Les Mémoires imprimés à la suite des Vovages de Paul Lucas ne contiennent que le récit d'une guerre civile à Tunis. Shaw aurait pu suppléer à tout, s'il avait étendu ses recherches à l'histoire; malheureusement, il ne la considère que sous les rapix)rts géographiques. 11 touche à peine, en passant , les antiquités : Carthage , par exemple , n'occupe pas, dans ses observations, plus de place que Tu- nis. Parmi les voyageurs tout à fait modernes, lady Monta- gué, l'abbé Poiret, M. Desfontaines, disent quelques mots de Carthage , mais sans s'y arrêter aucunement. On a publié à Milan, en 1806, l'année même de mon voyage, un ouvrage sous ce titre : Ragguaglio cli alcuni monumenti di antlrhita ed artij raccolti negli idfîmi viaggi d'un dilettante '. Je crois qu'il est question de Carthage dans ce livre : j'en ai retrouvé la note trop tard pour le faire venir d'Italie. On peut donc dire que le sujet que je vais traiter est neuf; j'ou^ vrirai la route; les habiles viendront après moi, » Voyez la Préface de la troisième édition. ^ DE PABIS A JERUSALEM. 153 Avant de parler de Carthase , qui est ici le seul objet inté- ressant , il faut commencer par nous débarrasser de Tunis. Cette ville conserve à peu près son nom antique. Les Grecs et les Latins l'appelaient Tunes , et Diodore lui donne l'épi- thète de Blanche , Asjx.ôv, parce qu elle est bâtie sur une col- line crayeuse : elle est à douze milles des ruines de Carthage, et presque au bord d'un lac dont l'eau est salée. Ce lac com- munique avec la mer, au moyen d'un canal appelé la Gou- le fie, et ce canal est détendu par un fort. Les vaisseaux mar- chands mouillent devant ce fort , où ils se mettent à l'abri derrière la jetée de la Goulette , en payant un droit d'ancrage considérable. Le lac de Tunis pouvait servir de port aux flottes des an- ciens ; aujourd'hui une de nos barques a bien de la peine à le traverser sans échouer. Il faut avoir soin de suivre le prin- cipal canal qu'indiquent des pieux plantés dans la vase. Abul- feda marque dans ce lac une île qui sert maintenant de laza- ret. Les voyageurs ont parlé des flamants ou phénicoptères qui animent cette grande flaque d'eau , d'ailleurs assez triste. Quand ces beaux oiseaux volent à rencontre du soleil , ten- dant le cou en avant , et allongeant les pieds en arrière , ils ont l'air de flèches empennées avec des plumes couleur de rose. Des bords du lac , pour amver à Tunis, il faut traverser un terrain qui sert de promenade aux Francs. La ville est murée ; elle peut avoir une lieue de tour, en y comprenant le faubourg extérieur, Bled-el-Had-rah. Les maisons en sont basses ; les rues , étroites ; les boutiques , pauvres ; les mos- quées, chétives. Le peuple, qui se montre peu au dehors , a quelque chose de hagard et de sauvage. On rencontre sous les portes de la ville ce qu'on appelle des siddi ou des saints : ce sont des négresses et des nègres tout nus, dévorés par la vermine, vautrés dans leurs ordures, et mangeant-insolem- ment le pain de la charité. Ces sales créatures sont sous la protection immédiate de Mahomet. Des marchands euro- péens , des Turcs enrôlés à Smyrne , des Maures dégénérés , 154 ITINÉRAIRE des renégats et des captifs , composent le reste de la popula- tion. La campagne aux environs de Tunis est agréable : elle présente de grandes plaines semées de blé, et bordées de col- lines qu'ombragent des oliviers et des caroubiers. Un aque- duc moderne , d'un bon effet , traverse une vallée derrière la ville. Le bey a sa maison de campagne au fond de cette val- lée. De Tunis même on découvre, au midi , les collines dont j'ai parlé. On voit à l'orient les montagnes du Mamélife : montagnes singulièrement déchirées , d'une figure bizarre , et au pied desquelles se trouvent les eaux chaudes connues des anciens. A l'ouest et au nord, on aperçoit la mer, lepor: de la Goulette, et les ruines de Carthage. Les Tunisiens sont cependant moins cruels et plus civili- sés que les peuples d'Alger. Us ont recueilli les Maures d'An- dalousie , qui habitent le village de Tub-Urbo , à six lieues de Tunis, sur la Me-Jerdah '. Le bey actuel est un homme habile : il cherche à se tirer de la dépendance d'Alger, à la- quelle Tunis est soumise depuis la conquête qu'en firent les Algériens en 17ô7. Ce prince parle italien, cause avec esprit, et entend mieux la politique de l'Europe que la plupart des Orientaux. On sait au reste que Tunis fut attaquée par saint Louis en 1270, et prise par Charles-Quint en 1535. Comme la mort de saint Louis se lie à l'histoire de Carthage, j'en parlerai ailleurs. Quant à Charles-Quint , il défit le fameux Barberousse , et rétablit le roi de Tunis sur son trône , en l'o- bligeant toutefois à payer un tribut à l'Espagne : on peut con- sulter à ce sujet l'ouvrage de Robertson^. Charles-Quint garda le fort de la Goulette mais les Turcs le reprirent en 1574. Je ne dis rien de la Tunis des anciens , parce qu'on va la voir figurer à l'instant dans les guerres de Rome et de Car- thage. ' La Bagrada de l'antiquité, au bord de laquelle Régulus tua le fameux serptmt. ' Histoire de Charles- Quint , liv. v. DE PARIS A JERUSALEM. 155 Au reste , on m'a fait présent à Tunis d'un manuscrit qui traite de l'état actuel de ce royaume , de son gouvernement , de son commerce , de son revenu , de ses armées , de ses ca- ravanes. Je n'ai point voulu profiter de ce manuscrit; je n'en connais point l'auteur ; mais , quel qu'il soit , il est juste qu'il recueille l'honneur de sonti-avail. Je donnerai cet ex- cellent Mémoire à la fin de V Itinéraire '. Je passe mainte- nant à l'histoire et aux ruines de Caithage. L'an 883 avant notre ère , Didon , obligée de fuir sa terre natale , vint aborder en Afrique. Carthage , fondée par l'é- pouse de Sichée , dut ainsi sa naissance à l'une de ces aven- tures tragiques qui marquent le berceau des peuples , et qui sont comme le germe et le présage des maux , fruits plus ou moius tardifs de toute société humaine. On connaît Iheureux anachronisme de V Enéide. Tel est le privilège du génie , que les poétiques malheurs de Didon sont devenus une partie de la gloire de Carthage. A la vue des ruines de cette cité , on cherche les flammes du bûcher funèbre ; on croit entendre les imprécations d'une femme abandonnée; on admire ces puissants mensonges qui peuvent occuper l'imagination, dans des lieiLX remplis des pkis grands souvenirs de Fhistoure. Certes , lorsqu'une reine expirante appelle dans les murs de Carthage les divinités ennemies de Rome , et les dieux ven- geurs de l'hospitalité ; lorsque Vénus , sourde aux prières de l'amour, exauce les vœux de la haine , qu'elle refuse à Didon un descendant d'Énée , et lui accorde Annibal : de telles merveilles , exprimées dans un meneilleux langage , ne peu- vent plus être passées sous silence. L'histoire prend alors son rang parmi les ^Muses , et la fiction devient aussi gi'ave que la vérité. Après la mort de Didon , la nouvelle colonie adopta un gou- vernement dont Aristote a vanté les lois. Des pouvoirs balan- cés avec art entre les deux premiers magistrats , les nobles et le peuple, eurent cela de particulier qu'ils subsistèrent ■' Ce mémoire méritait bien de fixer l'attention des critiques, et personne ne l'a remarqué. f56 ITINÉRAIfiE pendant sept siècles sans se détruire : à peine furent-ils ébranlés par des séditions populaires et par quelques cons- pirations des grands. Comme les guerres civiles , source des crimes publics , sont cependant mères des vertus particu- lières , la république gagna plus qu'elle ne perdit à ces ora- ges. Si ses destinées sur la terre ne furent pas aussi longues que celles de sa rivale , du moins à Carthage la liberté ne succomba qu'avec la patrie. Mais comme les nations les plus libres sont aussi les plus passionnées, nous trouvons , avant la première guerre puni- que, les Carthaginois engagés dans des guerres honteuses. Ils donnèrent des chaînes à ces peuples de la Bétique, dont le courage ne sauva pas la vertu ; ils s'allièrent avec Xerxès, et perdirent une bataille contre Gélon , le même jour que les LacédémonienS succombèrent aux Thermôpyles. Les hom- mes , malgré leurs préjugés , font un tel cas des sentiments nobles , que personne ne songe aux quatre-vingt mille Car- thaginois égorgés dans les champs de la Sicile , tandis que le monde entier s'entretient des trois cents Spartiates morts pour obéir aux saintes lois de leur pays. C'est la grandeur de la cause, et non pas celle des moyens , qui conduit à la véritable renommée ; et l'honneur a fait dans tous les temps la partie la plus solide de la gloire. Après avoir combattu tour à tour Agathocle en Afrique et Pyrrhus en Sicile, les Carthaginois en vinrent aux mains avec la république romaine. La cause de la première guerre punique fut légère , mais cette guerre amena Régulus aux portes de Carthage. Les Romains , ne voulant point interrompre le cours des victoires de ce grand homme , ni envoyer les consuls Fulvius et M. Émilius prendre sa place, lui ordonnèrent de rester en Afrique, en qualité de proconsul. Il se plaignit de ces hon- neurs ; il écrivit au sénat, et le pria instamment de lui ôter le commandement de l'armée : une affaire importante aux yeux de Régulus demandait sa présence en Italie. Il avait un champ de sept arpents- à Pupinium : le fermier de ce DE PARIS A JERUSALEM. 157 champ étant mort, le valet du fermier s'était enfui avec les bœufs et les instruments du labourage. Régulus représen- tait aux sénateurs que si sa ferme demeurait en friche, il lui serait impossible de faire vi\Te sa femme et ses enfants. Le sénat ordonna que le champ de Régulus serait cultivé aux frais de la république; qu'on tirerait du trésor l'argent né- cessaire pour racheter les objets volés , et que les enfants et la femme du proconsul seraient , pendant son absence, nour- ris aux dépens du peuple romain. Dans une juste admiration de cette simplicité, Tite-Live s'écrie : « Oh ! combien la vertu « est préférable aux richesses ! Celles-ci passent avec ceux qui « les possèdent ; la pauvreté de Régulus est encore en véné- « ration. » Régulus, marchant de victoire en victoire, s'empara bien- tôt de Tunis : la prise de cette ville jeta la consternation par- mi les Carthaginois ; ils demandèrent la paix au proconsul. Ce laboureur romain prouva qu'il est plus facile de conduire la charrue après avoir remporté des victoires , que de diriger d'une main ferme une prospérité éclatante : le véritable grand homme est surtout fait pour briller dans le malheur; il sem- ble égaré dans le succès, et paraît comme étranger à la for- tune. Régulus proposa aux ennemis des conditions si dnres, qu'ils se virent forcés de continuer la guerre. Pendant ces négociations , la destinée amenait au travers des mers un homme qui devait changer le cours des événe- ments : un Lacédémonien nommé Xanlippe vient retarder la chute de Carthage ; il livre bataille aux Romains sous les mûrs de Tunis , détruit leur armée , fait Régulus prisonnier , se rembarque , et disparaît sans laisser d'autres traces dans l'histoire ^ Régulus , conduit à Carthage , éprouva les traitements les plus inhumains; on lui fît expier les durs triomphes de sa patrie. Ceux qui traînaient à leurs chars avec tant d'orgueil ' Quelques auteurs accusent les Carthaginois de l'avoir fait périr par jalousie de sa gloire , mais cela n'est pas prouvé. 158 ITINÉRAIRE des rois tombés du trône , des femmes , des enfants en pleurs, • pouvaient-ils espérer qu'on respectât dans les fers un citoyen de Rome? La fortune redevint favorable aux Romains. Carthage de- manda une seconde fois la paix ; elle envoya des ambassa- deurs en Italie : Régulus les accompagnait. Ses maîtres lui firent donner sa parole qu'il reviendrait prendre ses chaînes , si les négociations n'avaient pas une heureuse issue : on es- pérait qu'il plaiderait fortement en faveur d'une paix, qui lui devait rendre sa patrie. Régulus , arrivé aux portes de Rome , refusa d'entrer dans la ville. Il y avait une ancienne loi qui défendait à tout étran- ger d'introduire dans le sénat les ambassadeurs d'un peuple ennemi : Régulus, se regardant comme un envoyé des. Car- thaginois, fit revivre en cette occasion l'antique usage. Les sénateurs furent donc obligés de s'assembler hors des murs de la cité. Régulus leur déclara qu'il venait, par l'ordre de ses maîtres , demander au peuple romain la paix ou l'échange des prisonniers. Les ambassadeurs de Carthage , après avoir exposé l'objet de leur mission , se retirèrent : Régulus les voulut suivre ; mais les sénateurs le prièrent de rester à la délibération. Pressé de dire son avis , il représenta fortement toutes les raisons que Rome avait de continuer la guerre contre Car- thage. Les sénateurs, admirant sa fermeté, désiraient sau- ver un tel citoyen : le grand pontife soutenait qu'on pouvait le dégager des serments qu'il avait faits. « Suivez les conseils que je vous ai donnés , dit Tillustre « captif, d'une voix qui étonna l'assemblée, et oubliez Régu- « lus. Je ne demeurerai point dans Rome, après avoir été l'es- « clave de Carthage. Je n'attirerai point sur vous la colère « des dieux. J'ai promis aux ennemis de me remettre entre « leurs mains , si vous rejetiez la paix : je tiendrai mon ser- « ment. On ne trompe point Jupiter par de vaines expia- « tions ; le sang des taureaux et des brebis ne peut effacer «« un mensonge, et le sacrilège est puni tôt ou tard. 1 DE PARIS A JERUSALEM. 159 « Je n'ignore point le sort qui m'attend ; mais un crime « flétrirait mon âme : la douleur ne brisera que mon corps. « D'ailleurs il n'est point de maux pour celui qui sait les a souffrir : s'ils passent les forces de la nature , la mort « nous en déli\Te. Pères conscrits, cessez de me plaindre : « j'ai disposé de moi , et rien ne pourra me faire changer de « sentiments. Je retourne à Carthage; je fais mon devoir, et « je laisse faire aux dieux. « Régulus mit le comble à sa magnanimité : afin de dimi- nuer l'intérêt qu'on prenait à sa vie , et pour se débarrasser d'une compassion inutile , il dit aux sénateurs que les Cartha- ginois lui avaient fait boire un poison lent avant de sortir de prison : « Ainsi, ajouta-t-il, vous ne perdrez de moi « que quelques instants , qui ne valent pas la peine d'être « achetés par un parjure. » Il se leva, s'éloigna de Rome sans proférer une parole de plus , tenant les yeux attachés à la terre , et repoussant sa femme et ses enfants , soit qu'il craignît d'êti-e attendri par leurs adieux, soit que, comme esclave carthaginois, il se trouvât indigne des em- brassements d'une matrone romaine. Il finit ses jours dans d'affreux supplices , si toutefois le silence de Polybe et de Diodore ne balance pas le récit des historiens latins. Régu- lus fut un exemple mémorable de ce que peuvent, sur une âme courageuse , la religion du serment et l'amour de la pa- trie. Que si l'orgueil eut peut-être un peu de part à la réso- lution de ce mâle génie , se punir ainsi d'avoir été vaincu , c'était être digne de la \ictoire. Après vingt-quatre années de combats, un traité de paix mit fin à la première gueiTe punique. Mais les Romains n'é- taient déjà plus ce peuple de laboureurs conduit par un sé- nat de rois , élevant des autels à la Modération et à la Petite Fortune.: c'étaient des hommes qui se sentaient faits pour commander, et que l'ambition poussait incessamment à l'in- justice. Sous un prétexte frivole, ils envahirent la Sai'dai- gne , et s'applaudirent d'avoir fait , en pleine paix , une con- quête sur les Carthaginois. Us ne savaient pas que le ven- 160 ITINEBAIBE geur de la foi violée était déjà aux portes de Sagonle , et que bientôt il paraîtrait sur les collines de Rome : ici commence la seconde guerre punique. Annibal me paraît avoir été le plus grand capitaine de l'an- tiquité : si ce n'est pas celui que l'on aime le mieux, c'est celui qui étonne davantage. Il n'eut ni l'héroïsme d'Alexan- dre, ni les talents universels de César; mais il les surpassa l'un et l'autre comme homme de guerre. Ordinairement l'a- mour de la patrie ou de la gloire conduit les héros aux pro- diges : Annibal seul est guidé par la haine. Livré à ce gé- nie d'une nouvelle espèce, il part des extrémités de l'Espagne avec une armée composée de vingt peuples divers. Il fran- chit les Pyrénées et les Gaules , dompte les nations ennemies sur son passage , traverse les fleuves , arrive au pied des Alpes. Ces montagnes sans chemins , défendues par des bar- bares, opposent en vain leur barrière à Annibal. Il tombe de leurs sommets glacés sur l'Italie , écrase la première ar- mée consulaire sur les bords du Tésin , frappe un second coup à la Trébia, un troisième à Trasimène, et du qua- trième coup de son épée il semble immoler Kome dans la plaine de Cannes. Pendant seize années il fait la guerre sans secours au sein de l'Italie; pendant seize années, il ne lui échappe qu'une de ces fautes qui décident du sort des em- pires, et qui paraissent si étrangères à la nature d'un grand homme , qu'on peut les attribuer raisonnablement à un des- sein de la Providence. Infatigable dans les périls , inépuisable dans les ressources , fin , ingénieux , éloquent , savant même , et auteur de plu- sieurs ouvrages, Annibal eut toutes les distinctions qui ap- partiennent à la supériorité de l'esprit et à la force du carac- tère; mais il manqua des hautes qualités du cœur : froid, cruel, sans entrailles , né pour renverser et non pour fonder des empires , il fut en magnanimité fort inférieur à son rival. Le nom de Scipion l'Africain est un des beaux noms de l'histoire. L'ami des dieux , le généreux protecteur de l'in- fortune et de la beauté, Scipion a quelques traits de ressem- DE PABIS A JÉBUS4LEM. 16| blance avec nos anciens chevaliers. En lui commence cette urbanité romaine, ornement du génie de Cicéron, de Pom- pée , de César, et qui remplaça chez ces citoyens illustres la rusticité de Caton et de Fabricius. Annibal et Scipion se rencontrèrent aux champs de Zama ; l'un célèbre par ses victoires , l'autre fameux par ses vertus ] dignes tous les deux de représenter leurs grandes patries , et de se disputer l'empire du monde. Au départ de la flotte de Scipion pour l'Afrique, le rivage de la Sicile était bordé d'un peuple immense et d'une foule de soldats. Quatre cents vaisseaux de charse et cinquante trirèmes couvraient la rade de Lilybée. On distinguait à ses trois fanaux la galère de Lélius, amiral de la flotte. Les autres vaisseaux , selon leur grandeur, portaient une ou deux lumières. Les yeux du monde étaient attachés sur cette expédition, qui devait arracher Annibal de l'Itahe, et décider enfin du sort de Rome et de Carthage. La cinquième et la sixième légion , qui s'étaient trouvées à la bataille de Cannes , brûlaient du désir de ravager les fovers du vainqueur. Le général surtout attirait les regards : sa piété envers les dieux, ses exploits en Espagne, où il avait vengé la mort de son oncle et de son père , le projet de rejeter la guerre en Afri- que, projet que lui seul avait conçu, contre l'opinion du grand Fabius; enfin, cette faveur que les hommes accordent aux entreprises hardies, à la gloire, à la beauté, à la jeu- nesse, faisaient de Scipion l'objet de tous les vœux comme de toutes les espérances. Le jour du départ ne tarda pas d'arriver. Au lever de l'aurore, Scipion parut sur la poupe de la galère de Lélius, à la vue de la flotte, et de la multitude qui couvrait les hauteurs du rivage. Un héraut leva son sceptre, et fit faire silence : « Dieux et déesses de la terre , s'écria Scipion , et vous « divinités de la mer, accordez une heureuse issue à mon « entreprise! que mes desseins tournent à ma gloire et à - celle du peuple romain ! Que, pleins de joie , nous retour- u. 162 ITINEBAIKE «■ nions un jour dans nos foyers, chargés des dépouilles de « l'ennemi ; et que Carthage éprouve les malheurs dont elle ft avait menacé ma patrie ! » Cela dit , on égorge une victime ; Scipion en jette les en- trailles fumantes dans la mer : les voiles se déploient au son de la trompette ; un vent favorahle emporte la flotte entière loin des rivages de la Sicile. Le lendemain du départ , on découvrit la terre d'Afrique et le promontoire de ]Mercure : la nuit survint, et la flotte fut obligée de jeter l'ancre. Au retour du soleil, Scipion, aper- cevant la côte, demanda le nom du promontoire le plus voi- sin des vaisseaux. « C'est le cap Beau, » répondit le pilote. A ce nom d'heureux augure , le général , saluant la fortune de Rome , ordonna de tourner la proue de sa galère vers l'en- droit désigné par les dieux. Le débarquement s'accomplit sans obstacles ; la conster- nation se répandit dans les villes et dans les campagnes ; les chemins étaient couverts d'hommes , de femmes et d'enfants, qui fuyaient avec leurs troupeaux : on eût cru voir une de ces grandes migrations des peuples , quand des nations en- tières , par la colère ou par la volonté du ciel , abandonnent les tombeaux de leurs aïeux. L'épouvante saisit Carthage : on crie aux armes , on ferme les portes ; on place des soldats sur les murs , comme si les Romains étaient déjà prêts à don- ner l'assaut. Cependant Scipion avait envoyé sa flotte versUtique; il marchait lui-même par terre à cette ville, dans le dessein de l'assiéger : Masinissa vint le rejoindre avec deux mille che- vaux. Ce roi numide , d'abord allié des Carthaginois , avait fait la guerre aux Romains en Espagne ; par une suite d'aventu- res extraordinaires, ayant perdu et recouvré plusieurs fois son royaume , il se trouvait fugitif quand Scipion débarqua en Afrique. Syphax, prince des Gétules, qui avait épousé Sophonisbe , fille d'Asdrubal , venait de s'emparer des États de Masinissa. Celui-ci se jeta dans les bras de Scipion , et DE PARIS À JÉRUSALEM. 168 les Romains lui durent en partie le succès de leurs armes. Après quelques combats heureux , Scipion mit le siège de- vant Utique. Les Carthaginois , commandés par Asdrubal et par Syphax , formèrent deux camps séparés à la vue du camp romain. Scipion parvint à mettre le feu à ces deux camps , dont les tentes étaient faites de nattes et de roseaux , à la ma- nière des iSumides. Quarante mille hommes périrent ainsi dans une seule nuit. Le vainqueur, qui prit dans cette circons- tance une quantité prodigieuse d'armes, les ût brûler en l'hon- neur de Vulcain. Les Carthaginois ne se découragèrent point : ils ordonnè- rent de grandes levées. Syphax , touché des larmes de Sopho- nisbe , demeura fidèle aux vaincus , et s'exposa de nouveau pour la patrie d'une femme qu'il aimait avec passion. Tou- jours favorisé du ciel , Scipion battit les armées ennemies , prit les villes de leur dépendance , s'empara de Tunis , et me- naça Carthage d'une entière destruction. Entraîné par son fatal amour, Syphax osa reparaître devant les vainqueurs , avec un courage digne d'un meilleur sort. Abandonné des siens sur le champ de bataille, il se précipite seul dans les escadrons romains : il espérait que ses soldats , honteux d'a- bandonner leur roi, tourneraient la tête , et rendraient mou- rir avec lui : mais ces lâches continuèrent à fuir ; et Syphax, dont le cheval fut tué d'un coup de pique, tomba vivant en- tre les mains de Masinissa. C'était un grand sujet de joie pour ce dernier prince, de tenir prisonnier celui qui lui avait ra^i la couronne : quelque temps après , le sort des armes mit aussi au pouvoir de INIasi- nissa Sophonisbe, femme de Syphax. Elle se jette aux pieds du vainqueur. « Je suis ta prisonnière : ainsi le veulent les dieux , ton « courage et la fortune; mais, par tes genoux quej*embrasse, .t par cette mam triomphante que tu me permets de toucher, r. je t'en supplie , ô Masinissa , garde-moi pour ton es- u clave, sauve-moi de Thorreur de devemr la proie d'un « barbare. Helas! il n'y a qu'un moment que j'étais, ainsi 164 ITINERAIBE « que toi-même, environnée de la majesté des rois! Songe « que tu ne peux renier ton sang ; que tu partages avec Sy- « phax le nom de Numide. Mon époux sortit de ce palais par « la colère des dieux : puisses-tu y être entré sous de plus « heureux auspices ! Citoyenne deCarthage, fille d'Asdrubal, « juge de ce que je dois attendre d'un Romain. Si je ne puis « rester dans les fers d'un prince né sur le sol de ma patrie, « si la mort peut seule me soustraire au joug de l'étranger, « donne-moi cette mort : je la compterai au nombre de tes « bienfaits. » ]Masinissa fut touché des pleurs et du sort de Sophonisbe : elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une incompara- ble beauté. Ses supplications, dit Tite-Live , étaient moms des prières que des caresses. Masinissa vaincu lui promit tout, et , non moins passionné que Syphax , il fit son épouse de sa prisonnière. Syphax, chargé de fers, fut présenté à Scipion. Ce grand homme , qui naguère avait vu sur un trône celui qu'il con- templait à ses pieds , se sentit touché de compassion. Syphax avait été autrefois l'allié des Romains; il rejeta la faute de sa défection sur Sophonisbe. « Les flambeaux de mon fatal hy- « menée , dit-il , ont réduit mon palais en cendres ; mais une « chose me console : la furie qui a détruit ma maison est « passée dans la couche de mon ennemi; elle réserve à Masi- « nissa un sort pareil au mien. » Syphax cachait ainsi , sous l'apparence de la haine, la ja- lousie qui lui arrachait ces paroles, car ce prince aimait en- core Sophonisbe. Scipion n'était pas sans inquiétude; il crai- gnait que la fille d'Asdrubal ne prît sur ;Masinissa l'empire qu'elle avait eu sur Syphax. La passion de ^Masinissa parais- sait déjà d'une violence extrême : il s'était hâté de célébrer ses noces avant d'avoir quitté les armes; impatient de s'unir à Sophonisbe , il avait allumé les torches nuptiales devant les dieux domestiques de Syphax , devant ces dieux accoutumés à exaucer les vœux formés contre les Romains. Masinissa était revenu auprès de Scipion : celui-ci , en donnant des DE PARTS A JEBL'SALEM. 166 louanges au roi des Numides , lui fit quelques légers repro- ches de sa conduite envers Sophonisbe. Alors Masinissa rentra en lui-même, et, craignant de s'attirer la dissràce des Romains, sacrifia son amour à son ambition. On l'entendit gémir au fond de sa tente , et se débattre contre ces senti- ments généreux que l'homme n'arrache point de son cœur saris ^'iolence. Il fit appeler l'officier chargé de garder le poi- son du roi : ce poison servait aux princes africains à se déli- vrer de la vie quand ils étaient tombés dans un malheur sans remède : ainsi, la couronne, qui n'érait point chez eux à l'a- bri des révolutions de la fortune, était du moins à l'abri du mépris. Masinissa mêla le poison dans une coupe, pour l'en- voyer à Sophonisbe. Puis , s'adressant à l'officier chargé du triste message : « Dis à la reine que si j'avais été le maître , « jamais Masinissa n'eût été séparé de Sophonisbe. Les dieux « des Romains en ordonnent autrement. Je lui tiens du « moins une de mes promesses : elle ne tombera point vivante « entre les mains de ses ennemis , si elle se soumet à sa fortune « en citoyenne de Carthage, en fille d'Asdrubal, et en femme « de Syphax et de ^lasinissa. « L'officier entra chez Sophonisbe , et lui transmit l'ordre du roi. « .Te reçois ce don nuptial avec joie , répondit-elle, puis- « qu'il est NTai qu'un mari n'a pu faire h sa femme d'autre « présent. Dis à ton maître qu'en perdant la vie , j'aurais du tt moins conservé l'honneur, si je n'eusse point épousé ^Vlasi- « nissa la veille de ma mort. » Elle avala le poison. Ce fut dans ces conjonctures que les Carthaginois rappelè- rent Annibal de l'Italie : il versa des larmes de rage , il accusa ses concitoyens, il s'en prit aux dieux , il se reprocha de n'a- voir pas marché à Rome après la bataille de Cannes. Jamais homme, en quittant son pays pour aller en exil, n'éprouva plus de douleur qu'Annibal en s'arrachant d'une terre étrangère pour rentrer dans sa patrie. Il débarqua sur la cote d'Afrique avec les vieux soldats qui avaient traversé , comme lui , les Espagnes, les Gaules, l'I- talie ; qui montraient plus de faisceaux ravis à des préteurs , 166 ITINERAIRE à des généraux , à des consuls , que tous les magistrats de Rome n'en faisaient porter devant eux. Annibal avait été trente-six ans absent de sa patrie : il en était sorti enfant; il y revenait dans un âge avancé, ainsi qu'il le dit lui-même à Scipion. Quelles durent être les pensées de ce grand homme quand il revit Carthage, dont les murs et les habitants lui étaient presque étrangers ! Deux de ses frères étaient morts ; les compagnons de son enfance avaient disparu ; les généra- tions s'étaient succédé : les temples chargés de la dépouille des Romains furent sans doute les seuls lieux qu' Annibal put reconnaître dans cette Carthage nouvelle. Si ses concitoyens n'avaient pas été aveuglés par l'envie , avec quelle admiration ils auraient contemplé ce héros , qui , depuis trente ans , ver- sait son sang pour eux dans une région lointaine , et les cou- vTait d'une gloire ineffaçable ! Mais quand les services sont si éminents qu'ils excèdent les bornes de la reconnaissance, ils ne sont payés que par l'ingratitude. Annibal eut le mal- heur d'être plus grand que le peuple chez lequel il était né, et son destin fut de vivre et de mourir en terre étrangère. Il conduisit son armée à Zama. Scipion rapprocha son camp de celui d'Annibal. Le général carthaginois eut un pressentiment de l'infidélité de la fortune; car il demanda une entrevue au général romain, afin de lui proposer la paix. On fixa le lieu du rendez-vous. Quand les deux capitaines furent en présence , ils demeurèrent muets et saisis d'admira- tion l'un pour l'autre. Annibal prit enfin la parole : « Scipion, les dieux ont voulu que votre père ait été le pre- « mier des généraux ennemis à qui je me sois montré en Iia- « lie, les armes à la main; ces mêmes dieux m'ordonnent de a venir aujourd'hui, désarmé, demander la paix à son fils. « Vous avez vu les Carthaginois campés aux portes de Rome : « le bruit d'un camp romain se fait entendre à présent jus- a que dans les murs de Carthage. Sorti enfant de ma patrie, « j'y rentre plein de jours ; une longue expérience de la bonne « et de la mauvaise fortune m'a appris à juger des choses « par la raison, et non par l'événement. Votre jeunesse, et le DE PAKIS A JEKUSALEM. Jg; « bonheur qui ne vous a point encore abandonné, vous reii- '■ dront peut-être ennemi du repos : dans la prospérité on ne •= songe point aux revers. Vous avez l'âge que j'avais à Can- « nés et à Trasimène. Voyez ce que j'ai été, et connaissez, « par mon exemple, l'inconstance du sort. Celui qui vous « parle en suppliant est ce même Annibal qui, campé entre • le Tibre et le Téveron, prêt à donner l'assaut à Rome, dé- ^ libérait sur ce qu'il ferait de votre patrie. J'ai porté Tépou- « vante dans les champs de vos pères, et je suis réduit à vous = prier d'épargner de tels malheurs à mon pays. Rien n'est « plus incertain que le succès des armes : un 'moment peut « vous ravir votre gloire et vos espérances. Consentira la paix. « c'est rester vous-même l'arbitre de vos destinées ; combat- « tre, c'est remettre votre sort entre les mains des dieux. » A ce discours étudié, Scipion répondit avec plus de fran- chise, mais moins d'éloquence : il rejeta comme insuffisantes les propositions de paix que lui faisait Annibal, et l'on ne songea plus qu'à combattre. 11 est probable que Tintérêt de la patrie ne fut pas le seul motif qui porta le général romain à rompre avec le général carthaginois, et que Scipion ne put se défendre du désir de se mesurer avec Annibal. Le lendemain de cette entre\-ue, deux armées, composées de vétérans, conduites par les deux plus grands capitaines des deux plus grands peuples de la terre, s'avancèrent pour se disputer, non les murs de Rome et de Carthage, mais l'empire du monde, prix de ce dernier combat. Scipion plaça les piquiers au premier rang, les princes au second, et les triaires au troisième. Il rompit ces lisnes par des intervalles égaux, afin d'oumr un passage aux éléphants des Carthaginois. Des vélites répandus dans ces intervalles devaient, selon Foccasion, se replier derrière les soldats pe- samment armés, ou lancer sur les éléphants une grêle de flè- ches et de javelots. Lélius comTait l'aile gauche de l'armée avec la cavalerie latine, et Masinissa commandait à l'aile droite les chevaux numides. Annibal rangea quatre-\ingts éléphants sur le front de son 168 ITINÉBAIBE armée, dont la première ligne était composée de Liguriens, de Gaulois, de Baléares et de Maures ; les Carthaginois ve- naient au second rang ; des Bruttiens formaient derrière eux une espèce de réserve, sur laquelle le général comptait peu. Annibal opposa sa cavalerie à la cavalerie des Romains, les Carthaginois à Lélius, et les Numides à Masinissa. Les Romains sonnent les premiers la charge. Ils poussent en même temps de si grands cris, qu'une partie des éléphants effrayés se replie sur l'aile gauche de l'armée d' Annibal, et jette la confusion parmi les cavaliers numides. Masinissa aperçoit leur désordre, fond sur eux, et achève de les mettre en fuite. L'autre partie des éléphants qui s'étaient précipités sur les Romains est repoussée par les vélites, et cause, à l'aile droite des Carthaginois, le même accident qu'à l'aile gauche. Ainsi, dès le premier choc, Annibal demeura sans cavalerie, et découvert sur ses deux flancs : des raisons puissantes, que l'histoire n'a pas connues, l'empêchèrent sans doute de penser à la retraite. L'infanterie en étant venue aux mains, les soldats de Sci- pion enfoncèrent facilement la première ligne de l'ennemi, qui n'était composée que de mercenaires. Les Romains et les Carthaginois se ti'ouvèrent alors face à face. Les premiers, pour arriver aux seconds, étant obligés de passer sur des monceaux de cadavres, rompirent leur ligne, et furent au mo- ment de perdre la victoire. Scipion voit le danger, et change son ordre de bataille. Il fait passer les princes et les triaires au premier rang, et les place à la droite et à la gauche des piquiers; il déborde par ce moyen le front de l'armée d'An- nibal, qui avait déjà perdu sa cavalerie, et la première ligne de ses fantassins. Les vétérans carthaginois soutinrent la gloire qu'ils s'étaient acquise dans tant de batailles. On re- connaissait parmi eux, à leurs couronnes, de simples soldats qui avaient tué, de leurs propres mains, des généraux et des consuls. Mais la cavalerie romaine, revenant de la poursuite des ennemis, charge par derrière les vieux compagnons d'An- nibal. Entourés de toutes parts, ils combattent jusqu'au der- DE PARIS A JEaUSALEM. 169 nier soupir, et uabandounent leurs drapeaux qu'avec la vie. Annibal lui-même, après avoir fait tout ce qu'on peut atten- dre d'un grand général et d'un soldat intrépide, se sauve avec quelques cavaliers. Resté maître du champ de bataille, Scipion donna de grands éloges à rbabileté que son rival avait déployée dans les événe- ments du combat. Était-ce générosité ou orgueil? Peut-être • l'une et l'autre; car le vainqueur était Scipion, et le vaincu Annibal. La bataille de Zama mit fin à la seconde guerre punique. Carthage demanda la paix, et ne la reçut qu'à des conditions qui présageaient sa ruine prochaine. Annibal, n'osant se fier à la foi d'un peuple ingrat, abandonna sa patrie. Il erra dans les cours étrangères, cherchant partout des ennemis aux Ro- mains, et partout poursuivi par eux; donnant à de faibles rois des conseils qu'ils étaient incapables de suîntc, et apprenant par sa propre expérience qu'il ne faut porter chez les hôtes couronnés ni gloire ni nlalheur. On assure qu'il rencontra Scipion à Éphèse, et que, s'entretenant avec son vainqueur, celui-ci lui dit : « A votre avis, Annibal, quel a été le premier « capitaine du monde ?— Alexandre, répondit le Carthaginois. « — Et le second.^ repartit Scipion. — P\Trhus. — Et le troi- « sième? — Moi.— Que serait-ce donc, s'écria Scipion en « riant, si vous m'aviez vaincu ? — Je me serais placé, répondit « Annibal, avant Alexandre. « Mot qui prouve que l'illustre banni avait appris dans les cours l'art de la flatterie, et qu'il avait à la fois trop de modestie et trop d'orgueil. Enfin , les Romains ne purent se résoudre à laisser vivre Annibal. Seul, proscrit et malheureux, il leur semblait ba- lancer la fortune du Capitole. Ils étaient humiliés en pensant qu'il y avait au monde un homme qui les avait vaincus, et qui n'était point effrayé de leur grandeur. Ils envoyèrent une ambassade jusqu'au fond de l'Asie, demander au roi Prusias la mort de son suppliant. Prusias eut la lâcheté d'abandonner Annibal. Alors ce grand homme avala du poison, en disant : 43 170 ITINERAIRE « Délivrons les Romains de la crainte que leur cause un vieil- « lard exilé, désarmé et trahi. » Scipion éprouva comme Annibal les peines attachées à la gloire. îl finit ses jours à Literne, dans un exil volontaire. On a remarqué qu' Annibal, Philopœmen et Scipion moururent à peu près dans le même temps, tous trois victimes de l'in- gratitude de leur pays. L'Africain fit graver sur son tombeau cette inscription si connue : INGRATE PATRIE, TU n'auras pas mes os. Mais, après tout, la proscription et l'exil, qui peuvent faire oublier des noms vulgaires, attirent les yeux sur les noms il- lustres : la vertu heureuse nous éblouit ; elle charme nos re- gards lorsqu'elle est persécutée. Carthage elle-même ne survécut pas longtemps à Annibal. Scipion Nasica et les sénateurs les plus sages voulaient con- server à Rome une rivale ; mais on ne change point les des- tinées des empires. La haine aveugle du vieux Caton l'emporta; et les Romains, sous le prétexte le plus frivole, commencè- rent la troisième guerre punique. Ils employèrent d'abord une insigne perfidie pour dépouil- ler les ennemis de leurs armes. Les Carthaginois, ayant en vain demandé la paix, résolurent de s'ensevelir sous les ruines de leur cité. Les consuls Marcius et Manilius parurent bien- tôt sous les murs de Carthage. Avant d'en former le siège, ils eurent recours à deux cérémonies formidables : l'évocation des divinités tutélaires de cette ville, et le dévouement de la patrie d' Annibal aux dieux infernaux. « Dieu ou déesse qui protégez le peuple et la république « de Carthage, génie à qui la défense de cette ville est confiée, « abandonnez vos anciennes demeures ; venez habiter nos 0 temples. Puissent Rome et nos sacrifices vous être plus « agréables que la ville et les sacrifices des Carthaginois ! » Passant ensuite à la formule de dévouement : DE PARIS A JERUSALEM. 171 « Dieu Pluton, Jupiter malfdisant, dieux Mânes, frappez « dé terreur la ville de Carthage ; entraînez ses habitants aux •c enfers. Je vous dévoue la tète des ennemis, leurs biens, « leurs villes, leurs campagnes ; remplissez mes vœux, et je « vous immolerai trois brebis noires. Terre, mère des hommes, « et vous, Jupiter, je vous atteste. ^ Cependant les consuls furent repoussés avec vigueur. Le génie d"Annibal s'était réveillé dans la ville assiégée. Les femmes coupèrent leurs cheveux ; elles en firent des cordes pour les arcs et pour les machines de guerre. Scipion , le second Africain, servait alors comme tribun dans l'armée romaine. Quelques vieillards qui avaient vu le premier Sci- pion en Afrique vivaient encore , enti'e autres le célèbre Ma- sinissa. Ce roi numide, âgé de plus de quatre-vingts ans, invita le jeune Scipion à sa cour; c'est sur la supposition de cette enti-evue • que Gcéron composa le beau morceau de sa République y connu sous le nom du Songe de Scipion. Il fait parler ainsi l'Émilien à Lélius , à Philus , à iManilius et à Scé- vola : « J'aborde Masinissa. Le vieillard me reçoit dans ses bras, a et nv arrose de ses pleurs. Il lève les yeux au ciel et s'écrie : » Soleil, dieux célestes, je vous remercie! Je reçois, avant « de mourir , dans mon royaume et à mes foyers , le disne « héritier de l'homme vertueux et du grand capitaine tou- « jours présent à ma mémoire 1 » « La nuit, plein des discours de Masmissa, je rêvai que « l'Africain s'oôrait devant moi : je tremblais, saisi de res- « pect et de crainte. L' .Africain me rassura, et me transporta « avec lui au plus haut du ciel , dans un lieu tout brillant « d'étoûes. Il me dit : « -Abaissez vos regards, et voyez Carthage : je la forçai de « se soumettre au peuple romain ; dans deux ans vous la dé- « truirez de fond en comble , et vous mériterez par vous- •t même le nom d'Afrricain , que vous ne tenez encore que de ' Scipion avait ru aupararant Masinissa. Sa dernière entrcTue n eut pas lieu, car Masiai&sa était mort quand Scipion arriva à sa cour. 172 ITINERAIRE « mon héritage. ... Sachez , pour vous encourager à la vertu , « qu'il est dans le ciel un lieu destiné à Thomme juste. Ce « qu'on appelle la vie sur la terre , c'est la mort. On n'existe « que dans la demeure éternelle des âmes , et l'on ne par- « vient à cette demeure que par la sainteté, la religion, la « justice , le respect envers ses parents , et le dévouement à » la patrie. Sachez surtout mépriser les récompenses des « mortels. Vous voyez d'ici combien cette terre est petite , « combien les plus vastes royaumes occupent peu de place « sur le globe que vous découvrez à peine , combien de soli- « tudes et de mers divisent les peuples entre eux î Quel se- « rait donc l'objet de votre ambition? Le nom d'un Romain « a-t-il jamais franchi les sommets du Caucase ou les rivages " du Gange ? Que de peuples à l'orient , à l'occident , au midi, « au septentrion, n'entendront jamais parler de l'Africain! « Et ceux qui en parlent aujourd'hui , combien de temps en « parleront-ils ? Ils vont mourir. Dans le bouleversement des « empires , dans ces grandes révolutions que le temps amène, « ma mémoire périra sans retour. O mon fils! ne songez donc « qu'aux sanctuaires divins où vous entendez cette harmo- « nie des sphères qui charme maintenant vos oreilles ; n'as- « pirez qu'à ces temples éternels préparés pour les grandes « âmes et pour ces génies sublimes qui , pendant la vie , se K sont élevés à la contemplation des choses du ciel. » L'A- « fricain se tut , et je m'éveillai. » Cette noble fiction d'un consul romain , surnommé le Père de la patrie, ne déroge point à la gravité de l'histoire. Si l'histoire est faite pour conserver les grands noms et les pen- sées du génie, ces grands noms et ces pensées se trouvent ici *. Scipion l'Émilien , nommé consul par la faveur du peuple, eut ordre de continuer le siège de Carthage. 11 surprit d'a- bord la ville basse , qui portait le nom de Mégara ou de Ma- gara -. Il voulut ensuite fermer le port extérieur au moyen d'une chaussée. Les Carthaginois ouvrirent une autre entrée ' Ce songe est une imitation d'un passage de la République de Platon ' Jo ne ferai la description de Carthage qu'en parlant de ses ruine». DE PAKIS .4 JEBLSALEM. 173 à ce port , et parurent en mer au grand étonnement des Pio- mains. Ils auraient pu brûler la flotte de Scipion ; mais Theure de Carthage était venue , et le trouble s'était emparé des con- seils de cette ville infortunée. Elle fut défendue par un certain Asdrubal, homme cruel, qui commandait trente mille mercenaires, et qui traitait les citoyens avec autant de rigueur que les ennemis. L'hiver s'étant passé dans les entreprises que j'ai décrites , Scipion attaqua au printemps le port intérieur, appelé le Cothon. Bientôt maître des murailles de ce port, il s'avança jusque dans la grande place de la ville. Trois rues s'ou^Taient sur cette place, et montaient en pente jusqu'à la citadelle, connue sous le nom de Bijrsa. Les habitants se défendirent dans les maisons de ces rues : Scipion fut obhgé de les assiéger, et de prendre chaque maison tour à tour. Ce combat dura sLx jours et six nuits. Une partie des soldats romains forçait les retrai- tes des Carthaginois, tandis qu'une autre partie était occu- pée à tirer avec des crocs les corps entassés dans les maisons ou précipités dans les rues. Beaucoup de vivants furent je- tés pêle-mêle dans les fossés avec les morts. Le septième jour, des députés parurent en habits de sup- pliants; ils se bornaient à demander la vie des citoyens ré- fugiés dans la citadelle. Scipion leur accorda leur demande, exceptant toutefois de cette grâce les déserteurs romains qui avaient passé du côté des Carthaginois. Cinquante mille per- sonnes, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortirent ainsi de Byrsa. Au sommet de la citadelle s'élevait un temple consacré à Esculape. Les transfuges , au nombre de neuf cents, se re- tranchèrent dans ce temple. Asdrubal les commandait; il avait avec lui sa femme et ses deux enfants. Cette troupe dé- sespérée soutint quelque temps les efforts des Romains; mais , chassée peu à peu des pams du temple , elle se ren- ferma dans le temple même. Alors Asdrubal, entraîné par Tamour de la vie , abandonnant secrètement ses compagnons 174 ITINERAIRE d'infortune, sa femme et ses enfants , vint , un rameau d'oli- vier à la main, embrasser les genoux de Scipion. Scipion le fit aussitôt montrer aux transfuges. Ceux-ci, pleins de rage, mirent le feu au temple , en faisant contre Asdrubal d'horri- bles imprécations. Comme les flammes commençaient à sortir de l'édifice , on vit paraître une femme couverte de ses plus beaux habits , et tenant par la main deux- enfants : c'était la femme d'As- drubal. Elle promène ses regards sur les ennemis qui entou- raient la citadelle , et, reconnaissant Scipion : « Romain , s'é- « cria-t-elle , je ne demande point au ciel qu'il exerce sur toi « sa vengeance : tu ne fais que suivre les lois de la guerre : «c mais puisses-tu , avec les divinités de mon pays , punir le « perfide qui trahit sa femme , ses enfants , sa patrie et ses « dieux ! Et toi , Asdrubal , Rome déjà prépare le châtiment ft de tes forfaits ! Indigne chef de Carthage , cours te faire « traîner au char de ton vainqueur, tandis que ce feu va '<■ nous dérober , moi et mes enfants , a l'esclavage ! « En achevant ces mots , elle égorge ses enfants , les jet^ dans les flammes , et s'y précipite après eux. Tous les trans- fuges imitent son exemple. Ainsi périt la patrie de Didon , de Sophonisbe et d'Anni- bal. Florus veut que l'on juge de la grandeur du désastre par l'embrasement, qui dura dix-sept jours entiers. Scipion versa des pleurs sur le sort de Carthage. A l'aspect de Tin- cendie qui consumait cette ville naguère si florissante, il songea aux révolutions des empires , et prononça ces vers d'Homère, en les appliquant aux destinées futures de Rome : <* Un temps viendra, où l'on verra périr et les sacrés murs « d'Ilion, et le belliqueux Priam, et tout son peuple. » Co- rinthe fut détruite la même année que Carthage , et un enfant de Corinthe répéta , comme Scipion , un passage d'Homère , à la vue de sa patrie en cendres. Quel est donc cet homme que toute l'antiquité appelle à la chute des États et au spec- tacle des calamités des peuples , comme si rien ne pouvait DE PARIS A JERUSALEM. 175 être grand et tragique sans sa présence ; comme si toutes les douleurs humaines étaient sous la protection et sous l'empire du chantre d'Ilion et d'Hector? Carthage ne fut pas plutôt détruite , qu'un dieu vengeur semhla sortir de ses ruines : Rome perd ses mœurs; elle voit naître dans son sein des guerres civiles ; et cette corruption et ces discordes commencent sur les rivages puniques. Et d'ahord Scipion , desti'ucteur de Carthage , meurt assassiné par la main de ses proches ; les enfants de ce roi Masinissa , qui fît triompher les Romains , s'égorgent sur le tombeau de Sophonisbe ; les dépouilles de Syphax servent à Jugurtha à pen-ertir et à vamcre les descendants de Résulus. « 0 cité « vénale ! s'écrie le prince aû'icain en sortant du Capitole : 6 cité « mûre pour ta ruine, situ trouves un acheteur! « Bien- tôt Jugurtha fait passer une armée romaine sous le pus , presque à la vue de Carthage , et renouvelle cette honteuse cérémonie , comme pour réjouir les mânes d'.Ajinibaî ; il tombe enfin dans les mains de :\Iarius , et perd l'esprit au milieu de la pompe triomphale. Les licteurs le dépouillent , lui arrachent ses pendants d'oreilles , le jettent nu dans une fosse , où ce roi justifie jusqu'à son dernier soupir ce qu'il avait dit de l'avidité des R.omains. Mais la victoire obtenue siu' le descendant de Masinissa a fait naîti-e entre Sylla et Marins cette jalousie qui va couvrir Rome de deuil. Obligé de fuir devant son rival , Marins vint chercher un asile parmi les tombeaux d'Hannon et d'Hamil- car. Un esclave de Sextilius, préfet d'Afrique, apporte à Mari us l'ordre de quitter les débris qui lui servent de re- traite : « Va dire à ton maître , répond le terrible consul , «■ que tu as va Marins fugitif assis sur les ruines de Car- « thase. » « Marius et Carthage, disent un historien et un poète , se « consolaient mutuellement de leur sort ; et , tombés l'un et ^^ l'autre, ils pardonnaient aux dieux. " Enfin la liberté de Rome expire aux pieds de Carthage dé- trîiite et enchaînée. La vengeance est complète : c'est un 176 ITINERAIRE Scipion qui succombe en Afrique sous les coups de César; et son corps est le jouet des flots qui portèrent les vaisseaux triomphants de ses aïeux. Mais Caton vit encore à Utique , et avec lui Rome et la liberté sont encore debout. César approche : Caton juge que les dieux de la patrie se sont retirés. 11 demande son épée ; un enfant la lui apporte ; Caton la tire du fourreau , en touche la pointe, et dit : « Je suis mon maître! » Ensuite il se cou- che , et lit deux fois le dialogue de Platon sur l'immortalité de l'âme , après quoi il s'endort. Le chant des oiseaux le ré- veille au point du jour : il pense alors qu'il est temps de chan- ger une vie libre en une vie immortelle ; il se donne un coup d'épée au-dessous de l'estomac : il tombe de son lit , se débat contre la mort. On accourt, on bande sa plaie : il revient de son évanouissement , déchire l'appareil , et arrache ses en- trailles; Il aime mieux mourir pour une cause sainte, que de vivre sous un grand homme. Le destin de Rome républicaine étant accompli , les hom- mes , les lois , ayant changé , le sort de Carthage changea pa- reillement. Déjà Tibérius Gracchus avait établi une colonie dans l'enceinte déserte de la ville de Didon ; mais sans doute cette colonie n'y prospéra pas, puisque Marins ne trouva à Carthage que des cabanes et des ruines. Jules César, étant en Afrique , fît un songe : il crut voir pendant son sommeil une grande armée, qui l'appelait en répandant des pleurs. Dès lors il forma le projet de rebâtir Corinthe et Carthage , dont le rêve lui avait apparemment offert les guerriers. Au- guste, qui partagea toutes les fureurs d'une révolution san- glante , et qui les répara toutes , accomplit le dessein de César. Carthage sortit de ses ruines , et Strabon assure que de son temps elle était déjà florissante. Elle devint la métropole de l'Afrique, et fut célèbre par sa politesse et par ses écoles. Elle vit naître tour à tour de grands et d'heureux génies. Tertul- lien lui adressa son apologétique contre les gentils. Mais, toujours cruelle dans sa religion, Carthage persécuta les chré- tiens innocents , comme elle avait jadis brûlé des enfants en DE PARIS A JERUSALEM. 177 l'honneur de Saturne. Elle livra au mart\Te l'illustre Cyprieu , qui faisait refleurir l'éloquence latine. Amobe et Lactance se distinguèrent à Carthage : le dernier y mérita le surnom de Cicéron chrétien. Soixante ans après , saint Augustin puisa dans la capitale de r.Airique ce goût des voluptés , sur lequel , ainsi que le roi-prophète , il pleura le reste de sa vie. Sa belle imagination , touchée des fictions des poètes , aimait à chercher les restes du palais de Didon. Le désenchantement que l'âge amène, et le vide qui suit les plaisirs , rappelèrent le fils de Monique à des pensées plus graves. Saint Ambroise acheva la victoire , et Augustin, devenu évêque d'Hippone, fut un modèle de vertu. Sa maison ressemblait à une espèce de monastère , où rien n'était affecté ni en pausTeté ni en richesse. Vêtu d'une ma- nière modeste , mais propre et agréable , le vénérable prélat rejetait les habits somptueux , qui ne convenaient , disait-il , ni à son ministère , ni à son corps cassé de vieillesse, ni à ses cheveux blancs. Aucune femme n'entrait chez lui , pas même sa sœur , Ycuve et servante de Dieu. Les étrangers trouvaient à sa table une hospitalité libérale ; mais , pour lui , il ne vi- vait que de fruits et de légum.es. Il faisait sa principale occu- pation de l'assistance des pamTes et de la prédication de la parole de Dieu. 11 fut surpris dans l'exercice de ses devoirs par les Vandales, qui vinrent mettre le siège devant Hippone l'an 431 de notre ère, et qui changèrent la face de l'Afrique. Les barbares avaient déjà envahi les grandes provinces de l'empire; Rome même avait été saccagée par Alaric. Les Vandales , ou poussés par les Visisoths , ou appelés par le comte Boniface , passèrent enfin d'Espagne en Afrique. Ils étaient , selon Procope , de la race des Goths , et joignaient à leur férocité naturelle le fanatisme religieux. Convertis au christianisme, mais ariens de secte , ils persécutèrent les ca- tholiques avec une rage inouïe. Leur cruauté fut sans exem- ple : quand ils étaient repoussés devant une ville , ils massa- craient leurs prisonniers autour de cette ville. Laissant les cadavres exposés au soleil , ils chargeaient , pour ainsi dire , 178 ITINERAIRE le vent de porter la peste dans les murs que leur rage n'avait pu frapper. L'Afrique fut épouvantée de cette race d'hommes , de géants demi-nus , qui faisaient des peuples vaincus des espèces de bêtes de somme , les chassaient par troupeaux de- vant eux , et les égorgeaient quand ils en étaient las. Genseric établit à Carthage le siège de son empire : il était digne de commander aux barbares que Dieu lui avait soumis. C'était un prince sombre, sujet à des accès de la plus noire mélancolie , et qui paraissait grand dans le naufrage général du monde civilisé, parce qu'il était monté sur des débris. Au milieu de ses malheurs , une dernière vengeance était réservée à la ville de Didon. Genseric traverse la mer, et s'em- pare de Rome : il la livre à ses soldats pendant quatorze jours et quatorze nuits. Il se rembarque ensuite : la flotte du nou- vel Annibal apporte à Carthage les dépouilles de Rome, comme la flotte de Scipion avait apporté à Rome les dépouilles de Carthage. Tous les vaisseaux de Genseric , dit Procope , arrivèrent heureusement en Afrique, excepté celui qui por- tait les dieux. Solidement établi dans son nouvel empire, Genseric en sortait tous les ans pour ravager l'Italie, la Si- cile , rillyrie et la Grèce. Les aveugles conquérants de cette époque sentaient intérieurement qu'ils n'étaient rien en eux- mêmes , qu'ils n'étaient que des instruments d'un conseil éternel. De là les noms qu'ils se donnaient de Fléau de Dieu, de Ravageur de t espèce humaine; de là cette fureur de détruire dont ils se sentaient tourmentés , cette soif du sang qu'ils ne pouvaient éteindre ; de là cette combinaison de toutes choses pour leurs succès , bassesse des hommes , absence de courage , de vertus , de talents , de génie : car rien ne devait mettre d'obstacles à l'accomplissement des arrêts du ciel. La flotte de Genseric était prête; ses soldats étaient embarqués : où allait-il ? Il ne le savait pas lui-même. « Prince, « lui dit le pilote, quels peuples allez-vous attaquer.^ — «Ceux-là, répond le barbare , que Dieu regarde à présent « dans sa colère. » Genseric mourut trente-neuf ans après avoir pris Carthage. DE PARIS A JERUSALEM. 179 C'était la seule ville d'Afrique dont il n'eût pas détruit les murs. Il eut pour successeur Honoric, l'un de ses fils. Après un règne de huit ans , Honoric fut remplacé sur le ti'one par son cousin Gondamond : celui-ci porta le sceptre treize années, et laissa la couronne à Transamond son frère. Le règne de Transamond fut en tout de vingt-sept années. Ilderic, fils d'Honoric et petit-fils de Genseric, hérita du royaume de Carthage. Gélimer, parent d'Ilderic, conspira contre lui, et le fit jeter dans un cachot. L'empereur Justi- nicn prit la défense du monarque détrôné , et Bélisaire passa en Afrique. Gélimer ne fit presque point de résistance. Le général romain entra victorieux dans Carthage. Il se rendit au palais, où, par un jeu de la fortune, il mangea des viandes mêmes qui avaient été préparées pour Gélimer , et fut servi par les officiers de ce prince. Rien n'était changé à la cour , hors le maître ; et c'est peu de chose quand il a cessé d'être heureux. Bélisaire, au reste, était digne de ses succès. C'était un de ces hommes qui paraissent de loin à loin dans les jours du vice , pour interrompre le di'oit de prescription contre la vertu. Malheureusement ces nobles âmes qui brillent au milieu de la bassesse ne produisent aucune révolution. Elles ne sont point hées aiLx affaires humaines de leur temps ; étrangères et isolées dans le présent, elles ne peuvent avoir aucune influence sur l'avenir. Le monde roule sur elles sans les entraîner; mais aussi elles ne peuvent arrêter le monde. Pour que les âmes d'une haute nature soient utiles à la société , il faut qu'elles naissent chez un peuple qui conserve le goût de l'ordre , de la religion et des mœurs , et dont le génie et le caractère soient en rapport avec sa position morale et politique. Dans le siècle de Bélisaire, les événements étaient grands et les hom- mes petits. C'est pourquoi les annales de ce siècle, bien que remplies de catastrophes tragiques , nous révoltent et nous fatiguent, rsous ne cherchons point, dans l'histoire, les ré- volutions qui maîtrisent et écrasent des hommes , mais les 180 ITINÉBAIBE hommes qui commandent aux révolutions , et qui soient plus puissants que la fortune. L'univers bouleversé par les barbares ne nous inspire que de l'horreur et du mépris ; nous sommes éternellement et justement occupés d'une petite que- relle de Sparte et d'Athènes dans un petit coin de la Grèce. Gélimer , prisonnier à Constantinople , servit au triomphe de Bélisaire. Bientôt après , ce monarque devint laboureur. En pareil cas , la philosophie peut consoler un homme d'une nature commune, mais elle ne fait qu'augmenter les regrets d'un cœur vraiment royal. On sait que Justinien ne fit point crever les yeux à Bélisaire. Ce ne serait , après tout, qu'un bien petit événement dans la gi'ande histou'e de l'ingratitude humaine. Quant à Carthage , elle vit un prince sortir de ses murs pour aller s'asseoir sur le trône des Césars : ce fut cet Héraclius qui renversa le tyran Phocas. Les Arabes firent , en 647 , leur première expédition en Afrique. Cette expédition fut suivie de quatre autres dans l'espace de -cinquante ans. Carthage tomba sous le joug mu- sulman en G96. La plupart des habitants se sauvèrent en Espagne et en Sicile. Le patrice Jean, général de l'empereur Léonce , occupa la ville en 697 , mais les Sarrasins y rentrèrent pour toujours en 698; et la fille de Tyr devint la proie des enfants d'Ismaël. Elle fut prise par Hassan, sous le califat d'Abd-el-Melike. On prétend que les nouveaux maîtres de Carthage en rasèrent jusqu'aux fondements. Cependant il en existait encore de grands débris au commencement du neu- vième siècle, s'il est vrai que des ambassadeurs de Charlema- gne y découvrirent le corps de saint Cyprien. Vers la fin du même siècle , les infidèles formèrent une ligue contre les chrétiens , et ils avaient à leur tête , dit l'histoire , les Sarra- sins de Carthage. Nous verrons aussi que saint Louis trouva une ville naissante dans les ruines de cette antique cité. Quoi qu'il en soit, elle n'offre plus aujourd'hui que les débris dont je vais parler. Elle n'est connue dans le pays que sous le nom de Bersâch , qm semble être une corruption du nom de DE PARIS A JÉRUSALEM. 181 B}Tsa. Quand on veut aller de Tunis à Carthage, il faut de- mander la tour d'Almenare ou la torre de Mastinacès : ven- toso gloriacurrul Il est assez difficile de bien comprendre, d'après le récit des historiens, le plan de l'ancienne Carthage. PolybeetTite- Live avaient sans doute parlé fort au long du siège de cette ville, mais nous n'avons plus leurs descriptions. Nous sommes réduits aux abréviateurs latins, tels que Florus et Velléius Pa- terculus, qui n'entrent point dans le détail des lieux. Les géo- graphes qui \1nrent par la suite des temps ne connurent que la Carthage romaine. L'autorité la plus complète sur ce sujet est celle du Grec Appien, qui florissait près de trois siècles après l'événement, et qui, dans son style déclamatoire, man- que de précision et de clarté. RoUin, qui le suit, en y mêlant peut-être mal à propos l'autorité de Sti-abon, m'épargnera la peine d'une traduction. « Elle était située dans le fond d'un golfe, environnée de mer « en forme d'une presqu'île dont le col, c'est-à-dire l'isthme « qui la joignait au continent , était d'une lieue et un quart « (vingt-cinq stades). La presqu'île avait de circuit dix-huit « lieues (trois cent soixante stades). Du côté de l'occident, il « en sortait une longue pointe de terre, large à peu près de " douze toises (un demi-stade), qui, s'avançant dans la mer, « la séparait d'avec le marais, et était fermée de tous côtés « de rochers et d'une simple muraille. Du côté du midi et du ^ continent, où était la citadelle appelée Byrsa, la ville était « close d'une triple muraille, haute de trente coudées , sans « les parapets et les tours qui la flanquaient tout alentour « par d'égales distances, éloignées l'une de l'autre dequatre- « vingts toises. Chaque tour avait quatre étages, les murail- « les n'en avaient que deux; elles étaient voûtées, et dans le « bas il y avait des établespour mettre trois cents éléphants, « avec les choses nécessaires pour leur subsistance, et des » écuries au-dessus pour quatre mille chevaux, et les greniers *■ pour leur nourriture. Il s'y trouvait aussi de quoi y loger « vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers. Enfin, tout rriNÉB. — T. u. 16 J82 ITINERAIRE a cet appareil de guerre était renfermé dans les seules murail- « les. 11 n'y avait qu'un endroit de la ville dont les mursfus- « sent faibles et bas : c'était un angle négligé qui commençais « à la pointe de terre dont nous avons parlé, et qui continuait « jusqu'au port qui était du côté du coucbant. Il y en avait « deux qui se communiquaient l'un à l'autre, mais qui n'a- « valent qu'une seule entrée, large de soixante-dix pieds, et « fermée par des chaînes. Le premier était pour les marchands, « où l'on trouvait plusieurs et diverses demeures pour les « matelots. L'autre était le port intérieur, pour les navires de > guerre, ajj milieu duquel on voyait une île nommée Cotlion, 'pte, défaire une descente à Tunis. ^Malheu- reusement saint Louis se rangea au dernier avis, par une rai- son qui semblait assez décisive. Tunis était alors sous la domination d'un prince que Geof- froy de Eeaulieu et Guillaume de >'angis nomment Omar-el- Muley-Moz-tanca. Les historiens du temps ne disent point pourquoi ce prince feignit de vouloir embrasser la religion des chrétiens ; mais il est assez probable qu'apprenant l'arme- ment des croisés , et ne sachant où tomberait Forage , il crut le détourner en envoyant des ambassadeurs en France , et flattant le saint roi d'une conversion à laquelle il ne pensait point. Cette tromperie de l'infidèle fut précisément op qui at- tira sur lui la tempête qu'il prétendait conjurer. Louis pensa qu'il suffirait de donner à Omar une occasion de déclarer ses desseins , et qu'alors une grande partie de l'Afrique se ferait chrétienne, à l'exemple de son prince. Une raison politique se joignait à ce motif religieux : les Tunisiens infestaient les mers-, ils enlevaient les secours que l'on faisait passer aux princes chrétiens de la Palestine ; ils fournissaient des chevaux , des armes et des soldats aux sou- dans d'Ég^-pte; ils étaient le centre des liaisons que Bondoc- Dari entretenait avec les ^Maures de ;Maroc et de l'Espagne. Il importait donc de détruire ce repaire de brigands, pour rendre plus faciles les expéditions en terre sainte. Saint Louis entra dans la baie de Tunis au mois de juillet 1270. En ce temps-là un prince maure avait entrepris de re- bâtir Carthage : plusieurs maisons nouvelles s'élevaient déjà au milieu des ruines , et l'on voyait un château sur la colline de Byrsa. Les croisés furent frappés de la beauté du pays, couvert de bois d'oliviers. Omar ne vint point au-devant des Français ; il les menaça au contraire de faire égorger tous les chrétiens de ses États, si l'on tentait le débarquement. Ces menaces n'empêchèrent point l'armée de descendre; elle campa dans l'isthme de Carthage , et l'aumônier d'un roi de France prit possession de la patrie d'Annibal en ces mots : Je vous dis le ban de Nostre-Seigyieur Jésus-Christ , et de 196 ITINEBAIBE Louys , roy de France, son sergent. Ce même lieu avait en- tendu parler le gétule , le tyrien , le latin, le vandale , le grec et l'arabe , et toujours les mêmes passions dans des langues diverses. Saint Louis résolut de prendre Carthage avant d'assiéger Tunis , qui était alors une ville riche , commerçante et forti- fiée. Il chassa les Sarrasins d'une tour qui défendait les ci- ternes : le château fut emporté d'assaut, et la nouvelle cité suivit le sort de la forteresse. Les princesses qui accompa- gnaient leurs maris débarquèrent au port ; et , par une de ces révolutions que les siècles amènent, les grandes dames de France s'établirent dans les ruines des palais de Didon. Mais la prospérité semblait abandonner saint Louis dès qu'il avait passé les mers; comme s'il eût toujours été destiné à donner aux infidèles l'exemple de l'héroïsme dans le mal- heur. Il ne pouvait attaquer Tunis avant d'avoir reçu les se- cours que devait lui amener son frère , le roi de Sicile. Obli- gée de se retrancher dans l'isthme , l'armée fut attaquée d'une maladie contagieuse qui en peu de jours emporta la moitié des soldats. Le soleil de l'Afrique dévorait des hom- mes accoutumés à vivre sous un ciel plus doux. Afin d'aug- menter la misère des croisés, les Maures élevaient un sable brûlant avec des machines : livrant au souffle du midi cette arène embrasée, ils imitaient pour les chrétiens les effets du hansim , ou du terrible vent du désert : ingénieuse et épou- vantable invention , digne des solitudes qui en firent naître l'idée , et qui montre à quel point l'homme peut porter le gé- nie de la destruction. Des combats continuels achevaient d'é- puiser les forces de l'armée : les vivants ne suffisaient pas à enterrer les morts ; on jetait les cada^Tes dans les fossés du camp , qui en furent bientôt comblés. Déjà les comtes de Nemours , de Montmorency et de Ven- dôme n'étaient plus ; le roi avait vu mourir dans ses bras son fils chéri , le comte de Nevers. Il se sentit lui-même frappé. Il s'aperçut dès le premier moment que le coup était mortel : que ce coup abattrait facilement un corps usé par les fati- DE PARIS A JERUSALEM. 197 gues de la guerre , par les soucis du trône , et par ces veilles religieuses et royales que Louis consacrait à son Dieu et à son peuple. Il tâcha néanmoins de dissimuler son mal, et de cacher la douleur qu'il ressentait de la perte de son fils. On le voyait, la mort sur le front , visiter les hôpitaux, comme un de ces pères de la Merci, consacrés dans les mêmes lieux à la rédemption des captifs et au salut des pestiférés. Des œu- \Tes du saint il passait aux devoirs du roi , veillait à la sû- reté du camp, montrait à l'ennemi un visase intrépide , ou, assis devant sa tente , rendait la justice à ses sujets comme sous le chêne de Vinceunes. Philippe , fils aîné et successeur de Louis , ne quittait point son père, qu'il voyait près de descendre au tombeau. Le roi fut enfin obligé de tarder sa tente : alors, ne pouvant plus être lui-même utile à ses peuples , il tâcha de leur assurer le bonheur dans l'avenir, en adressant à Philippe cette ins- truction qu'aucun Français ne hra jamais sans verser des lar- mes. Il l'écrivit sur son lit de mort. Du Gange parle d'un manuscrit qui paraît avoir été l'original de cette instruction : l'écriture en était grande, mais altérée : elle annonçait la dé- faillance de la main qui avait tracé l'expression d'une âme si forte. « Beau filz , la première chose que je t'enseigne et com- « mande à garder, si est que de tout ton cœur tu aimes Dieu, « car sans ce, nul homme ne peut estre sauvé. Et garde bien « de faire chose qui lui déplaise; car tu de\Tois plutost desi- « rer à souffrir toutes manières de tourments , que de pécher « mortellement. « Si Dieu t'envoie adversité , reçois-la benignement , et lui « en rends grâce : et pense que tu l'as bien desservi, et que « le tout te tournera à ton preu. S'il te donne prospérité, si « l'en remercie très-humblement , et garde que pour ce tu « n'en sois pas pire par orgueil , ne autrement. Car on ne doit « pas guerroyer Dieu de ses dons. « Prends-toi bien garde que tu aies en ta compagnie pru- * des gens et loyaux^ qui ne soient point pleins de convoi- 198 ITINERAIRE « tises, soit gens d'Église, de religion, séculiers ou autres. « Fuis la compagnie des mauvais , et t'efforce d'escouter les « paroles de Dieu , et les retiens en ton cueur. « Aussi fais droicture et justice à chacun , tant aux pau- « vres comme aux riches. Et à tes serviteurs sois loyal, li- ft beral et roide de paroles , à ce qu'ils te craignent et aiment « comme leur maistre. Et si aucune controversité ou action « se meut , enquiers-toi jusqu'à la vérité , soit tant pour toi « que contre toi. Si tu es averti d'avoir aucune chose d'au- « trui qui soit certaine, soit par toi ou partes prédécesseurs, « fais-la rendre incontinent. « Regarde en toute diligence comment les gens et sujets « vivent en paix et en droicture dessous toi , par especial es « bonnes villes et cités , et ailleurs. Maintiens tes franchises « et libertés , esquelles tes anciens les ont maintenues et gar- « dées , et les tiens en faveur et amour. «• Garde-toi d'esmouvoir guerre contre hommes chresliens « sans grand conseil , et qu'autrement tu n'y puisses obvier. « Si guerre et débats y a entre tes sujets , apaise-les au plus- « tost que tu pourras. « Prends garde souvent à tes baillifs , prevosts et autres « officiers , et t'enquiers de leur gouvernement, afin que , si « chose y a en eux à reprendre , que tu le fasses. « Et te supplie , mon enfant , que , en ma fin , tu ayes de « moi souvenance, et de ma pauvre ame; et me secoures par « messes , oraisons , prières , aumosnes et bienfaits, partout « ton royaume. Et m'octroye partage et portion en tous tes « bienfaits , que tu feras. « Et je te donne toute bénédiction que jamais père peut « donner à enfant, priant à toute la Trinité du paradis, le « Père , le Fils et le Saint-Esprit , qu'ils te gardent et defen- « dent de tous maux; à ce que nous puissions une fois, après « cette mortelle vie', estre devant Dieu ensemble , et lui ren- « dre grâces et louange sans fin. » Tout homme près de mourir , détrompé sur les choses du monde , peut adresser de sages instructions à ses enfants ; DE PARIS A JERUSALEM. 199 mais , quand ces instructions sont appuyées de l'exemple de toute une vie d'innocence ; quand elles sortent de la bouche d'un grand prince , d'un guerrier intrépide , et du cœur le plus simple qui fut jamais ; quand elles sont les dernières expressions d'une âme divine qui rentre aux étemelles demeu- res , alors heureux le peuple qui peut se glorifier en disant : « L'homme qui a écrit ces instructions était le roi de mes « pères! » La maladie faisant des progrès , Louis demanda l'extrême- oncti^n. Il répondit aux prières des agonisants avec une voix aussi ferme que s'il eût donné des ordres sur un champ de bataille. Il se mit à genoux au pied de son lit pour rece- voir le saint viatique, et on futobhgé de soutenir par les bras ce nouveau saint Jérôme, dans cette dernière communion Depuis ce moment il mit fin aux pensées de la terre, et se crut acquitté envers ses peuples. Eh ! quel monarque avait jamais mieux rempli* ses devoirs ! Sa charité s'étendit alors à tous les hommes : il pria pour les infidèles qui firent à la fois la gloire et le malheur de sa \\e ; il invoqua les saints patrons de la France , de cette France si chère à son âme royale. Le lundi matin, 25 août, sentant que son heure ap- prochait, il se fit coucher sur un lit de cendres , oii il de- meura étendu les bras croisés sur la poitrine , et les yeux levés vers le ciel. On n'a vu qu'une fois , et l'on ne reverra jamais un pareil spectacle : la flotte du roi de Sicile se montrait à l'horizon ; la campagne et les collines étaient couvertes de l'armée des Maures. Au miUeu des débris de Carthage le camp des chré- tiens offrait l'image de la plus affreuse douleur : aucun bruit ne s'y faisait entendre, les soldats moribonds sortaient des hôpitaux , et se traînaient à travers les ruines , pour s'appro- cher de leur roi expirant. Louis était entouré de sa famille en larmes , des princes consternés , des princesses défaillan- tes. Les députés de l'empereur de Constantinople se trou- vaient présents à cette scène : ils purent raconter à la Grèce la merveille d'un trépas que Socrate aurait admiré. Du lit de 200 ITINERAIRE cendres où saint Louis rendait le dernier soupir, on dé- cou\Tait le rivage d'Utique : chacun pouvait faire la compa- raison de la mort du philosophe stoïcien et du philosophe chrétien. Plus heureux que Caton , saint Louis ne fut point obligé de lire un traité de l'immortalité de l'âme pour se con- vaincre de l'existence d'une vie future : il en trouvait la preuve invincible dans sa religion , ses vertus et ses malheurs. Enfin , vers les trois heures de Taprès-midi , le roi , jetant un grand soupir, prononça distinctement ces paroles : « Sd- « gneur, j'entrerai dans votre maison , et je vous adorerai « dans votre saint temple ^ ; » et son âme s'envola dans le saint temple, qu'il était digne d'habiter. On entend alors retentir la crompette des croisés de Si- cile : leur flotte arrive pleine de joie et chargée d'inutiles secours. On ne répond point à leur signal. Charles d'An- jou s'étonne , et commence à craindre quelque malheur. Il aborde au rivage , il voit des sentinelles , la pique renversée, exprimant encore moins leur douleur par ce deuil militaire que par l'abattement de leur visage. Il vole à la tente du roi son frère : il le trouve étendu mort sur la cendre. Il se jette sur les reliques sacrées , les arrose de ses larmes, baise avec respect les pieds du saint, et donne des marques de tendresse et de regrets qu'on n'aurait point attendues d'une âme si hautaine. Le visage de Louis avait encore toutes les couleurs de la vie, et ses lèvres même étaient vermeilles. Charles obtint les entrailles de son frère, qu'il fit dépo- ser à Montréal près de Salerne. Le cœur et les ossements du prince furent destinées à l'abbaye de Saint-Denis , mais les soldats ne voulurent point laisser partir avant eux ces restes chéris , disant que les cendres de leur souverain étaient le salut de l'armée. Il plut à Dieu d'attacher au tombeau du grand homme une ver lu qui se manifesta par des miracles. La France, qui ne pouvait se consoler d'avoir perdu sur la terre un tel monarque , le déclara son protecteur dans le ciel. • Psaïm. DE PABIS A JÉRUSALEM. 201 Louis , placé au rang des saints , devînt ainsi pour la patrie une espèce de roi éternel. On s'empressa de lui élever des ealises et des chapelles plus magnifiques que les simples pa- lais où il avait passé sa vie. Les vieux chevaliers qui l'aecom- pasnèrent à sa première croisade furent les premiers à recon- naître la nouvelle puissance de leur chef : « Et j'ay fait « faire , dit le sire de Joinville , un autel en Thonneur de « Dieu et de monseîirneur saint Loys. « La mort de Louis, si touchante, si vertueuse, si tranquille, par où se termine l'histoire de Carthage , semble être un sa- crifice de paix offert en expiation des fureurs, des passions et des crimes dont cette ville infortunée fut si longtemps le théâtre. Je nai plus rien à dire aux lecteurs: il est temps qu'ils rentrent avec moi dans notre commune patrie. Je quittai M. Devoise , qui m'avait si noblement donné l'hospitalité. Je m'embarquai sur le schooner américain , où , comme je l'ai dit, M. Lear m'avait fait obtenir un passage. ^'ous appareillâmes de la Goulette le lundi 9 mars 1807, et nous fîmes voile pour l'Espagne. >'ous prîmes les ordres d'une frégate américaine dans la rade d'Alger. Je ne descen- dis pointa terre : Alger est bâti dans une position charmante, sur une côte qui rappelle la belle colline du Pausilype. >'ous reconnûmes l'Espagne le 19 à sept heures du matin , vers le cap de Gatte, à la pointe du royaume de Grenade. Nous sui- vîmes le rivage , et nous passâmes devant Malaga. Enfin nous vînmes jeter l'ancre, le vendredi-saint, 27 mars, dans la baie de Gibraltar. Je descendis à Algésiras le lundi de Pâques. J'en partis le 4 avril pour Cadix , où j'arrivai deux jours après , et où je fiis reçu avec une extrême politesse par le consul et le vice-con- sul de France , AIM. Leroi et Canclaux. De Cadix je me ren- dis à Cordoue : j'admirai la mosquée, qui fait aujourd'hui la cathédrale de cette ville. Je parcourus l'ancienne Bétique , où les poètes avaient placé le bonheur. Je remontai jusqu'à An- dujar, et je revins sur mes pas pour voir Grenade. L'Alham- bra me parut digne d'être regardé , même après les temples 202 ITINERAIRE de la Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse , et ressem- ble beaucoup à celle de Sparte : on conçoit que les Maui-es regrettent un pareil pays. Je partis de Grenade pour Aranjuès ; je traversai la patrie de l'illustre chevalier de la Manche , que je tiens pour le plus noble , le plus brave , le plus aimable et le moins fou des mortels. Je vis le Tage à Aranjuès, et j'arrivai le 21 avril à Madrid. M. de Beauharnais , ambassadeur de France à la cour d'Espagne , me combla de bontés ; il avait connu autrefois mon malheureux frère , mort sur Féchafaud avec son illustre aïeul '. Je quittai Madrid le 24. Je passai à l'Escurial , bâti par Philippe II sur les montagnes désertes de la Vieille-Cas- tille. La cour vient chaque année s'établir dans ce monas- tère , comme pour donner à des solitaires morts au monde le spectacle de toutes les passions , et recevoir d'eux ces le- çons dont les passions ne profitent jamais. C'est là que l'on voit encore la chapelle funèbre où les rois d'Espagne sont ensevelis dans des tombeaux pareils , disposés en échelons ; de sorte que toute cette poussière est étiquetée et rangée en ordre comme les curiosités d'un muséum. 11 y a des sépulcres vides pour les souverains qui ne sont point encore descendus dans ces lieux. De l'Escurial je pris ma route pour Ségovie ; l'aqueduc de cette ville est un des plus grands omTages des Romains ; mais il faut laisser M. de la Borde nous décrire ces monu- ments dans son beau Voyage. A Burgos , une superbe ca- thédrale gothique m'annonça l'approche de mon pays. Je n'oubliai point les cendres du Cid : Don Rodrigue surtout n'a trait à son visage Qui d'un homme de cœur ne soit la haute image , Et sort d'une maison si féconde en guerriers, Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers. Il adorait Chimène. ' M. de Malesherbes. DE PAKIS A JERUSALEM. 203 A Mirauda, je saluai l'Èbre , qui vit le premier pas de cet Annibal dont j'avais si longtemps suivi les traces. Je traversai Vittoria et les charmantes montagnes de la Bis- caye. Le 3 de mai je mis le pied sur les terres de France : j'arrivai le 5 à Bayonne , après avoir fait le tour entier de la Méditerranée, visité Sparte, Athènes, SmvTne, Constan- tmople , Rhodes , Jérusalem , Alexandrie , le Caire , Carthage , Cordoue , Grenade et Madrid. Quand les anciens pèlerins avaient accompli le voyage de la terre sainte, ils déposaient leur bourdon à Jérusalem , et prenaient pour le retour un bâton de palmier : je n'ai point rapporté dans mon pays un pareil symbole de gloire , et je n'ai point attaché à mes derniers ti^avaux une importance qu ils ne méritent pas. Il y a vingt ans que je me consacre à 1 étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagi'ins, diversa exîlia et désertas quœrere terras : un grand^nom- bre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques ins- tants mon existence : ce sont là des droits à l'indulgence, et non des titres à la gloire. J'ai fait mes adieux aux Muses dans les Martyrs, et je les renouveUe dans ces mémoires, qui ne sont que la suite ou le commentaire de l'autre ou- n-age. Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un monument à ma patrie; si la Providence me refuse ce repos , je ne dois songer qu'à met- tre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune ; je n'ai plus l'amour du bruit; je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret , ne nous attirent au dehors que des ora- ges : dans tous les cas , j'ai assez écrit si mon nom doit vi- vre ; beaucoup trop s'il doit mourir. ¥iy DU SECOND VOLUME DE l'iTLNÉRAIRE. NOTES. Note 1 , page 23. Cette citation faisait partie du texte dans les deux pre- mières éditions. « Toute l'étendue de Jérusalem est environnée de hautes raontà- « gnes ; mais c'est sur celle de Sion que doivent être les sépulcres de « la famille de David , dont on ignore le lieu. En effet, il y a quinze « ans qu'un des murs du temple , que j'ai dit être sur la montagne de « Sion, croula. Là-dessus, le patriarche donna ordre à un prêtre de « le réparer des pierres qui se trouvaient dans le fondement des mu- « railles de l'ancienne Sion. Pour cet effet , celui-ci fit marché avec en- « viron vingt ouvriers, entre lesquels il se trouva deux hommes amis « et de bonne intelligence. L'un d'eux mena un jour l'autre dans sa « maison pour lui donner à déjeûner. Étant revenus après avoir mangé « ensemble , l'inspecteur de l'ouvrage leur demanda la raison pour- « quoi ils étaient venus si tard , auquel ils répondirent qu'ils compen- « seraient cette heure de travail par une autre. Pendant donc que le « reste des ouvriers furent à dîner, et que ceux-ci faisaient le travail « qu'ils avaient promis, ils levèrent une pierre qui bouchait l'ouver- « ture d'un antre , et se dirent l'un à l'autre : Voyons s'il n'y a pas « là-dessous quelque trésor caché. Après y être entrés , ils avancèrent « jusqu'à un palais soutenu par des colonnes de marbre, et couvert ■ de feuilles d'or et d'argent. Au-devant il y avait une table avec un « sceptre et une couronne dessus : c'était là le sépulcre de David , roi « d'Israël ; celui de Salomon , avec les mêmes ornements , était à la « gauche, aussi bien que plusieurs autres rois de Juda de la famille « de David , qui avaient été enterrés en ce lieu. Il s'y trouva aussi des « coffres fermés ; mais on ignore encore ce qu'ils contenaient. Les « deux ouvriers ayant voulu pénétrer dans le palais, il s'éleva un « tourbillon de veut qui, entrant par l'ouverture de l'antre, les renversa • par terre, où ils demeurèrent, comme s'ils eussent été morts, jus- ■ qu'au soir. Un autre soufïle de vent les réveilla, et ils entendirent « une voix semblable à celle d'un homme, qui leur dit : Levez-vous , % et sortez de ce lieu. La frayeur dont ils étaient saisis les fit retirer 18 206 NOTES. « en diligence , et ils rapportèrent tout ce qui leur était arrivé au pa- « triarche , qui le leur lit répéter en présence d'Abraham de Constau- « linople, le pharisien, et surnommé le Pieux, qui demeurait alors « à Jérusalem. Il l'avait envoyé chercher pour lui demander quel « était son sentiment là-dessus ; à quoi il répondit que c'était le lieu « de la sépulture de la maison de David , destiné pour les rois de Juda. « Le lendemain , on trouva ces deux hommes couchés dans leurs lits, ce et fort malades de la peur qu'ils avaient eue. Ils refusèrent de re- « tourner dans le même lieu, à quel prix que ce fût, assurant qu'il ti n'était pas permis à aucun mortel de pénétrer dans un lieu dont « Dieu défendait l'entrée; de sorte qu'elle a été bouchée par le com- ti mandement du patriarche, et la vue en a été ainsi cachée jusqu'au- « jourd'hui. « Cette histoire paraît être renouvelée de celle que raconle Josèphe au sujet du même tombeau. Hérode le Grand, ayant voulu faire ouvrir le cercueil de David , il en sortit une flamme qui l'empêcha de pour- suivre son dessein. Note 2, page 28. Cette citation faisait partie du texte dans les deux pre- mières éditions. «< A peine, dit Massillon, l'âme sainte du Sauveur a-telle ainsi ac- '< cepté le ministère sanglant de notre réconciliation , que la justice " de son Père commence à le regarder comme un homme de péché, 'c Dès lors il ne voit plus en lui son Fils bien-aimé , en qui il avait mis « toute sa complaisance ; il n'y voit plus qu'une hostie d'expialion et « de colère, chargée de toutes les iniquités du monde, et qu'il ne H peut plus se dispenser d'immoler à toute la sévérité de sa vengeance. « Et c'est ici que tout le poids de sa justice commence à tomber sur « cette âme pure et innocente : c'est ici où Jésus-Chriflt, comme le " véritable Jacob , va lutter toute la nuit contre la colère d'un Dieu '« môme, et où va se consommer par avance son sacrifice, mais d'une « manière d'autant plus douloureuse que son âme sainte va expirer, « pour ainsi dire , sous les cou ps de la justice d'un Dieu irrité , au lieu « que sur le Calvaire elle ne sera livrée qu'à la fureur et à lapuis- « sance des hommes « L'âme sainte du Sauveur, pleine de grâce, de vérité et de lu- • mière ; ah ! elle voit le péché dans toute son horreur; elle en voit le ^OTES. 207 « désordre , l'injustice , la tache immortelle ; elle en voit les suites dé- ■ plorables : la mort, la malédiccion , l'ignorance, l'orgueil, la corrup- « tion, toutes les passions de cette source fatale nées et répandues « sur la terre. En ce moment douloureux, la durée de tous les siècles « se présente à elle : depuis le sang d'Abel jusqu'à la dernière consom- « malion, elle voit une tradition non interrompue de crimes sur « la terre; elle parcourt cette histoire affreuse de l'univers, et rien « n'échappe aux secrètes horreurs de sa tristesse; elle y voit les plus a monstrueuses superstitions établies parmi les hommes : la connais- « sance de son père effacée; les crimes infâmes ériges en divinités; « les adultères , les incestes , les abominations avoir leurs temples et « leurs autels; l'impiété et l'irréligion devenues le parti des plus mo- « dérés et des plus sages. Si elle se trouve vers les siècles des chré- « liens, elle y découvre les maux futurs de son Église : les schismes , « les erreurs, les dissensions qui devaient déchirer le mystère pré- « cieuxde son unité, les profanations de ses autels, l'indigne usage « des sacrenaents, l'extinction presque de sa foi, et les mœurs corrom- « pues du paganisme rétablies parmi ses disciples «.. i , « Aussi, cette âme sainte ne pouvant plus porter le poids de ses K maux, et retenue d'ailleurs dans son corps par la rigueur de la jus- « tice divine , triste jusqu'à la mort, et ne pouvant mourir, hors d'é- « tat et de finir ses peines , et de les soutenir, semble combattre, par « les défaillances et les douleurs de son agonie, contre la moit et n contre la vie; et une sueur de sang qu'on voit couler à terre est le « triste fruit de ses pénibles efforts : Etfactus est sudor ejiis sicut «. guttœ sanguinis decurrentis in terram. Père juste, fallait-il tt encore du sang à ce sacrifice intérieur de votre Fils? N'est-ce pas « assez qu'il doive être répandu par ses ennemis? Faut-il que votre « justice se hâte, pour ainsi dire, de le voir répandre? « Note 3 , page 28. Cette citation faisait partie du texte dans les deux pre- mières éditions. La destruction de Jérusalem, prédite et pleurée par Jésus-Christ, mérite bien qu'on s'y arrête. Écoutons Josèphe, témoin oculaire de cet événement La ville étant prise, un soldat met le feu au temple. t Lorsque le feu dévorait ainsi ce superbe temple, les soldats, ar- « dents au pillage, tuaient tous ceux qu'ils y rencontraient. Ils ne 208 NOTES. « pardonnaient ni à l'âge ni à la qualité : les vieillards aussi bien que « les enfants, et les prêtres comme les laïques, passaient par le tran» « chant de l'épée : tous se trouvaient enveloppés dans ce carnage gé- « néral , et ceux qui avaient recours aux prières n'étaient pas plus hu- « mainement traités que ceux qui avaient le courage de se défendre « jusqu'à la dernière extrémité. Les gémissements des mourants se « mêlaient au bruit du pétillement du feu , qui gagnait toujours plus « avant; et l'embrasement d'un si grand édifice , joint à la hauteur de « son assiette , faisait croire à ceux quiae le Toyaient que de loin que « toute la ville était en feu. « On ne saurait rieu imaginer de plus terrible que le bruit dont '< l'air retentissait de toutes parts; car, quel n'était pas celui que fai- « saient les légions romaines dans leur fureur? Quels cris ne jetaient « pas hs factieux qui se voyaient environnés de tous côtés du fer et do « feu ? Quelle plainte ne faisait point ce pauvre peuple qui, se trouvant « alors dans le temple, était dans une telle frayeur, qu'il se jetait, en « fuyant, au milieu des ennemis! Et quelles voix confuses nepous- A quoi ayant ajouté : « et malheur sur « moi ! » , une pierre poussée par une machine le porta par terre, et « il rendit l'esprit en proférant ces mêmes mots. » Note 4, page 29. « On verra, dit encore Massillon,leFils de l'Hornme parcourant des « yeux, du haut des airs, les peuples et les nations confondus et as- « semblés à ses pieds, relisant dans ce spectacle l'histoire de l'um- ■ vers, c'est-à-dire des passions ou des vertus des hommes : on le verra * rassembler ses élus des quatie vents, les choisi^ de toute langue, « de tout état , de toute nation ; réunir les enfants d'Israël dispersés « dans l'univers; exposer l'histoire secrète d'un peuple saint et nou- « veau ; produire sur la scène des héros de la foi, jusque ià incon- « nus au monde : ne plus distinguer les siècles par les victoires des « conquérants, par l'établissement ou la décadence des empires, par u la politesse ou la barbarie des temps, par les grands hommes qui « ont paru dans chaque âge, mais par les divers triomphes de la n grâce, par les victoires cachées des justes sur leurs passions , par « l'établissement de son règne dans un cœur, parla fermeté héroïque « d'un fidèle persécuté 1 La disposition de l'univers ainsi ordonnée; tous les peuples de * la terre ainsi séparés ; chacun immobile à la place qui lui sera tom- « bée en partage; la surprise, la terreur, le désespoir, la confusion, « peints sur le visage des uns ; sur celui des autres la joie , la sérénité , »i la confiance; les yeux des justes levés en haut vers le Fils de ■ l'Homme d'où ils attendent leur délivrance; ceux des impies ûx6§ 18. 2 1 0 NOTES. « d'une manière affreuse sur la terre, et perç^int presque les abîmes « de leurs regards, comme pour y marquer déjà la place qui leur est « destinée. » Notées, page 31. Cette citation faisait partie du texte dans les deux pre- mières éditions. Bossuet a renfermé toute cette histoire en quelques pages , mais ces pages sont sublimes : « Cependant la jalousie des pharisiens et des prêtres le mène à un « supplice infâme; ses disciples l'abandonnent; un d'eux le trahit; « le premier et le plus zélé de tons le renie trois fois. Accusé devant « le conseil, il honore jusqu'à la fin le ministère des prêtres, et ré- « pond en termes précis au pontife qui l'interrogeait juridiquement; K mais le moment était arrivé où la synagogue devait être réprouvée. n Le pontife et tout le conseil condamnent Jésus Christ, parce qu'il « se disait le Christ, Fils de Dieu. Il est livré à Ponce-Pilate , prési- « dent romain : son intiocence est reconnue par son juge, que la po- rt lilique et l'intérêt font agir contre sa conscience : le Juste est con- « damné à mort : le plus grand de tous les crimes donne lieu à la « plus parfaite obéissance qui fut jamais. Jésus, maître de sa vie et de « toutes choses, s'abandonne volontairement à la fureur des mé- « chants, et offre ce sacrifice qui devait être l'expiation du genre hu- « main. A la croix , il regarde dans les prophéties ce qui lui restait à 'c faire : il l'achève, et dit enfin : « Tout est consommé. » « A ce mot, tout change dans le monde : la loi cesse, les figures « passent, les sacrifices sont abolis par une oblation plus parfaite. '0TE 6, page 43. Cette citation faisait partie du texte dans les deiLX pre- mières éditions. « Voyant le roi qui avoit la maladie de l'ost et la menaison comme « les autres que nous laissions , se fust bien garanti s'il eust voulu es « grands gallées; mais il disoit qu'il aimoit mieux mourir que laisser n son peuple : il nous commença à hucher et à crier que demouras- « sions, et nous tiroit de bons garrots pour nous faire demeurer jus- « qu'à ce qu'il nous donnast congé de nager. Or je tous lerray ici, « et TOUS diiai la façon et manière comme fut prins le roi ainsi que « lui-mesme me conta. Je lui ouï dire qu'il avoit laissé ses gens d'ar- « mes et sa bataille , et s'estoit mis lui et messire Geoffroy de Ser- « gîneen la bataille de messire Gaultier de Chastillon, qui faisoit '< l'arrière-garde. Et estoit le roi monté sur un petit coursier, une 't housse de soie \estue; et ne lui demeura, ainsi que lui ai depuis « oy dire, de tous ses gens d'armes, que le bon chcTalier messire «Geoffroy de Sergine, lequel se rendit jusques aune petite Tille « nommée Cascl , là où le roi fiit prins. Mais aTant que les Turcs le u pussent voir, lui oy conter que messire Geoffroy de Sergine le def- « fendoit en fa façon que le bon serviteur deffend le hanap de son « seigneur, de peur des mouches. Car toutes les fois que les Sarrazins « l'appruchoient , messire Geoffroy le detïendoit à grands coups d'es- « pée et de pointe , et ressemblait sa force lui estre doublée d'oultre « moitié , et son preux et hardi courage. Et à tous les coups les chas- « soit de dessus le roi. Et ainsi lemmena jusqu'au lieu de Casel, et « la fut descendu au giron d'une bourgeoisie qui estait de Paris, Et « là le cuidèrentToir passer le pas de mort, et n'esperoient point que « jamais il peust passer celui jour sans mourir ^ » C'était déjà un coup assez surprenant de la fo;tune, que d'aToir livré un des plus grands rois que la France ait eus aux mains d'un ' Sire de Joinville. 212 NOTES. jeune Soudan d'Éj^ypte, dernier héritier du grand Saladin. Mais cette fortune, qui dispose des empires, voulant, pour ainsi dire, montrer en un jour l'excès de sa puissance et de ses caprices , fit égorger le roi vainqueur sous les yeux du roi vaincu. n Et ce voyant le Soudan qui estoit encore jeune , et la malice qui « avoit esté inspirée contre sa personne , il s'enfuit en sa haute tour, « qu'il avoit près de sa chambre , dont j'ai devant parlé. Car ses gens « mesme de la Haulequa lui avoient jà abattu tous ses pavillons, et « environnoient celte tour, où il s'en estait fui. Et dedans la tour il « y avait trois de ses evesques, qui avaient mangé avec lui, qui lui « escrivirent qu'il descendist. Et il leur dit que volontiers il descen* « droit, mais qu'ils l'assurassent. Ils lui respondirent que bien le fe- « roient descendre par force , et malgré lui ; et qu'il n'estoit mye en- « core à Damiète. Et tantostils vont jecter le feu gregecis dedans cette « tour, qui estoit seulement de perches de sapin et de toile, comme j'ai « devant dit. Et incontinent fut embrasée la tour. Et vous promets que « jamais ne vis plus beau feu, ne plus soudain. Quand le sultan vit que « le feu le pressoit, il descendit par la voie du Prael , dont j'ai devant « pailé , et s'enfuit vers le fleuve ; et en s'enluyant , l'un des chevaliers « de la Haulequa le ferit d'un grand glaive parmi les costes, et il se « jecte à tout le glaive dedans le fleuve. Et après lui descendirent « environ de neuf chevaliers , qui le tuèrent là dans le fleuve, assez « près de nostre gallée. Et quand le Soudan fut mort, l'un desdits « chevaliers, qui avait nom Faracataie, le fendit, et lui tira le cœur « du ventre. Et lors il s'en vint au roi, sa main toute ensanglantée, « et lui demanda : « Que me donneras-tu dont j'ai occis ton ennemi •< qui t'eust fait mourir s'ils eust vescu ? »• Et à cette demande ne lui « respondit oncques un seul mot le bon roi saint Louis. »» Note 7, page 44. Cette citation faisait partie du texte dans les deux pre- mières éditions. Le tableau du royaume de Jérusalem, tracé par l'abbé Guénée, mérite d'être rapporté. Il y aurait de la témérité à vouloir refaire un ouvrage qui ne pèche que par des omissions volontaires. Sans doute l'auteur, ne pouvant pas tout dire, s'est contenté, des principaux traits. « Ce royaume s'étendait , dit-il, du couchant au levant , depuis la « mer Méditerranée jusqu'au désert de r.\rabie; et du midi au nord, NOTES. 2 1 ^ « depuis le fort de Darum au delà du torrent d'Égyple jusqu'à la ri- « vière qui coule entre Bérith et Biblos. Ainsi , il comprenait d'abord « les trois Palestinés, qui avaient pour capitales : la première , Jéru- « salem; la deuxième, Césarée maritime; et la troisisième, Bethsan, « puis Nazareth : il comprenait en outre tout le pays des Philistins, « toute la Phénicie avec la deuxième et la troisième Arabie, et quel- « ques parties de la première. » « Cet État, disent les Assises de Jérusalem , avait deux chefs sei- « gneurs , l'un spirituel et l'autre temporel : le patriarche était le « seigneur spirituel , et le roi, le seigneur temporel. « Le patriarche étendait sa juridiction sur les quatre archevêqnes « de Tyr, de Césarée, de Nazareth et de Krak; il avait pour suffra- « gants les évêques de Bethléem, de tyde et d'Hébron ; de lui dépen- « daient encore les six abbés de Mont-Sion , de la Latine , du Temple, «du Mont-Olivet, de Josaphat et de Saint-Samuel; le prieur du FJ — T 'I. 'f 218 NOTES. Villes. Jlifs. 19,905 Gezir-Ben-Gliamar 4,000 Al-Mutsal ( autrefois Assur ) • . 7,000 Rahaban 2,000 Karkésia 5,000 Al-Jobar 2,000 Hhanian • 15,000 Ghukbéran 10,000 Bagdad 1,000 Géhiaga 5,000 Dans un lieu à vingt pas de Gégaiga 20,000 Hhilan 10,000 Naphahh 200 Alkotsonath 300 Rupha . 7,000 Sépliitbib ( une synagogue ). Juifs qui habitent dans les villes et autres lieux du pays de Théma . 300,000 Chibar 50,000 Vira , fleuve du pays d'Eliraan ( au bord ) 3,000 Néasat 7,000 Bostan 1,000 Samiira 1,500 Chuzsetham 7,000 Robard-Bar 2,000 Vaanath 4,000 Pays de Molliheatli ( deu\ synagogues ). Charian 25,000 Hhendam 50,000 Tabarethan 4,000 Asbaham 15,000 Scapbas 10,000 Ginat 8,000 Samareant 50,000 Dans les montagnes de Xisbon , appartenant au roi de Perse, on dit qu'il y a quatre tribus d'I- sraël , savoir : Dau , Zabulon , Aser et Nepbtali. Cherataan 500 043,405 NOTES. 219 Villes. Juifs. 643,405 K^tlïipban 50,000 Pays de Haalam (les jnifs, an nombre de vingt familles ). Ile de Cheneray 23,000 Gingalan 1^000 L'Ynde ( une grande quantité de juifs ). HhalaTan ,^30o ^*a 30,000 ^^ïisraïm 2,000 Gossen ,,ooo AlBubug 200 Ramira 70q Lamlihala 50o Alexandrie 3^000 Damiette 200 Tunis 40 Messine. 20 Palerme 1.50o Total 765,865 Benjamin ne spécifie point le nombre des juifs d'Allemagne; mais il cite les Tilles où se trouvaient les principales synagogues ; ces villes, sont : Coblentz, Andernach, Caub, Creutznach , Bengen, Germer- sheim, Munster, Strasbourg, Mantern, Freising , Bamberg, Tsor et Reguespurch. En parlant des juifs de Paris , il dit ; In qua sapien- tium discipuli sunt omnium qui bodie in omni regione sunt doctissimi. • Note 9 , page 56. Cette citation faisait partie du texte dans les deux premiè- res éditions : Josèphe parle ainsi du premier temple : « La longueur du temple est de soixante coudées , sa liauteur « d'autant , et sa largeur de vingt. Sur cet édifice on en éleva un au- « tre de même grandeur; et ainsi, toute la hauteur du temple était « de six vingts coudées. Il était tourné vers l'orient, et son portique « était de pareille hauteur de six vingts coudées , de vingt de Ions et 220 NOTES. « de six de laige. Il y avait à l'entour du temple trente chambres en « forme de galeries , et qui servaient au dehors comme d'arcs-bou- « tants pour le soutenir. On passait des unes dans les autres , et cha- « cune avait vingt coudées de long, autant de large , et vingt de hau- « leur. Il y avait au-dessus de ces chambres deux étages de pareil « nombre de chambres toutes semblables. Ainsi, la hauteur des trois « étages ensemble, montant ensemble à soixante coudées, revenait « justement à la hauteur du bas édifice du temple dont nous venons « de parler ; et il n'y avait rien au-dessus. Toutes ces chambres étaient « couvertes de bois de cèdre, et chacune avait sa couverture à part, « en forme de pavillon; mais elles étaient jointes par de longues et « grosses poutres, afin de les rendre plus fermes, ^t ainsi elles ne « faisaient ensemble qu'iin seul corps. Leurs plafonds étaient de bois « de cèdre fort poli, et enrichis de feuillages dorés, taillés dans le « bois. Le reste était aussi lambrissé de bois de cèdre, si bien tra- « vaille et si bien doré, qu'on ne pouvait y entrer sans que leur éclat « éblouît les yeux. Toute la structure de ce superbe édifice était de « pierres si polies et tellement jointes , qu'on ne pouvait pas en aper- « cevoir les liaisons ; mais il semblait que la nature les eût formées « de la sorte, d'une seule pièce, sans que l'art ni les instruments « dont les excellents maîtres se servent pour embellir leurs ouvrages , Ceci ne diffère pas beaucoup de la relation de Guillaume de Tyr . Le père Royer nous instruira mieux ; car il paraît avoir trouvé le moyen d'entrer dans la mosquée. Du moins voici comment il s'ex- plique : « Si uu chrétien y entrait (dans le parvis du temple), quelques «c prières qu'il fît en ce lieu , disent les Turcs , Dieu ne manquerait « pas de les exaucer, quand même ce serait de mettre Jérusalem entre « les mains des chrétiens. C'est pourquoi, outre la défense qui est « faite aux chrétiens non-seulement d'entrer dans le temple, mais « même dans le parvis, sous peine d'être brûlés vifs ou de se faire « Turcs, ils y font une soigneuse garde, laquelle lut gagnée de mon « temps par un stratagème qu'il ne m'est pas permis de dire , pour « les accidents qui en pourraient arriver, me contentant de dire toutes « les particularités qui s'y remarquent. « Du parvis il vient à la description du temple. « Pour entrer dans le temple, il y a quatre portes situées à l'orient, « occident, septentrion et raidi; chacune ayant son portail bien éla- « bouré de moulures, et six colonnes avec leurs piéds-ii'eslailetcha- « piteaux,le tout de marbre et dje porphyre. Le dedans est tout de « marbre blanc : le pavé même est de grandes tables de marbre de 224 NOTES «diverses couleurs, dont la i^lus grande partie , tant des colonnes « que du marbre, et le plomb, ont été pris par les Turcs, tant en l'é- « glise de Bethléem qu'en celle du Saint-Sépulcre, et autres qu'ils « ont démolies. « Dans le temple il y a trente deux colonnes de marbre gris en « deux rangs, dont seize grandes soutiennent la [tremière voûte, et « les autres le dôme, chacune étant posée sur son pied-d'estail et N leurs chapiteaux. Tout autour des colonnes, il y a de très-beaux « ouvrares de fer doré et de cuivre, faits en forme de chandeliers, '< sur lesquels il y a sept mille lampes posées, lesquelles brûlent d'e- « puis le jeudi au soleil couché jusqu'au vendredi matin ; et tous les << ans un mois durant, à savoir, au temps de leur ramadan, qui est « leur carême. « Dans le milieu du temple , il y a une petite tour de marbre , où « l'on monte en dehors par dix-huit degrés. C'est où se met le cadi '< tous les vendredis , depuis midi jusqu'à deux 4ieures, que durent << leurs cérémonies, tant la prière que les expositions qu'il fait surles « principaux points de l'Alcoran. (c Outre les trente-deux colonnes qui soutiennent la voûte et le « dôme, il y en a deux autres moindres, assez proches de la porte « de l'occident, que l'on montre aux pèlerins étrangers , auxquels ils " font accroir'e que lorsqu'ils passent librement entre ces colonnes, « ils sont prédestinés poiH" le paradis de Mahomet, et disent que si « un chrétien passait entre ces colonnes, elles se serreraient et l'écra- « seraient. J'en sais bien pourtant à qui cet accident n'est pas ar- ■( rivé, quoiqu'ils fussent bons chrétiens. « A trois pas de ces deux colonnes il y a une pierre dans le pavé , « qui semble de marbre noir, de deux pieds et demi en carré, élevée « un peu plus que le pavé. Eu cette pierre il y a vingt-trois trous où « il semble qu'autrefois il y ait eu des clous, comme de fait il en «■ reste encore deux. Savoir à quoi ils servaient , je ne le sais pas : '(même les mahométans l'ignorent, quoiqu'ils croient que c'était « sur cette pierre que les prophètes mettaient les pieds lorsqu'ils «descendaient de cheval pour entrer au temple, et que ce fut sur M cette pierre que descendit Mahomet lorsqu'il arriva de l'Arabie « Heureuse, quand il fit le voyage du paradis pour traiter d'affaires « avec Dieu. » NOTES. 225 Note 11 , page 1 19. Cette note faisait partie du texte dans les deux premières éditions. (c CepenJant la barque s approclia , et Septimius se leva le prê- te niier en pieds qui salua Pompeius, en langage romain, du nom « d'imperator, qui est à dire, souverain capitaine, et Acliillasle sa- « lua aussi en langage grec, et luy dit qu'il passas! en sa barque, « pource que le long du rivage il y avoit force vase et des bans de sa- « ble, tellement quil n'y avoit pas assez eau pour sa galère ; mais en K mesme temps on voyoit de loing plusieurs galères de celles du roy, « qu'on armoit en diligence, et toute la coste couverte de gens de n guerre , tellement que quand Pompeius et ceulx de sa compagnie « eussent voulu changer d'advis, ils n'eussent plus sceu se sauver, « et si y avoit d'avantage qu'en monstrant de se deffier, Hz donnoient « au m.eurtrier quelque couleur d'exécuter sa meschanceté. Parquoy « prenant congé de sa femme Cornelia, laquelle desjà avant le coup « faisoit les lamentations de sa fin, il commanda à deux centeniers «t qu'ilz entrassent en la barque de rÉgyi)tien devant luy, et à un de « ses serfs affranchiz qui s'appeloit PhiUppiis, avec un autre esclave « qui se nommoit Scynes. Et comme jà Achillas luy tendoit la main « de dedans sa barque, il se retoinna devers sa femme et son filz, et m. leur dit ces vers de Sophocle : Qui ea maison de prinee entre devient Serf, quoy qu'il soit libre quand il y vient. « Ce furent les dernières paroles qu'il dit aux siens, quand il passa « de sa galère en la barque : et pource qu'il y avoit loing de sa galère «jusqu'à la terre ferme, voyant que parle chemin personne ne lui « entamoit propos d'amiable entretien, il regarda Septimius au visage, " et luy dit : 11 me semble que je te recognois, compagnon , pour « avoir autrefois esté jà la guerre avec moy. » L'autre lui feit signe H delà teste seulement qu'il estoit vray, sans luy faire autre réponse « ne caresse quelconque : parquoy n'y ayant plus personne qui dist « mot, il prist en sa main un petit livret, dedans lequel il avoit es- « cript une harengue en langage grec, qu'il vouloit faire à Ptolemaeus, « et se met à la lire. Quand ilz vindrent à approcher de la terre, Cor- « neUa, avec ses domestiques et familiers amis, se leva sur ses pieds, « regardant en grande détresse quelle seroit l'issue. Si luy sembla « qu'elle devoit bien espérer, quand elle apercent plusieurs des gens 226 NOTES. « du roy, qui se présentèrent à la descente comme pour le recueillir « et l'honorer : mais sur ce poinct ainsi comme il prenoit la main de « son affranchy Philippus pour se lever plus à son aise , Seplimuis « vint le premier par derrière qui luy passa son espée à travers le « corps, après lequel Salviuset Achillas desgaisnerent aussi leurs es- u pées , et adonc Pompeius tira sa robe à deux mains au-devant de «sa face, sans dire ny faire aucune chose mdigne de luy, et endura « vertueusement les coups qu'ilz luy donnèrent, en soupirant un peu « seulement ; estant aagé de cinquante-neuf ans , et ayant achevé sa « vie le jour ensuivant celny desa nativité. Ceulx qui estoient dedans « les vaisseaux à la rade, quand ils aperceurent ce meurtre jetterent « une si grande clameur, que l'on l'enlendait'jusques à la coste, et « levant en diligence les anchres se mirent à la voile pour s'enfouir, à tt quoyleur servit le vent qui se levaincontinent frais aussi tost qu'ilz « eurent gaigné la haute mer de manière que les Egyptiens qui s'appa- « reilloient pour Yoguer après eulx, quand ils veirent cela, s'en dos- « portèrent, et ayant coupé la teste en jetterent le tronc du corps rt hors de la barque, exposé à qui eut envie de veoir un si misérable « spectacle. « Philippus son affranchy demoura toujours auprès, jusques à ce a que les Egyptiens furent assouvis de le regarder, et puis l'ayant a lavé de l'eau de la mer, et enveloppé d'une sienne pauvie chemise, « pource qu'il n'avoit autre chose, il chercha au long de la grève, « où iltrouva quelque demouranl d'un vieil bateau de pescheur, dont '<■ les pièces estoient bien vieilles, mais suffisantes pour brusier un « pauvre corps nud, eLencore non tout entier. Ainsi comme il les « amassoit et assembloit , il survint un Romain homme d'aage, qui en (c ses jeunes ans avoitestéàla guerre sous Pompeius : si luy demanda, « Qui es-lu, mon amy, qui fais c'est apprest pour les funérailles du « grand Pompeius? » Philippus lui respondit qu'il esloit un sien af- « franchy. «< Ha! dit le Romain, tu n'auras pas toJt seul cest hon- « neur, et te prie, veuille-moy recevoir pour compagnon en une si « saincte et si dévote rencontre, afin que je n'aie point occasion de 'il, disparut, de manière qu'on « ne sceut oncquespuis ce qu'il estoit devenu. Quant au rhestoricien « Theodotus, il escbappa la punition de Cœsar : car il s'enfouit de K bonne-heure, et s'en alla errant çà et là par le pays d'Egypte , es- te tant misérable et bai de tout le monde. Mais depuis , Marcus Bru- « tus , après, avoir occis Caesar, se trouvant le plus fort en Asie , le «< rencontra par cas d'adventure , et après lui avoir feit endurer tous « les tourments dont il se peut adviser, le feit finablement mourir. « Les cendres du corps de Pompeius furent depuis rapportées à sa « femme Cornelia , laquelle les posa en une sienne terre qu'il avait « près la ville de Alba. » Note 12, page 159. Fragment d'une Lettre de J. B. d'Jnsse de Filloison , membre de V Institut de France, au professeur Millin, sur l'inscription grecque de la prétendue colonne de Pompée. Le professeur Jaubert vient de rapporter d'Alexandrie une copie de l'inscription fruste qui porte faussement le nom de Pompée. Cette copie est parfaitement conforme à une autre que j'avais déjà reçue. La Toici avec mes notes et avec ma traduction : 1 TO...QTATONAYTOKPATOPA 2 TOXnOAIOrXONAAEÏANAPEIAC 3 AT0K.H.1A>0>T0N...T0X 4 no...EnAPXOCAirrnTOï 228 NOTES. Ligne première, TO. 11 est évident que c'est l'article tov. Ibidem, ligne première,... QTATONAÏTOKPATOPA. Il est éga- lement clair que c'est une épithète donnée à l'empereur Dioclétien; mais , pour la trouver, il faut chercher un supci lalil qui se termine en toxa-Tov, [)ar un oméga (et non par un omicron , ce qui serait i)lus facile et plus commun), et ensuite qui convienno particulièrement à ce prince. Je crois que c'est ô^'.wTarov, très saint : qu'on ne soit pas surpris de cette épithète ; je la vois donnée à Dioclétien sur une ins- cription grecque découverte dans la vallée de Thymbra (aujourd'hui Tliimbrck-Déré), près la plaine de Bounar-Bachi, et rapportée par Lechevalicr, n° 1 , page 256 de son Voyage dans la Troade , seconde édition, Paris, an VU, in-8". On y lit : TON OCIQTATQN IIMQN ArrOKPATppoN AIOKAHTIANOr KAI MAEIMIANOÏ; c'est-à- dire de nos très-saints empereurs Dioclétien et Maximien. Sur une autre inscription d'une colonne voisine, ils partagent avec Cons- tance Chlore ce même titre , ôaiwcaroi, très-saints, dont les empe- reurs grecs et chrétiens du Bas Empire ont hérité , comme je l'ai oh- servé ibidem, page 249. Ligne 2, TON HOAIOYXON AAESANAPEL\C. C'est proprement le protecteur, le génie tutélairc d'Alexandrie. Les Athéniens don- naient le nom de r.ohov/oG à Minerve, qui présidait à leur ville el la couvrait do son égide. Voyez ce que dit Span/ieim sur le 53<" vers de l'hymne de Callimaque, sur les bains de Pallas, page GG8 etsuiv., tome II, édition d'Ernosti. Ligne 3, AIOK.H.IANON. Le A et le T sont détruits; mais on re- connaît tout de suite le nom de Dioclétien, AIOKAllTLANON. Jbid., ligne 3 , TON... TON. Je crois qu'il faut suppléer CLBaC- TON , c'est-à-dire Auguste , tôv c7£Sa<7TÔv. Tout le monde sait que Dioclétien prend les deux, titres d'eùacêri; et deasoaa-oç, pius Au- gustus, sur plusieurs médailles, et celui de ffcSaffxo;, Auguste, sur presque toutes , notamment sur celles d'Alexandrie , et le place immé- diatement après son nom. Voyez M. Zoëga, pag. 335 et suiv. de ses i\ummi .Egyptii imperatorii, Eomœ, 1787, /;i-4''. Quatrième et dernière ligne, 110. C'est l'abréviation si connue de IlôêXioc, Publius. Voyez Corsini, pag. 55, col. I , de JSotis Grœco- rum, Florentiœ, 1749, in-folio; Gennaro Sisti, pag. 51 de son Jndirizzo per la lettura greca dalle sue oscurità rischiarata , in Napoli, 1758, iw-S", etc. Les Romains rendaient le même nom de Publius par ces deux lettres PV. Voyez page 328 d'un ouvrage fort utile, et totalement inconnu en France, hilitulé : Notœ et siglœ quœ NOTES. 229 in nummis et lapidibiis apud Romanos obtinebant, explicatœ, par mon savant et vertueux ami feu M. Jean-Dominique Coletti, ex-jésuite vénitien, dont je regretterai sans cesse la perte. Ses esti- m.ables frères, les doctes M.M. Coletti, les Aides de nos jours, ont donné cet ouvrage classique à Venise, en 1785, in-4°. Peut-être la lettre initiale du nom suivant, entièrement effacé, de ce préfet d'Egypte, était-elle un M, qu'on aura pu joindre mal à |)ropos dans celte occasion aux lettres piécédenles IIO. Alors on aura |iu croire que IlOM. était une abréviation de nOMOHIOC, Pompée, lient le nom est quelquefois indiqué par ces trois lettres, comme dans une inscription de Sparte, rapportée n"" 24S, page 38 des lus- criplioneset Epigrammata grœca et latina, repcrta a Cyriaco Anconitano , recueil publié à Rome, i/2-/oZ. : en 1654, par Charles Moroni, bibliothécaire du cardinal Albani. Yoyez'aussi Maffei , pag. GG de ses Siglœ Grœcnrinn lapidariœ, Veronœ, 1746 , in-d," ; Gen- naro Sisli, l. c. pag 51 , etc. Cette erreur en aurait engendré une autre, et aurait donné lieu à la dénomination vulgaire et fausse de colonne de Pompée. Les seules lettres no suffisaient pour accréditer cette opinion dans les siècles d'ignorance. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, les historiens qui ont parlé du règne de Dioclétieu ne m'apprennent pas le nom totalement dé- Iniil de ce préfet d'Egypte , et me laissent dans l'impossibilité de suppléer cette petite lacune , peu importante , et la seule qui reste maintenant dans cette inscription. Serait-ce Pomponius Januarius, qui fut consul, en 288, avec Maximien? Je soupçonne, au reste, que ce gouverneur a pris une ancienne colonne, m(mument d'un âge où les arts (lorissaient, et l'a choisie pour y placer le nom de Dioclétien , et lui faire sa cour aux dépens de ranlicpiilé. A la fin de cette inscription , il faut nécessairement sous-eutendre , suivant l'usage constant, àvÉ9r,y.îv, y.-d'jTr.at^, ou ".vx-'r^^vj, ou à?-.;- pojcrav , ou quelque autre verbe semblable, qui désigne que ce préfet a érigé, a consacré ce monument à la gloire de Dioclétien. L'on ferait un volume presque aussi gros que le recueil de Gruter, si l'on vou- lait entasser toutes les pierres antiques et accumuler toutes les ins- criptions grecques où se trouve cette ellipse si commune dont plu- sieurs antiquaires ont parlé, et cette construction avec l'accusatif sans verbe. C'est ainsi que les Latins omettent souvent le verbe POSVIT. Il ne reste plus qu'à tâcher de déterminer la date précise de cette 20 230 NOTES. inscription. Elle ne paraît pas pouvoir être antérieure à Tannée 296 ou 297, époque de la défaite et de la mort d'Achillée, qui s'était emparé de l'Egypte , et s'y soutint pendant environ six ans. Je serais tenté de croire qu'elle est de l'an 302 , et a rapport à la distribution abondante de pain que l'empereur Diodélien fit faire à une foule in- nombrable d'indigents de la ville d'Alexandrie, dont il est appelé, pour cette raison, le génie tutélaire, le conservateur, le protecteur, TToÀioOxo?. Ces immenses largesses continuèrent jusqu'au règne de Justinien, qui lesabolit. Voyez le Chronicon Paschale , à l'an 302, pag. 276 de l'édition de du Cange, et Y Histoire secrète de Procope , cliap. XXVI , pag. 77 , édition du Louvre. Je crois maintenant avoir éclairci toutes les difticnllés de cette inscription fameuse. Voici la manière dont je l'écrirais en caractères grecs ordinaires çursifs; j'y joins ma version latine et ma traduction française : Tôv ôffitûTaTOv aÙToxpaTOpa, Tov TioXioùxov 'AXs^avSpsta; , AioxXTiTtavov TOV ceêaaTov, n66Xio;.., ëTtapxo; Aîyutctou. ^ SANCTISSIMO IMPERATORI , PATRONO CO.NSERVATORI ALEXANDRIE , DIOCLETIANO AVGVSTO , PVBLIVS... PRzEFECTVS iEGYPTO. C'est-à-dire : Publius... (ou Pomponius) , préfet d'Egypte , a con- sacré ce monument à la gloire du très-saint empereur Dioclétien Auguste , le génie tutélaire d'Alexandrie. Ce 29 juin 1803. >••»••«• PIECES JUSTIFICATIVES. ITINERARIUM A BURDIGALA HIEKUSALEM USQUE, ET AB HERACLEA P£R AULONAM, f:T PER URBEM ROMAM, INIEDIOLAINTJM USQUE ; SIC : aviTAS BCBDIG.VLÀ , UBI EST FLUVIIS GARONNA , PEB QIEM FACIT MARE OCEA>TM ACCESSA ET BECESSA , PER LEUCAS TLLS MINUS CE>TUM. MuTATio Stomatxs Leuc. VII. MlTATIO SlRIONE L. YIIII. CiVITAS Yasatas L. YIJIl. Mutatio Très Arbores L. V. Mutatio Oscineio L. YIII. Mutatio Scittio L. YIII. CiVITAS Elusa L. YIII. Mutatio Yaxesia L. XII. ClVJTAS Auscics L. YIII. Mutatio ad Sextum L. YI, Mutatio Hu.ngunverro L. YII. Mutatio Buccoms L. YII, Mutatio ad Jovem L. VIL CiVITAS Tholosa L. YII. Mutatio ad Nonum ... M. YUIT. Mutatio ad Yicesimum M. XI. Mansio Elusione M. VJUî. Mutatio Sostomago M. YIIII. Vicus Hebromago M. X. Mutatio Cedros M. VI. Castki.lum Carcassone M. YIII. 23Î PIECES JUSTIFICATIVES. MuTATio Tricensimum M. VITI. Mdtatio Hosverbas M. XV. CiviTAS Narbone M. XV. CiVITAS BiTERRIS M. XVI. Mansio Cess\rone M. XII. MUTATIO FOHO DOMITI M. XVIII MUTATIO SOSTANTIONE IM. XVII. MlTATlO Ambrosio M. XV. CiviTAS Nemauso M. XV. iMuTATio Ponte ^Erarium M. XH. CiVITAS Arellate M. VIII. Fit a Burdigala Ardlatc iisquc M'iUia CCCLXXI ; Mufa'iones XXX; Manslones Xf. MUTATIO Arnagie M. YIII. MtXATIO Bellinto M. X. , CiVITAS AVENIO^E 31. V. MuTATio Cypressefa M. V. CiVITAS Aralsione M. XV. MUTATIO AD LeCTOCE M. XIII. MUTATIO NOVEM Craris M. X. Mansio Acuno M. XV. Mltatio Vancia.ms M. XII. Mltatio Umcenno M. XII. CiVITAS Yalentia M. YIIII. Mltatio Cerebelliaca M. XII. Mansio Auclsta M. X. MuTATio Darentiaca 31. XII. CiviTAS Dea Yocontiorum M. XVI, Mansio Llt.o M. XII. MUTATIO YOLOGATIS M. YIIII. [ndc ascenditur Gaura Mons. MUTATIO Cambono 31. VIII. Mansio 3Ionte Selelci 31. 3'ni. 3ILTATI0 Daviano 31. VIII 3IUTATI0 AD Fine 31. XII. Mansio Yapineo 31. XI. .Mansio Catouigas 31. XII. Mansio Hebiuduno 31. XYI. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 233 Inde incipiunt Alpes Cotliœ. Mltatio Rame M. XVI\ Mansio Bip.igamum M. XVII, Inde ascendïs Matronam. MuTÀTio Gesdaone M. X. Mansio ad Marte M. VIIII. CiviTAS Secussione M. XVI. Inde incipil Italia. Mltatio Ad Dcodecimum M. XII. Mansio ad Fines. . . M. XII. Mltatio ad Octavum M. VIII, CiviTAS Taurims M. VIII. Mltatio ad Decimlm M. X. Mansio Quadratjs M. XII. Mltatio Ceste M. XI. Mansio Rigosiaco M. VIII. Mltatio ad Médias M, X, Mltatio ad Cottias M. XIII, Mansio Laumello M. XII. MLT.ATIO Dlt.iis .M. VIIII. ClVlTAS TiCENO M. XII. Mltatio ad Decimlm M. X. CiviTAS Mediol.anum M. X. Mansio Fluvio Ff.igido M. XII. Fit ab Arellaio ad Medioluniini iisque, Millhi CCCLXXV \ Mutationes LXIII; Mansiones XX IL Mctatio Argentia Al. X. Mltatio Ponte Aurioli M. X. CiviTAS Vep.gamo M. XIII. Mltatio Tolleg.vt^ M. XII. Mltatio Tetellus .M. X. CiviTAS Brixa M. X. Mansio ad Flexum M. XI. Mutatio Beneventum ^I. X. CiyitaS Verona M. X, 2Q. 234 PIECES JUSTIFICATIVES. Mdtatio Cadiano M. X. MUTATIO AURiEOS M. X. CiVITAS ViNCENTIA M. XI. MUTATIO AD FiNEM M. XI. CiviTAS Patavi M. X. MUTATIO AD DUODECIMUM M. XÏI. MUTATIO AD NONUM M. XI. CiVITAS ALTIXO M. VUII MuTATio Saxos M. X. CiVITAS CO.NCOhDIA M. VIIII. MuTATio Apicilia M. VIIII. MUTATIO AD UNDECIMUM M. X. Ci^axAs Aquileia M. Xf. Fit a Mediolano Aqiiileiam usque, Millia CCLI; Mutationes XXIV; Mansiones VIII. MUTATIO AD UNDECIMUM M. XI. iMUTèMIO AD FORNOLUS M. XII. MuTATio Castra M. XII. Inde sunt Alpes Juliœ. Ad Pirum sommas Alpes M. VIIII, Mansio Longatico M. XII. MUTATIO AD NONUM M. VIII. CiVITAS Emona. M. XIII. MUTATIO AD QUARTODECIMO M, X, Mansio Hadrante M. XIII. Fines Italiœ et Norci. MuTATio AD Médias M. XIII. CiVITAS Celeia M. XIII. MUTATIO LOTODOS M. XII. Mansio Ragindone M. XII, Mdtatio Pultovia M. XII. CiviTAS Perovione M. XII. Transis pontem, intrus Pannoniam inferiorem, MUTATIO PiAMISTA M, VIIII. Mansio A^ua Viva M. VIIII. PIECES JUSTIFICATIVES. 236 MCTATIO POPOLIS M. X. CrriTAS Jovi\ M. VITII. MCTATIO SUMSTA M. VIIII. McTATio Peritcp. M. XII. Ma-nsio Lemolis M. XII. MuTATio Cardono M. X. MCTATIO COCCO.NIS . M. XII. Mansio Serota M. X. MCTATIO BOLEMIA M. X. Mansio Mauri.vnis M, VITII. Intras Payinoniam supcrioreni. MuTATio Serena M. VIII. Ma>S!0 Vereis M. X. M'^TATIO JOVALIA M. VIII. MuTATio Mersella M. VIII. ClTITAS MURSA M. X. MuTATio Ledtcoaxo M. XII. ClVITAS CfBALIS M. XII. MuTATio Celena AI, XI. Mansio Ulmo M. XI. MUTATIO SPAXETA ]M. X. MuTATio Vedulia M. VIII. ClVITAS SiRMIUM M. VIII. Fit ab AquUeia Sirmium usque, Millia CCCCXII; Muiationes XXXVIIII ; Mamionea XVII. MUTATlO Fossis M. VIllI. CiviTAS Bassianis M. X. MCTATIO NOVICIANI M. XII. MUTATIO ALXrXA M. XI. ClVITAS SiNGIDUNO M. VIII. Finis Pannoniœ et Mysiœ. MuTATlO AD Se\TUM M. VI. Mdtâtio Tricorma Castra M. VI. McTATio AD Sextum Miliare M. VII. ClVITAS Aureo Monte M. VI. MUTATIO VlNGElO M. VI. 236 PIECES JUSTIFICATIVES. CiviTAS Marco M. VIIII. CiVITAS VlMlNATIO M. X. Ubi Diocletianus occidit Carinum MUTATIO AD NONUM M. VI III, Mansio Municipio ' M. VIIll. MuTATio Jovis Pago AT. X. MuTATio Bao M. VIL Mansio Idomo M. VIIII. MUTATIO AD OCTAVUM .M. VIIII. Mansio Oromago .^I. VIll. Finis Mijssiœ et Daciœ. MuTATio Sarhatokum M. XH. MUTATlO Cametas M. XI. Mansio Ipompeis .M. VIIII. MuTATio Rappana M. XII. CiviTAS Naisso M. XII. McTATio Redicibls M. XII. MuTATio Ulmo ■ M. VII. Mansio Romansiana M. VIIII. MuTATio Latina ]M. VIIII. Mansio Turriiîls M. VIIII. MuTATio Translitis M. XII. MUTATIO BALLANSTilA M. X. Mansio Meldia . M. VIII. MUTATlO SCRETISCA M. XII. CiviTAS Serdida M. XI. Fit a Sii'viio Serdicam iisqiic , Millia CCCXIIII; Mutationcs XXIV; Mansiones XIII. MlITATlO EXTVOMME M. VIIl. Mansio Buragara M. VIIII. MUTATIO Sparata 'SJ . VIII. Mansio Iliga M. X. MUTATlO SONEIO M. VIIII. Finis Daciœ et Tkraciœ. Mdtatio Ponteucasi. ..... , M. VII, PIECES JUSTIFICUIVES. 237 .NUnsio Bonamâns M. V. MuTATio Alusore M. y lin. Mansio Basapare M. XI[. Mbtatio Tugcgero M. VIllI. CiVITAS ElLOPOPULI M. XII. MUTATlO Sykxota M. X. McTATio Paramuole M. YIII. MaXSIO ClLLIO M. XII. McTATio Carassdra M, VIIII. Ma>sio Azzo , M. XI. MCTATIO Pale M. Vil. Mansio Castozobra M. XI. MUTATIO PiHAMIS M. VU. Mansio Blrdista M. XI. MUTATlO- DaphaB-E M. XI. MAN510 Xici: M. Vini. MCTATIO Tarpodizo. . , M. X. McTATio L'Risio M. vu. Mansio Virgous M. Vif, McTATio Nargo M. YIII. Mansio Drizupara M. YJIII. MUTATIO TlPSO M. X. Mansio Tunorullo , M. XI. MuTATio Beodizo. M. YIII. CiTiTAS Heraclia M. YIIII. McTATio Baun-ne M. XII. Mansio Salamembria M. X. Mltatio Callum M. X. Mansio Atira M. X. Mansio Regio M. XII. CiviTAS Constantinopoli M. Xlf Fit a Serdica Constanlinopolim mque, Millia CCCCXIII ; Mutationes XII ; Mansioncs XX. Fit omnissîtnûnaa Burdigala Consfantinopolimviciesbiscentena vigenti unum Millia ; Mafationes CCXXX; Mansiones CXI/. Item ambulaviinus Dalmatio et Dalmaticei , Zenofilo Cons. III kal. ju:i. a Chalcedonia. Et reversi sumus Constanlinopolim YII kal. jan. Consiile supra- scripto. 238 PIECES JUSTIFICATIVES. A Constantinopoli transis Pontum , veuis Chalcedoniam , ambulas provinciam Bithjniam. Mltatio Nassete M. VII. S. Mansio Pandicia M. VII. S. Mdtatio Pontamus M. XIII. Mansio Libissa M. VIIII. Ibipositus est Rex Annibalianus , qui fuit Afrorum. MOTATIO Brunga -AI. XII. CiVITAS NiCOMEDIA M. XIII. Fit a Constantinopoli Nicomediam usque , Milita VIll ; Mutationes VIF; Mansiones llf. IviuTATio Hyribolum " ... M. X. ÎMa>sio Libum M. XI. MUTATIO LlADA M. XII. CiVITAS NlCIA M. VIII. MuTATio schin.ï: M. VIII. Mansio Midio M. VII. MoTATio Chogej: M. VI. MuTATio Thateso M. X. MUTATlO TUTAIO M. VIIII. MuTATio Protcntca M. XI. MUTATlO Artemis M. XIÏ. Mansio Dabl^ M. VI. Mansio Cerat^ M. VI. Finis Bithyniœ et Galatiœ. * MuTATio Finis M. X. Mansio Dadastan M. VI. MuTATio Transmonte M. VI. Mdtatio Milia - M. XI. CiVITAS JULIOPOLIS M. VII. McTATio Hycronpotamum M. Xni. Mansio Agannia M. XI. MuTATio Ipetobrogen M. VI. Mansio Mnizos M. X. Mdtatio Prasmon. M. XII. PIÈCES JL'STÎ&rCATIVES. 239 MiTATio Cenaxepaliden. . . . - >I, XIII. CiTJTAS AXCHIRA GxLkTlS. Fi fa Mcomedia Anchiram Galaiiœ usque, Millïa CCLVJII; Mutatïones XYT7; Mansiones VIL MUTATIO Delejlna M. X. Mansio Clrvelxta M. XI. MlTATIO ROSOLODIACO >I. XII. Mltatio Aliassum M. xill. CiVITAS Arpona M. XVIII. MuTATio Galea TVI. XIII. MCTATIO A5DRAPA ]yi. VUn. Finis Galatiœ et Cappadociœ. Mansio Parnasso yi XIII. Mansio Iogola yi XYI. AUnsio Nitatis ^j XVIII Mdtatio Argcstaka >j, XIII. CiTITAS COLOXIA ' tVI_ xVI. Mctatio Momoassox M. XII. Maxsio Anathlango. >j_ XII, Mctatio Chlsa lyj xil. Mansio Saismam ^I xil Mansio Andavilis yi^ XVI. Ibi est villa Pampali , unde veniunt equi curules. CiVITAS Tfian Inde fuit Apollonius magus CiVITAS Facstinopoli M. XII Mctatio C^va y^ XIII Mansio Opoda.nda ;^j xil MuTATio Pilas -yj xiv. Finis Cappadociœ et Ciliciœ. MA.NSIO MA5SCERINE M. XII. CiVITAS Tharso \^i XII 3^0 PIÈCES JUSIIPICATIVÈS. Inde fuit apostolus Paulus. Fit ab Anchira Galaliœ Tharson usqtie , Millia CCCXUII; Mutationes XXV; Mansiones XVIII. MuTATio Pargais .M. XIIT. CiviTAs Adana M. XIV. CiviTAS Masista M. XVIll. CiviTAS Tardequeia M. XV. Mansio Catavolomis M. XVI. Mansio BxiM jM. XVir. Mansio Alexandria Scabiosa M. XVI. MUTATIO PlCTANUS - M. VIIH. Finis Ciliciœ et Sijriœ. Mansio Pancrios M. VIII. CiVITAS Antiochia M. XVI. Fit a Tharso Ciliciœ An liochiam (iisque), Millia CLXI; Muta- iiones X; Mansiones VIF. Ad palatium Daine M. V. MUTATIO IIVSDATA M. XI. Mansio Platanis , M. VIII. MuTATio Buchaias M. VIII. Mansio Cattelas M. XVI. CiviTAS Ladica M. XVI. CiviTAS Gavala M. XIV. CiviTAS Balane.vs M. XIII. Finis Sijriœ Cœlis cl Fœnicis. MuTATio Maraccas M. X. Mansio Antaradls M. XVI. Est civilas in mare a ripa M. II. Mltatio Simclin M. XII. MuTATio Basiliscum M. XII. Mansio Arcas M. VIII. Mltatio Bruttus M. IIII. CiviTAS Tripoli M. Xll. PliCES JUSTIFICATIVES. 241 McTATio Tridis M- XII. MCTATIO BUUTTOSALIA M- XII. MCTATIO ALCÛBILE M- XII- CiviTAS Berito M- Xir. MCTATIO Heldua M- XII. MCTATlO Parpdif.ios M. Vlll. CiVITAS SiDONA M. VIII. Ibi Uellas ad vidiinm asccndil , cl petit sibi cihitm. MUTATIO AD NONXM M. IIH. CmiAS Tyno M. XII. Fit ab Antiochia Tyrum usque , Mdlia CLXXUll; MutaHoncs XX ; Mansioncs Xf. MlTATIO ALEXANDROCnENE M. XII. Mltatio Ecdeppa .M. Xlf. CiviTAS Ptolemaida M. Vlll. Mltatio Calamo.v. M. XII. MATiSIO SiCAMENOS M. 111. Ibi est mons Caimcîus; ibi Hclias sacrifie nan facicbat. McTATio Certa M. VIII. Finis Sijriœ et Pales finœ. ClVITAS C.ESAREA PaLESTINA , ID EST JuD.E M. VIN. Fit a Tyro Cœsaream Palcslinam iLsque, Millia LXXIII ; Mnfafioncs II ; MansioJies III. Ibi est balneus Corneiii œutiiriouis, qui multas eleemosynas fa- cicbat. In tertio milliario est raoïis Syna, ubi fons est in quera mulier, si laverit , gravida fit. ClVITAS Maxia^opoli .M. XVII. CiVITAS Stradela M. X. Ibi sedit Acliab rex , et Ilelias prophetavit. Ibi est campus ubi David Goliath occidit. CmiAS ScioroLi M. XII. 21 ?42 PIÈCES JUSTIFICATIVES. ASER, UBl FUIT VILLA JOB M. VI. CiviTAS Neapoli M. XV. Ibi est mons Agazaren. Ibi dicunt Samaritani Abraham sacri- ficiiim oblulisse, et ascendnnlur usqiie ad summum monlcni gradus nuvi. CCC. Inde ad pedem montis ipsius locus est, cui nomen est Sechim. Ibi positum est moniimentiim, ubi positiis est Josepli in villa, quam dédit ei Jacob pater ejus. Inde rapta est et Dina fdia Jacob , afdiis Ainorrhœorum. Inde passiis mille, locus est cui nomen Sec//er, unde descendit mulier Samaritana ad eumdem locum, ubi Jacob puteum fodit, ut de eo aquam impleret, et Doniinus noster Jésus Chiistus cum ea loquu- tus est. Uni sunt arbores plaiani^ quos plantavit Jacob , et balneus qui de eo puteo lavatur. INDE MILLIA XVIII EUNTIBUS HIERUSALEM. In parle sinistra est \illa, quae dicitur Bethar. Inde passus mille est locus , ubi Jacob , cum iret in Mesopotamiam , addornjivit, et ibi est arnor amigdala, et vidit visum, ei Angélus cum eo luctatus est. Ibi fuit rex Hietoboam, ad quem missitsfuit propfieta , ut converteietur ad Deum excelsum : et jussum fuerat prophetœ, ne cimi pseudopropheta, quem secum rex babebat, manducaret. Et quia seductus est a pseudopropbeta , et cum eo man- ducavit, rediens occurrit prophetœ leo in via, et occidit eum leo. LNDE niERUSALEM MILLIA XII. Fit a Cœsarea Palcstince Hierusalem usqîie, Millia CXVI ; Mansiones IV; Mutationes IV. Sunt in Hierusalem piscinae magnœ dure ad latus Templi, id est , nna ad dexteram, alla ad sinislram, quas Salomon fecit. Interiiis vero civitatis sunt piscinœ gemellares, quinque porlicus babentes, quœ appellantur ^e/5a/(ia. Ibi aegri multorum annorum sanabantur. Aquam autem babent ce piscinae in modum coccini turbatam. Est ibi et crypta ubi Salomon dœmones torquebal. Ibi est angélus tur- ris excelsissimae, ubi Dominus ascendit, et di\it ei is qui tentabat eum*. Etait ei Dominus : >'on tentabis Dominum Deum tuum, sed * Deficiunt hoc loco quae Matth., cap. iv, 6, reperies. ( ISote de P. TTesseling. ) PIECES JUSTIFICATIVES. 243 illi soli servies. Ibi est lapis angularis magnus, de quo dicium est : Lapidera quem reprobaverunt œdificautes. Item ad caput anguli, et sub pinna turiis ipsius, suot cnbiciila plurima ubi Salomo palatium habebat. Ibi etiam constat cubiculus , in quo sedit et sapientiam descripsit ; ipse vero cubiculus uno lapide est tectus. Sunt ibi et ex- ceptoria magna âquà subterraneœ, et piscinae magno opère eedifi- catœ , et in aede ipsa ubi Templum fuit, quod Salomon eedificavit , in marmore ante âram sanguineïn Zachariœ* , ibi dicas hodie fusum. Etiam parent vestigia clavorum militum qui eum occidcrunt, in totam aream, ut putes in cera fixum esse. Sunt ibi et statuae duœ Hadriani. Est et non longe de statuis lapis pertusus , ad quem ve- niunt Judaei singulis annis, et unguent eum , et lamentant se cum gemitu , et vestimenta sua scindant, et sic recedunt. Et ibi et domus Ezechiae régis Judae. Item exeuuti in Hierusalem , ut ascendas Sion, in parte sinistra, et deorsum in valle juxta murum , est piscina, quae dicitur Siloa, habet guadriporticum , et alla piscina, grandis foras. Hic fons sex dïebus atque noctibus currit : septima vero die est sabbathum; in totum nec nocte nec die currit. In eadem ascenditur Sion , et paret ubi fuit domus Caiphœ sacerdotis, et columna ad- hue ibi est, in qua Christum flagellis ceciderunt. Intus autem intra murum Sion , paret locus ubi palatium habuit Da^ id , et septem synagogœ, quae illic fuerunt; nna tantum remansit, reliquœ autem arantur et seminantur, sicut Isaias propheta dixit. Inde ut eas fo- ris murum de Sione euntibus ad portam Neapolitanam , ad parlera dextrauî, deorsura in valle sunt parietes, ubi domus fuit sivep?'œ- torïuni Pontii Pilati. Ibi Dominus auditus est antequani pateretur. A sinistra autem parte est monticuliis Golgotha, ubi Dominus cru- cifixus est. Inde quasi a(? lapidem jnissum, est crypta, ubi corpus ejus positumfuit et tertia die resurrexit. Ibidem modo jussu Cons- tantini imperatoris basilica facta est, id est Dominicum mirœpul- chritudinis , babcns adlatus exceptoria unde aqua levatur, et bal- neura a tergo, ubi infantes lavantur. Item ab Hierusalem euntibus ad portam quae est contra orientera , ut ascendatur in montera Oli- veti, vallisque dicitur Josaphat ad partem sinistram ubi sunt vineae. Est et petra, ubi Juda Scariotk Christum tradidit. A parte vero dextra est arbor palraae, de qua infantes ramos tulerunt, et veniente Christo subslraverunt. Inde non longe quasi ad lapidis raissura , sunt * Asteriscus quo haec signala sunt , déesse aliquid monet ; quanquam si voculara ibi toUeres, sana videri possent. C ISote de P. JFesseling. ) 244 PIÈCES JUSTIFICATIVES. nionumenta duo * monuhiles mirœ pulchritudinis facta. In unum positus est Isaias prophef a, qui est verc monolithiis , et in alium E/.e- cliias, rex Judaeorum. Inde ascendis in montem Oliveli , nbi Dominiis ante passionem apostolos docuit. Ibi facta est basilka jiissu Cons- tantini. Inde non longe est monliculas ubi Dominus ascendit oiare , et apparnit illic Moyses et Helias, quando Petrum et Joannem sccum duxit. Jnde aà or i en iem passus mille quingentos, est villa quœ appellatur i?e;/2(2?2ia. Est ibi crypta ubi Lazarus positus fuit, quem Dominus susciiavit. ITEM AB niERUSALEM IN HIERICHO MILLIA XVIII. Descendentibiis montem in parte dextra, retro monumentum est arbor sycomoriy in qnam Zachaeus ascendit, ut Cbristum videret. A civilate passus mille quingentos est fons Helisœi proplietae; antea si qua mulier ex ipsa aqna bibebat, non faciebat natos. Ad latus est vas fictile Helisa;!; misit in eo sales, et venit, et stetit super fon- tem , et dixit : Ha3C dicit Dominus : Sanavi aquas bas ; ex eo si qna mulier inde biberit, filios faciet. Supra euradem vero fontem est do- mus Ràchah fornicariœ , ad quam exploratores introierunt, et oc- cultavit eos, quando Hiericbo versa est sola evasit. Ibi fuit civitas Hiericho, cujus muros gyraverunt cum arca Testamenti filii Israël , et ceciderunt mûri. Ex eo non paret nisi locus ubi fuit arca Testa- menti et lapides 12 , quos filii Israël de Jordane levaverunt. Ibidem Jésus filius Nave circumcidit filios Israël^ et circumcisiones eorum sepelivit. ITEM AB IIIERICHO AD MARE MORTUUM , MILLIA IX. Est aqua ipsius valde amarissima, ubi in totum nullius generls piscis est, nec aligna novis, et si quis bominum misent se ut na- tet, ipsa aqua eum versât. INDE AD JORDANEM UBI DOMINUS A JOANNE BAPTIZATUS EST MILLIA V. Ibi est locus super Jlumen monticulus in illa ripa, ubi raptus est Helias in cœlum. Item ab Hierusalem euntibus Betbleem millia quatuor y super strata in parte dextra, est monumentum, ubi * Asteriscus defectum videtur indicare. Caeteroqui , si post vocem pui- cAri/Hdi/iw distinguas, non maie cohaerent. {ISote de P, WesseUng, ) PIECES JUSTIFICATIVES. 24/) nacliel posila est uxor Jacob. Inde niillia duo a parte sinislra est Dethleem , ubi natiis est Doniinus iioster Jésus Clirislus ; ibi hasilica facta est jnssu Constantini. Inde non longe est monumonfum F.zc- chiel, Asaph , Job el Jesse, David , Salomon , et liabi-t in ipsa ci ypla ad latus deorsnm desccntibus , /^c&rapj5 scriptum noniina super- scripta. INDE BETHA/OKA MfLLIA MV. L'bi est fons, in qiio Phiiippus cunucluim bnplizavil. INDE TEREBLVrnO MILI.IA IX. [Ih'i Abraham habitav'it c\ puteum fodït siib arbore Tercbiiilbo, et cumangelis loculus est, et cibnm sumpsit. [bihasdica fada est jussu Constantini rairœ pulchritudinis. INDE TEREEIMIIO CEDRON MILLIA II. Ubi est memoria per quadrum ex lapidibus mira; pnltbritudinis , in qua positi snnt Abrabam, Isaac, Jacob, Sara, ne'.)ccca cl Li». ITEM AIÎ HII:R0>0LYM.\ SIC: CiviTAS NicoroLi M. X\!l. ClVlTAS LiDDA M. N. Mltatio Antipatridv M. X. MiTATio Betiiar M. X. ClVlTAS C.€SAREA M X^ I- Fit oîunl'i summa a Conslantinopoli tisquc Hicnisnkm millia undccics cenlena LXJIII MUlla ; ^fulafiones LXVIlîl; -Van- siones LVIII. Item pcr yicopnlim Cœsarcam, Milîia L XXI II, S. Muf.afiones V; Mansioncs IIL Ilem ab Heradea pcr Macedoniam Mut. œrea MiUia XV f. Mansio Registo M. XI! . McTATio Bediso M. Xil. ClVITAS Apris M. XIT. MuTATio Zesuter\ M- XII. Finis Europœ et Rhodopeœ. MVNSIO SlROCELLlS. M. X. 3«. 246 riÈCES JUSTIFICATIVES. MUTATIO Drippa M. XIIll MANSIO GlPSILA 4 M. XII. MUTATIO Demas M. XII. CiviTAS Trajanopoli M. XIII. Mltatio Adlnimpara M. VMII. MuTATio Salei M. vu. s Mltatio Melalico. . . .* jNI. VIII. Mansio Berozica M. XV. MuTATio Breierophara M. X. CiVITAS Maximianopoli M. X. MUTATIO Adstabulodio M. XII. MUTATlO RUMBODONA M. X. ClVlTAS Epyrum M. X. MUTATIO PURDIS M. VIII. Finis Rhodopeœ et Macedoniœ. Mansio Hercontroma M. VIIII. MUTATIO Neapolim M. VIIII. CiviTAS Philippis M. X. Ubi Paulus et Sileas in carcerefuerunt. MDTATIO AD Duodecim M. XII. MUTATIO DOMEROS. . M. VII. CiVITAS Anphipolim M. XIIÏ. Mutatio Pennana M. X. MuTATio Peripidis M. X. Ibi positus est Euripides poeta. Mansio Apollonia .' M. XI. Mdtatio Heracleustibus M. XI. Mutatio Duodea : M. XIV. CiVITAS Tiiessalomca : M. XIII. Mutatio ad Decimum M. X. MuTATio Gepiiira M. X. CiVITAS PeLLI, UNDE FUIT Alexander magnus Macedo MX. Mdtatio Scurio M. XV. CiVITAS Edissa M. XV. Mutatio ad Duodecimum M. XII. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 247 Maksio Cellis M. XVI. McTATio Grande M. XIV. McTATio Melitoxus M. XIV. CiviTAS Herâclea M. XIIL CiviTAS Philippis M. X. MuT.ATio Paramrole M. XII. MUTATIO Brccida *. ...... M. XIX. Finis Macedoniœ et Epyri. CmTAS Cledo M. XIII. McTATio Fatras 31. XII. Mansio Claudanon M. IlII. Mltatio Tabernas M. VIIII. Mansio Grantja Via M. VIITI. Mltatio Tbajecto M. VIIII. Mansio Hiscampis M. Vlin. MUTATIO AD QUINTUM M. VI. Mansio Coladiana M. XV. Mansio Marusig M. XIII. Mansio Absos M. XIV. Mltatio Stefana M. XII. CiVITAS Apollonia M. XVIII. Mltatio Stefana M. XII. Mansio Aulona Trajectlm M. XII. Fitomnissumma ab Herâclea per Macedoniam Aulonam usqite , Millia DCLXXVIII; Mutationes LVIII ; Mansiones XV. Trans mare stadia mille. Quod facit millia centum. et venis odronto mansiones mille passes. Mltatio ad Dlodecimlm M. XIII. Mansio Clipeas M. XII. Mltatio Valentia M. XIII. CiViTAS Brindisi M. XI. M.ANSio Spitenaees M. XIII!. Mltatio ad Decimlm .... = . M. Xî. CiviTAS Leonati^ M. X. Mltatio Terres Alrili.anas M. XV. Mltatio Terres Jlli.anas M. VIIII. Civitas Beroes M. XI. 248 ' PIECMS JUSTIFICATIVES. MUTATIO BOTONTONES M- XI. ClVlTAS RUEOS M. XI. MUTATIO AD QUINTLM DgCIMLM M. XV. CiVITAS Canlsio M. XV, MuTATio Undecimum M. XI. CiviTAS Serdoms M XV. CiVITAS Aecas, M. XVIIl. Mltatio Anuii.OMS M. X. Finis Apidiœ et Campaniœ. McTATio AD Eql[;m magnum M. Vllf. Mltatio Vicls For.no novo M. XI[. CiVITAS Benevento M. X. CiVITAS ET MaNSIO ClAUDIIS. AI. XII. Mdtatio INovas M. Vllll. CiVITAS Capua ÎM. VII. Fii summa ah Aiilana usque Capunni MiUia CCL.XXX Mi((atlo)ics A' AT; Manaioucs XIII. MUTATIO AD OCTAVLM !M. YllI. Mltatio Ponte Cvmpa.no M. Vllll. CiVITAS SONUESSA M. VII II. CiVITAS Mentuiînas M. Vllll. CiVITAS For.Mis AI. Vllll. CiVITAS FONKIS M. XII. CiviTAS Teruacina M XIII. Mltatio ad Médias .M. X. Mltatio Appi Fono . . M. VIIH. MUTATlO Sl'ONSAS .M. VU. CiVITAS ARICIA ET Al.î'.O.W M. XI III. Mltatio ad Xono M. Vif. In crbe P.oma M. VllH. Fit a Capua usquc ad vrhcm Romain Millia CXXXVf-, Mutationes XI V ; Mansiones IX. Fit ah Ilcradea per Aulonam in urhnn Eoviam îisquc , Millia undecïcs centcna XII; Mutationes XVIII; Mansiones XLVI. AB URBE MEDIOLANUM. Mltatio P.lbras . M. VIIIÏ, PIECES JUSTIFICATIVES. 249 MUTATIO AD VlCENClMUM M. XI. McTATio Aqca vivv M. Xir. CiTiTAS Vericllo M. XII. CiviTAS Narm.f. M. XII CiviTAS Interamna. . M. VIHI. .MUTATlO Tridus Tacerni? M. III MCTATlO Fam Fucmvî M. X. CiviTAS Spolitio M. vn. Mctatio Sacraria M. Vfîf. CiviTAS Tr.Evis M. IV. CiviTAS Fllgims M. V. CiviTAS Foro Flamini M. Jir. CiviTAS Noceria M. XII. CiVrTAS PTAMA3 M. MU. MAN310 Herbellom , M. VII MUTATIO ADHEïI? M. X. Mctatio ad Cale M. XIV. Mctatio I.NTEnciSA M. VIIH. CiviTAS Fgho Simproni M. VIII I. Mctatio ad Octavum M. ^'IHI. CiTITAS FaNO F0RTCN.€ M. VIII CiriTAS Pisacro M. XXIY. Usque Àriminum. MUTATIO CONPETC M. X!I. CiviTAS Cesena M. VI. CiviTAS Foro Popcm M. VI. CiviTAS Foro Livi M. VI. CiviTAS Fatentia M. V. CiVITAS FOPO CORNELI M. X. Civitas Cl^terno M. Xllï. ClTITAS BONOMA M. X. Mctatio ad Médias M- XV. rîuTATio Victcriolas. M. X. ClTTrA-S MCTENA M. III. Mctatio Povte Secies M. V. Civitas Regio M. Vin. Mctatio Ca>?œto M. X. Civitas Parm.ï: M. Vin. Mctatio ad Tcrcm M. VTI. 250 PIÈCES JUSTIFICATIVES. MANSIO FlDENTIyE M. VIII. Mdtatio ad Fonteclos M. VIII. CiviTAS Placentia M. Xin. MuTATio AD Rota M. XI. MuTATio Tribus Tabernis M. V. Civitas Laude M. VIlIl MUTATlO AD NONUM M. VIL Civitas Mediolanum. M. VII. Fit omnis siimma ah urbe Roma Mediolanum usqiie, Millia CCCCXVI; Muiationes LU; Mansiones XXIllI. EXPLICIT ITINERARIUM. EX EODEM V. C. DE VERBIS GALLICIS. Lugdunura , Desideratum Montera. Aremorici, aote mare, arse, ante; xAIore dicunt Mare , et ideo Mo- fini Marini. Arverni, ante obsta. " Rhodanura, violentum. NaraRhonimium; Dan jadicera, hoc et gallice, hoc et hebraice dicilur. N° II. DISSERTATION . SUR L'ÉTENDDB DE L'ANCIENNE JÉRUSALEM ET DE SON TEjNIPLE , ET SDR LES MESURES HÉBRAÏQUES DE LONGUEUR. Les villes qui tiennent un rang considérable dans l'histoire exigent des recherches particulières sur ce qui les regarde dans le détail ; et on ne peut disconvenir que Jérusalem ne soit du nombre de celles qui méritent de faire l'objet de notre PIECES JLSTIFTCATIVKS. 251 curiosité. C'est ce qui a engagé plusieurs savants à traiter ce sujet fort amplement ec dans toutes ses circonstances, en cherchant à retrouver les différents quartiers de cette ville, ses édifices publics , ses portes , et presque généralement tous les lieux dont on trouve quelque mention dans les livres saints et autres monuments de l'antiquité. Quand même les recherclies de ces savants ne paraîtraient pas suivies partout d'un parfait succès , leur zèle n'en mérite pas moins des élo- ges et de la reconnaissance. Ce qu'on se propose principalement dans cet écrit est de fixer l'étendue de cette ville , sur laquelle on ne trouve en- core rien de bien déterminé, et qui semble même en général fort exagérée. L'emploi du local devait en décider; et c'est parce qu'on la négligé , quiî ce point est demeuré à discuter. S'il est difficile et comme impossible de s'éclaircir d'une ma- nière satisfaisante sur un 21'and nombre d'articles de détail concernant la ville de Jérusalem , ce que nous mettons ici en question peut être excepté, et se trouve susceptible d'une grande évidence. Pour se mettre à portée de traiter cette matière avec préci- sion, il faut commencer par reconnaître ce qui composait l'an- cienne Jérusalem. Cet examen ne laissera aucune incertitude dans la distinction entre la ville moderne de Jérusalem et l'an- cienne. L'enceinte de celle-ci paraîtra d'autant mieux détermi- née, que la disposition naturelle des lieux en fait juger infailli- blement.. C'est dans cette vue que nous insérons ici le calque très-fidèle d'un plan actuel de Jérusal&m, levé vraisembla- blement par les soins de M. Deshayes, et qui a été publié dans la Relation du voyage qu'il entreprit au Levant en 1 621 , en conséquence des commissions dont il était chargé par le roi Louis XIII auprès du Grand Seigneur. Un des articles de ces commissions étant de maintenir les religieux latins dans la possession des saints lieux de la Palestine , et d'établir un consul à Jérusalem , il n'est pas surprenant qu'un pareil plan se rencontre plutôt dans ce Voyage que dans tout autre. L'en- ceinte actuelle de la ville , ses rues , la topographie du sol , 252 PIECES JUSTIFICATIVES. sont exprimées dans ce plan , et mieux que partout ailleurs, que je sache. Nous n'admettons dans notre calque , pour plus de netteté , ou moins de distractic^n à l'égard de l'objet prin- cipal , que les circonstances qui intéressent particulièrement la matière de cette Dissertation. L'utilité, la nécessité même d'un plan en pareil sujet, sont une juste raison de s'étonner qu'on n'ait encore fait aucun usage de celui dont nous em- pruiitoiîs le secours. î. DISCUSSION DESQUAUTIKRS DE l'aNCIEN.XE JERUSALEM. Josèphe nous donne une idée générale de Jérusalem , en disant (livre vi de la Guerre des Juifs, chap. vi) que cette ville était assise sur deux collines en face l'une de l'autre, et séparée par une vallée ; que ce qui était appelé la haute ville occupait la plus étendue ainsi que la plus élevée de ces colli* nés, et celle que l'avantage de sa situation avait fait choisir par David pour sa forteresse; que l'autre colline, nommée Àcra, servait d'assiette à la basse ville. Or, nous voyons que la montagne de Sion , qui est la première des deux col- lines, se distingue encore parfaitement sur le plan. Son es- carpement plus marqué regarde le midi et l'occident, étant formé par une profonde ravine , qui dans l'Écriture est nom- mée Ge-ben-Hinnom, ou la Vallée des enfants d'Hinnom. Ce vallon, courant du couchant au levant, rencontre à l'ex' trémité du mont de Sion la vallée de Kedron , qui s'étend du nord au sud. Ces circonstances locales, et dont la nature même décide , ne prennent aucune part aux changements que le temps et la fureur des hommes ont pu apporter à la ville de Jérusalem; et par là nous sommes assurés des limites de cette ville dans la partie que Sion occupait. C'est le côté qui s'avance le plus vers le midi ; et non-seulement on est fixé de manière à ne pouvoir s'étendre plus loin de ce côté-là , mais encore l'espace que l'emplacement de Jérusalem peut y pren- dre en largeur se trouve déterminé , d'une part , par la pente ou l'escarpement de Sion qui regarde le couchant, et, de l'autre, PiEcrs jrsTiricATivcs. 2ô3 par son extrémité opposée vers Cédron et l'orient. Celui des murs de Jérusalem que Josèphe appelle le plus ancien, comme étant attrilnié à David et à Salomon , bordait la crête du ro- cher, selon le témoignage de cet historien : a quoi se rappor- tent aussi ces paroles de Tacite , dans la description qu'il fait de Jérusalem {Hht., liv. y, ch. xi) : Duos colles, immensum éditas, claudebant mûri... extrema rupis abrupta. D'où il suit que le contour de la montagne sert encore à indiquer l'ancienne enceinte , et à la circonscrire. La seconde colline s'élevait au nord de Sion , faisant face par sou côté oriental au mont Moria , sur lequel le temple était assis , et dont cette colline n'était séparée que par une cavité , que les Hasmonéens comblèrent en partie , eu rasant le sommet d' Acra, comme on l'apprend de Josèphe (au même endroit que ci-dessus. ) Car ce sommet ayant vue sur le temple, et en étant très-voisin , selon que Josèphe s'en ex- plique, Antiochus Épiphanes y avait consti'uit une forteresse, pour brider la ville et incommoder le temple; laquelle for- teresse , ayant garnison grecque ou macédonienne , se soutint contre les Juifs jusqu'au tenais de Simon , qui la déti'uisit , et aplanit en même temps la colline. Comme il n est même question d'Acra que depuis ce temps-là , il y a toute appa- rence que ce nom n'est autre chose que le mot grec Â/.;?. qui signifie un lieu élevé, et qui se prend quelquefois aussi pour une forteresse, de la même manière que nous y avons sou- vent employé le terme de Roca , la Roche. D'ailleurs le terme de Hahra , avec aspiration , paraît avoir été propre aux Sy- riens , ou du moins adopté par eux , pour désigner un lieu fortifié. Et dans la paraphrase chaldaïque ( Samuel , liv. ii , ch. II, V. 7), Hakra-Dsiun est la forteresse de Sion. Josèplie donne une idée de la figure de la colline dans son assiette , par le terme de à;j.^>."jpTc:, lequel, selon Suidas, est propre à la lune dans une de ses phases entre le croissant et la pleins lune , et , selon ;Martianus-Capella , entre la demi-lune et la pleine. Une circonstance remarquable dans le puin qui nous sert d'original, est un vestige de l'éminence principale d'A- ITINÉB, — T. II. 22 254 PIÈCES JUSTIFICATIVES. cra entre Sion et le temple ; et la circonstance est d'autant moins équivoque, que, sur le plan même, en tirant vers l'angle sud-ouest du temple, on a eu l'attention d'écrire lieu haut. Le mont ^Moria , que le temple occupait , n'étant d'abord qu'une colline irrégulière , il avait fallu , pour étendre les dé- pendances du temple sur une surface égale , et augmenter l'aire du sommet , en soutenir les côtés , qui formaient un carré , par d'immenses constructions. Le coté oriental bor- dait la vallée de Cédron , dite communément de Josaphat^ et très-profonde. Le côté du midi , dominant sur un terrain très- enfoncé î était revêtu de bas en baut d'une forte maçon- nerie, et Josèpbe ne donne pas moins de trois cents coudées d'élévation à cette partie du temple : de sorte même que , pour sa communication avec Sion , il avait été besoin d'un pont , comme le même autem-nous en instruit. Le côté occi- dental regardait Acra , dont l'aspect pour le temple est com- paré à un tbéâtre par Josèpbe. Du côté du nord , un fossé creusé , Taopc? 8ï opwpu/.-c, dit notre bistorien , séparait le tem- ple d'avec une colline nommée Bezetha , qui fut dans la suite jointe à la ville par un agrandissement de son enceinte. Telle est la disposition générale du mont IMoria dans l'éten- due de Jérusalem. La fameuse tour Antonia flanquait l'angle du temple qui regardait le N. 0. Assise sur unrocber, elle avait d'abord été construite par Hyrcan, premier du nom , et appelée Bapet?, terme grec selon Josèpbe , mais que saint Jérôme dit avoir été commun dans la Palestine , et jusqu'à son temps , pour désigner des maisons fortes, et construites en forme de tours. Celle-ci reçut de grands embellissements delà part d'Hérode, qui lui fit porter le nom d'Antoine son bienfaiteur ; et avant l'accroissement de Bezetba , l'enceinte de la ville ne s'éten- dait pas au delà du côté du nord. Il faut même rabaisser un peu vers le sud , à une assez petite distance de la face occi- dentale du temple , pour exclure de la ville le Golgotba ou Calvaire, qui, étant destiné au supplice des criminels, n'é- tait point compris dans l'enceinte de la ville. La piété des PIECES JUSTIFICATIVES. 255 chrétiens u a souffert en aucun temps que ce lieu demeurât inconnu . même avant le règne du grand Constantin. Car Vaurait-il été à ces Juifs convertis au cliristianisme, que saint Épiphane dit avoir repris leur demeure dans les débris de Jérusalem , après la destruction de cette ville par Tite , et qui y menèrent une vie édifiante ? Constantin , selon le té- moignage d'Eusèbe, coumt le lieu même d'une basilique lan 326 , de laquelle parle très-convenablement à ce témoi- gnage l'auteur deVithierarium a Burdkjala Hierusalem us- que, lui qui était à Jérusalem en 333 , suivant le consulat qui sert de date à cet Itinéraire : Ibidem modo jussu Consfan- Uni imperatoris , basilica fada est, id est dominicum, mirx pulchritudinis. Et bien qu'au commencement du on- zième siècle , Almansor-Hakimbillà , calife de la race des Fatimites d'Egypte , eût fait détruire cette église , pour ne vouloir tolérer la supercherie du prétendu feu saint des Grecs la veille de Pâques; cependant l'empereur grec Constantin ^Nlonomaque acquit trente-sept ans après , et en 1048, du pe- tit-fils de Hakim , le droit de réédifier la même église ; et il en fit la dépense , comme on l'apprend de Guillaume , arche- vêque de T}T (liv. I, chap. vu). D'ailleurs, la conquête de Jérusalem par Godefroy de Bouillon , en 1099, ne laisse pas un gi'and écoulement de temps depuis l'accident dont on vient de parler. Or , vous remarquerez que les circonstances précé- dentes qui concernent l'ancienne Jérusalem n'ont rien d'é- quivoque , et sont aussi décisives que la disposition du mont de Sion du côté opposé. Il n'y a aucune ambiguïté à l'égard de la partie orientale de Jérusalem. Il est notoire et évident que la vallée de Cé- dron servait de borne à la ^ille, sur la même ligne , ou à peu près, que la face du temple , tournée vers le même côté, dé- crivait au bord de cette vallée. On sait également à quoi s*en tenir pour le côté occidental de la ville, quand on considère sur le plan du local que l'élévation naturelle du terrain , qui borne l'étendue de Sion de ce côté-ià comme vers le midi , continue , en se prolongeant vers le nord , jusqu'à la hauteur 256 PIÈCES JUSTIFICATIVES. du temple. Et il n'y a aucun lieu de douter que ce prolonge- ment de pente , qui commande sur un vallon au dehors de la ville , ne soit le côté d'Acra contraire à celui qui regarde le temple. La situation avantageuse que les murs de la \ille con- servent sur l'escarpement justifie pleinement cette opinion. Elle est même appuyée du témoignage formel de Brocardus, religieux dominicain, qui était en Palestine l'an 1283, comme il nous l'apprend dans la description qu'il a faite de ce pays. C'est à la partie occidentale de l'enceinte de Jérusalem , pro- longée depuis Sion vers le nord , que se rapportent ces paro- les tirées de la Description spéciale de cette ville : ^orago seu vallis, quse procedebat versus aquilonem , fadebatque fossam civitatis juxta loncjitudinem ejas,usque adplagam aquilonis; et super eam erat întrinsecus rupes eminens , quam Josephus Acram appellat , quse sustinehat murum civitatis superpositum , cingentem ah accidente civîtatem, usquead porfam Ephraïm.uhi curvatur contra orientem. Cet exposé de la part d'un auteur qui a écrit en vertu des connaissances qu'il avait prises sur le lieu même, est parfai- tement conforme à ce que la représentation du terrain , par le plan qui en est donné, vient de nous dicter : Rupes im- minehs voragini , sivefossœ, prodecenti versus aquilonem, sustinebat murum civitatis, cingentem eam ah occidente usque dimi curvatur versus orientem. En voilà suffisam- ment pour connaître les différents quartiers qui composaient l'ancienne Jérusalem , leur assiette et situation respective. IL ENCEINTE DE l' ANCIENNE JÉRUSALEM. Le détail dans lequel Josèphe est entré des diverses mu- railles qui enveloppaient Jérusalem , renferme des circon- stances qui achèvent de nous instruire sur l'enceinte de cette ville. Cet historien distingue trois murailles différentes. Celle qu'il nomme ta plus ancienne couvrait non-seulement Sion PIECES JUSTIFICATIVES. 257 à l'égard des dehors de la ville , mais elle séparait encore cette partie d'avec la ville inférieure, ou Acra ; et c'est même par cet endroit que Josèphe entame la description de cette muraille. Il dit que la tour nommée Hippicos , appuyant le côté rjui regardait le nord, à:-/.oa£vov ^è xaràPcpEav à.m rcù l--'.y.vj, inciplens adboream ab Hipplco; elle s'étendait de là jusqu'au portique occidental du temple , par où nous de- vons entendre , comme le plan en fait juger , son angle sud- ouest. On voit clairement que cette partie de muraille fait une séparation de la haute ville d'avec la basse. Elle paraît répondre à Teuceinte méridionale de la ville moderne de Jé- rusalem , qui exclut Sion ; en sorte qu'il y a tout heu de pré- sumer que la tour Hippicos, dont on verra par la suite que la position nous importe , était élevée vers l'angle sud-ouest de l'enceinte actuelle de Jérusalem. Si on en croit plusieurs re- lations , cette enceinte est un ou\Tage de Sohman , qui en 1520 succéda à son père Sélim, auquel les Turcs doivent la conquête de la Syrie et de l'Ég^-pte. Cependant El-Edrisi , qui écrivait sa géographie pour Roger F"", roi de Sicile, mort en 1151 , représente Jérusalem dans un état conforme à celui d'aujourd'hui , en disant qu'elle s'étend en longueur d'occi- dent en orient. Il exclut même formellement de son enceinte le mont de Sion, puisqu'au terme de sa description, pour aller à un temple où les chrétiens prétendaient dès lors que Jésus-Christ avait célébré la cène , et qui est situé sur ce mont, il faut sortir de la ville par une porte dite de Sion, Bab-Seiliun , ce qui s'accorde à l'état actuel de Jérusalem. Benjamin de Tudèle , dont le voyage est daté de l'an 1173 , reriiarque qu'il n'y avait alors d'autre édifice entier sur le mont de Sion que cette éghse. Et ce qui se lit dans le Voyage fait par "Willebrand d'Oldembourg , en 1211 , à l'égard du mont de Sion, Nunc încluditur mûris civitatis, sedtempore l'assioîiis Dominicx excludebatur , doit être pris au sens contraire , quand ce ne serait que par rapport à ce dernier membre , excludebatur tempore Passionis. Il est très-^Tai- semblable, en général, que, dans les endroits où les parties 22. ' 2-38 PIÈCES JUSTIFICATIVES. 7 de l'ancienne enceinte prennent quelque rapport à l'enceinte moderne , la disposition des lieux , les vestiges même d'an- ciens fondements , ayant déterminé le passage de cette en- ceinte moderne , elle nous indique par conséquent la trace de l'ancienne. 11 y a même une circonstance particulière qui autorise cette observation générale , pour la séparation de Sion d'avec Acra. C'est ce coude rentrant à l'égard de Sion , que vous remarquerez sur le plan , en suivant l'enceinte ac- tuelle et méridionale de la ville de Jérusalem , dans la partie plus voisine de l'emplacement du temple, ou du mont ]Mo- ria. Car , si l'on y prend garde , ce n'est en effet que de cette manière que le quartier de Sion pouvait être séparé d'Acra , puisque, comme nous l'avons observé en parlant d'Acra , l'endroit marqué haut lieu sur le plan, et duquel le coude dont il s'agit parait dépendre , désigne indubitablement une partie de l'éminence qui portait le nom à' Acra , et vraisem- blablement celle qui dominait davantage , et qui par consé- quent se distinguait le plus d'avec Sion. Josèphe ayant décrit la partie septentrionale de l'enceinte de Sion , depuis la tour Hippicos jusqu'au temple, la reprend à cette tour , pour la conduire par l'occident, et ensuite né- cessairement parle midi, jusque vers la fontaine de Siloé. Cette fontaine est dans le fond d'une ravine profonde , qui coupe la partie inférieure de Sion prolongée jusque sur le bord de la vallée de Cédron , et qui la sépare d'avec une portion de la ville située le long de cette vallée , jusqu'au pied du temple. A cette ravine venait aboutir l'enfoncement ou val- lon qui distinguait le mont de Sion d'avec la colline d'Acra, et que Josèphe appelle tôjv TupoTTi-.ôjv, C'ttseariorwn , ou des fromagers. Edrisi fait mention de ce vallon, et très-distinc- tement , disant qu'à la sortie de la porte dont il a fait men- tion sous le nom de Sion, on descend dans un creux {in fossam, selon la version des ^Maronites) qui se nomme, ajoute-t-il , la Fallée cV enfer, et dans laquelle est la fontaine Seluan (ou Siloan). Cette fontaine n'était pas renfermée dans l'enceinte de la ville : saint Jérôme nous le fait connaître PIECES JUSTIFICATIVES. JoO par ces paroles {iii Mat th. xxiii, 25) : Ifi portarum ejciii- bus, quœ Siloam ducunt. Le vallon dans renfoncement du- quel est Siloé remontant du sud-est au nord-ouest , Josèphe doit nous paraître très-exact lorsqu'il dit que la muraille qui domine sur la fontaine de Siloé comt d'un côté vers le midi, et de l'autre vers l'orient. Car c'est ainsi , selon le plan même du local, et presque à la rigueur, que cette muraille suivait le bord des deux escarpements qui forment la ravine. V Iti- néraire de Jérusalem s'explique convenablement sur la fon- taine de Siloé : Deorsum in valle^ juxta murum, est piscina qux dicitur Siloa. Remarquons même la mention qui est faite de ce mur dans un écrit de l'âge du grand Constantin. On en peut inférer que le rétablissement de Jérusalem , après la destruction de cette ville par Tite, rétablissement qu'on sait être l'ouvrage d'Adrien , sous le nouveau nom d'.£//a Capi- tolina, s'étendit à Sion comme au reste de la ville; de sorte que la ruine de Sion , telle qu'elle paraît aujourd'hui , ne peut avoir de première cause que dans ce que souffrit cette ville de la part de Chosroès , roi de Perse , qui la prit en 614. Ce serait donc à tort qu'on prendrait à la lettre ce qu'a dit Abulpbarage {Dijnast. 7), que l'iElia d'Adrien était auprès de la Jérusalem déti'uite. Cela ne doit signifier autre chose , sinon que l'emplacement de cette ville , conforme à son état présent du temps de cet historien, et depuis l'établissement du mahométisme , ne répond pas exactement à celui d'un à2[e plus reculé. Il ne faut pas imaginer que l'usage du nom d\E/ia, employé par Abulpharage, se renferme étroitement dans la durée de la puissance romaine , puisque les écrivains orientaux emploient quelquefois la dénomination d'Ilia pour désigner Jérusalem. Mais, pour reprendre la trace du mur à la suite de Siloé, ce mur était prolongé au travers d'Ophla, venant aboutir et se terminer à la face orientale du temple, ce qui nous conduit en effet à son angle entre l'orient et le midi. 11 est mention d'Olph'l ou Ophel en plusieurs endroits de l'Écriture. Ce terme est même employé métaphoriquement, mais sans qu'on puisse 260 PIECES JUSTIFICATIVES. décider, parle sens de la phrase du texte original, s'il signilie plutôt présomption ou orgueil, qu'aveuglement. Les commen- tateurs sont partagés, les uns voulant qu Ophel désigne un lieu élevé, les autres un lieu profond. La contrariété de cette interprétation n'a, au reste, rien de plus extraordinaire que ce qu'oii observera dans l'usage du mot latin aUiis, qui s'em- ploie quelquefois pour profondeur comme pour élévation. La version grecque {Reg. iv, y. 24) a traduit Ophel c/.cTsivyiv, lieu couvert, et pour ainsi dire ténébreux : et, en effet, si l'on re- marque qu'Ophla, dans Josèphe, se rencontre précisément au passage de la muraille dans ce terrain si profond, sur lequel il a été dit, en parlant du mont IMoria, que dominait la face méridionale du temple, on ne pourra disconvenir que l'inter- prétation du nom Ophel, comme d'un lieu enfoncé, ne soit justifiée par une circonstance de cette nature, et hors de toute équivoque. L'emplacement que prend Ophel paraîtra convenable à ce que dit .losèphe (liv. yi delà Guerre des Juifs ^ chap. yii) parlant des factions ou partis qui tenaient Jérusalem divisée; sa\x)ir, que l'un de ces partis occupait le temple, et Ophla et la vallée de Cédron. Dans les Parallpomènes (ii, xxxiii, 14) le roi Glanasse est dit avoir renfermé Ophel dans l'enceinte de la ville \ ce qui est d'autant plus remarquable qu'il s'ensuivrait que la cité de David n'avait point jusque-là excédé les limites naturelles de la montagne de Sion, qui est réellement bornée par la ravine de Siloé. Voici la traduction littérale du texte : u^dificavlt miirum exteriorem civifati David, ab occidenti Gihon^ in torrente, procedendo usque ad portam Pisclum, et circuivit Ophel, et munivÂl eum. Ces paroles, murinn ex- teriorem civitafi David, feraient allusion à la conséquence que ronflent de tirer de l'accroissement d'Ophel, circuivit. Gihon, selon les commentateurs, est la même chose que Si- loé; et, en ce cas, ab occidejite doit s'entendre depuis ce qui est au couchant de Siloé, c'est-à-dire depuis Sion, dont la po« sition est véritablement occidentale à l'égard de cette fon- taine, jusqu'au bord du torrent, in torrente, lequel il estna-» i PIÈCES JUSTIFICATIVES. 261 turel de prendre pour celui de Cédron. Je ne vois rien que la disposition du lieu mt?me puisse approuver davantage que cette interprétation, laquelle nous apprend à mettre une dis- tinction entre ce qui était proprement cité de David et ce qui a depuis été Compris dans le même quartier de Sien. îsous avons donc suivi la trace de Tenceinte qui renfermait ce quartier tout entier, et avec ce qui en dépendait jusqu'au pied du temple. Le second mur dont parle Josèphe n'intéresse point notre sujet, par la raison qu'il était renfermé dans la ville même. Il commençait à la porte appelée Genath, ou des Jardins^ comme ce mot peut s'interpréter; laquelle porte était ouverte dans le premier des murs, ou celui qui séparait Sion d'avec Acra. Et ce second mur, s'a vançant vers la partie septentrionale de la ville, se repliait sur la tour Antonia, q\x il venait aboutir. Donc ce mur n'était qu'une coupure dans l'étendue d'Acra, appuyée d'un côté sur le mur de Sion, de l'autre sur la tour qui comTait l'angle nord-ouest du temple. La trace de ce mur pourrait répondre à une ligne ponctuée que l'on trouvera tracée sur le^plan, dans l'espace qu'Acra occupe. 11 est na- turel de croire qu'il n' existait jque parce qu'il avait précédé un mur ultérieur, ou tel que celui qui donne plus de grandeur au quartier d'Acra, et dont il nous reste à paiier. J'ajoute seule- ment que c'est à ce mur moins reculé qu'il convient de s'atta- cher par préférence, si l'on veut suivre le détail de la réédi- fîcation de l'enceinte de Jérusalem par !N'éhémie; étant plus "VTaisembiable d'attribuer aux princes Hasmonéens, et au temps même de la plus grande prospérité de leurs affaires, l'ou^Tage d'un nouveau mur qui double celui-là, et qui em- brasse plus d'espace. Leti'oisième mur, qui, joint au premier, achèvera la cir- conscription de l'enceinte de Jérusalem, se prend, en suivant Josèphe, à la tour Hippicos. La description de la première muraille nous a déjà servi à connaître le lieu de cette tour. Ce que le même historien dit de la muraille dont il s'agit à présent confirme cet emplacement. Commençant donc à b 262 PIÈCES JUSTIFICATIVES. tour Hippicos, cette muraille s'étendait en droiture vers le septentrion jusqu'à une autre tour fort considérable, nommée Psephina. Or, nous voyons encore que l'enceinte actuelle de Jérusalem, conservant l'avantage d'être élevée sur la pente de la colline qui servait d'assiette à la basse ville' ancienne , s'étend du midi au septentrion, depuis l'angle boréal de Sion, où il convient de placer l'Hippicos, jusqu'au château qu'on nomme des Pisons. La tour Psephina, selon queJosèpheen parle ailleurs, ne cédait à aucune de celles qui entraient dans les fortifications de Jérusalem. Le Castel-Pisano est encore aujourd'hui une espèce de citadelle à l'égard de cette ville. C'est là que logent l'aga et la garnison qu'il commande. Le Grec Phocas, qui visita les saints lieux de la Palestine Fan 1185, et dont le Voyage a été mis au jour par Allatius, in Symmîctis sive Opusculis, dit que cette tour, ou plutôt ce château, pour répondre aux termes dont il se sert, t^ûo'/c? aaa- (j.s-^'cOsaraTc; {fiirris inskjnl aclmoclum magnitudine)^ était ap- pelée, par ceux de Jérusalem, la Tour de David. Il la place au nord de la ville ; Kpiphane Fliagiopolite, près de la porte qui regarde le couchant, ce qui est plus exact, eu égard sur- tout àla ville moderne de Jérusalem. Selon la relation du moine Brocard, que j'ai citée précédemment, la Tour de David aurait été comprise dans l'étendue de Sion, et élevée vers l'encoi- gnure que le vallon qui séparait ce mont d'avec Acra faisait avec l'escarpement occidental de Sion, situation plus conve- nable à l'Hippicos qu'à Psephina. IMais cela n'empêche pas que, dans cette même relation, on ne trouve une mention par- ticulière du heu qui se rapporte au Castel-Pisano. On le re- connaît distinctement dans ces paroles : Rupes îlla , super quam ex parte occidentis erat exstructus mzirus civitatiSj eratvalde eminens, prxsertim in angulo, ubi occidentalis mûri pars connectebatur aquilonari; ubi et turrîs Neblosa dicta, etpropugnaculum valde Jirmîim, cujus rinnse. adhuc visuntur, undetota Arabia, Jordanis, mare Mortuum, et aliaplurimaloca, sereno cœlo videri possunt . Cette dernière circonstance, qui fait voir tout l'avantage de la situation du PIÈCES JUSTIFICATIVES. 263 lieu, est bien propre à déterminer notre opinion sur l'empla- cement qui peut mieux convenir à Tancienne tour Psephina, comme auCastel-Pisano d'aujourd'hui. Disons plus : ce que Brocard nous rapporte ici est conforme à ce qu'on lit dans Josèphe (liv. yi de la Guerre des Juifs, chap. vi), qu'au le- ver du soleil, la tour Psephine découvrait l'Arabie, la mer, et le pays le plus reculé de la Judée. Et quoiqu'il n'y ait point de vraisemblance que le château, de la manière dont il existe, soit encore le même que celui dont il tient la place, et qu'on eût tort, comme Phocas l'a bien remarqué, de le rapporter à David même, cependant il ne s'ensuit pas qu'il fut différent quant au lieu et à l'assiette. Benjamin de Tudèle prétend même que les murailles construites par les Juifs ses ancêtres sub- sistaient encore de son temps, c'est-à-dire dans le douzième siècle, à la hauteur de dix coudées. S'il paraît déjà tant de convenance entre Castel-Pisano et la tour Psephina, voici ce qui en^ décide d'une manière indu- bitable. Josèphe dit formellement que cette tour flanquait l'angle de la ville tourné vers le nord et le couchant, et comme on vient de voir que Brocard s'explique sur le lieu que nous y faisons correspondre, iibl occidenfalis murijmrs connecteba- tur aquilonarl. Or, vous remarquerez qu'à la hauteur de la face septentrionale de Castel-Pisano, ou de la porte du couchant qui joint cette face, on ne peut exclure de l'ancienne ville le lieu du Calvaire, sans se replier du côté du levant. Donc le Castel-Pi- sano, auquel nous avons été conduits par le cours de la mu- raille depuis la tour Hippicos, ou par une ligne tendante vers le nord, prend précisément cet angle de l'ancienne enceinte. Il faut ensuite tomber d'accord que si le lieu de l'Hippicos avait besoin de confirmation, il la trouverait dans une déter- mination aussi précise de Psephina, en conséquence du rapport de situation. Quant au nom de Castel-Pisano (car on peut vouloir savoir la raison de cette dénomination), j'avoue n'avoir point ren- contré dans l'histoire de fait particulier qui y ait un rapport direct. 11 est constant néanmoins qu'en vertu de la part que 264 PIECES Jt'STlFlCATlVÈS. les Pisans, très-puissants autrefois, prirent aux guerres sain* tes, ils eurent des établissements et concessions à Acre, Tyr, et autres lieux de la Palestine. L'auteur des Annales de Pise, Paolo Tronci (page 35), attribue même à deux de ses compa- triotes riionneur d'avoir escaladé les premiers la muraille de Jérusalem, lors de la prise de cette ville par Godefroy de Bouil- lon. On peut encore remarquer que le premier prélat latin qui fut installé dans la cbaire patriarcale de Jérusalem après cette conquête, fut unévêque de Pise, nommé Daibert. Je pense, au reste, qu'il a pu suffire de trouver quelques écus- sons aux armes de Pise en quelque endroit du cbateau, pour lui faire donner dans les derniers temps le nom qu'il porte. Du temps que Brocard était en Palestine, c'est-à-dire vers la fin du treizième siècle, nous voyons que ce cbateau se nonmiait Neblosa, qui est la forme que le nom de Neapolls prend communément dans le langage des Levantins. Il n'est pas surprenant que ce religieux en parle comme d'un lieu ruiné ou fort délabré, puisqu'il est vrai qu'environ trente-trois ans après la prise de Jérusalem par Saladin, et en l'an de l'bégire ()IG, de Jésus-Cbrist 1219, Isa, neveu de ce prince, régnant à Damas, fit démolir les fortifications de Jérusalem, et que David, fils de celui-ci, détruisit, vingt ans après, une forte- resse que les Français avaient rétablie en cette ville. A la suite de Psepbina, Josèpbe acbève de tracer l'enceinte de Jérusalem dans sa partie septentrionale. Avant que Beze- tba fît un agrandissement à la ville, il n'eut été question, pour terminer l'enceinte de ce côté-là , que de se rendre à la tour Antonia, près de l'angle nord-ouest du temple. Aussi n'est-il fait aucune mention de cette tour dans ce qui regarde la troisième muraille. Josèpbe y indique un angle pour re- venir à la ligne de circonférence sur le bord du Cédron; et nous voyons en effet que l'enceinte moderne, dans laquelle le terrain de Bezetha est conservé , donne cet angle , et même à une assez grande distance de l'angle nord-est du temple, où il cionvient d'aboutir. L'enceinte actuelle de Jérusîdem , par son reculement à l'égard de la face septentrionale du PIECES JUSTIFICATIVES. 2G5 temple , fournit à Bezetha une étendue qui ne cède guère à celle de la basse ville , ce qui a tout lieu de paraître conve- nable et bien suffisant. Josèphe nous indique les Grottes Royales comme un lieu situé vis-à-vis du passage de l'en- ceinte, dans cette partie qui regarde le septentrion. Ces grot- tes se retrouvent dans le voisinage de celle que Ton nomme de Jérémie; et on ne peut serrer de plus près cette grotte qu'en prenant la trace de l'enceinte actuelle , comme il s'ensuit du plan de Jérusalem. Josèphe prétend que le nom de Bez-etlia revient à la dénomination grecque de /.rvr, -r.i'i.'.z, , la nouvelle ville, ce qui lui est contesté par Villalpando et par Lani} , qui produisent d'autres interprétalions. Agi'ippa , le premier qui régna sous ce nom , commença, sous Fempire de Claude, l'enceinte qui renfermait ce quartier; et ce qu'il n'avait osé achever, qui était d'élever ce nouveau mur à une hauteur suffisante pour la défense , fut exécuté dans la suite par les Juifs. C'est ainsi que non-seulement les différents quartiers qui composaient la nlle de Jérusalem dans le plus grand espace qu'elle ait occupé , mais encore que les endroits mêmes par lesquels passait son enceinte , se font reconnaître. Avant que toutes ces circonstances eussent été déduites et réunies sous un point de vue, qu'elles fussent vérifiées par leur applica- tion à la disposition même du local , un préjugé d'incertitude sur les moyens de fixer ses idées touchant l'état de l'ancienne Jérusalem pouvait induire à croire qu'il était difficile de con- clure son étendue , d'une comparaison avec l'état actuel et moderne. Bien loin que cette incertitude puisse avoir lieu , on verra , par la suite de cet écrit , que les mesures du circuit de l'ancieniie Jérusalem , qui s'empruntent de l'antiquité même, ne prennent point d'autre évaluation que celle qui résulte d'une exacte combinaison avec la mesure actuelle , et fournie par le local. Il est clair qu'une convenance de cette nature suppose nécessairement qu'on ne se soit point mépris en ce qui regarde l'ancienne Jérusalem. 23 266 PIECES JUSTIFICATIVES. iir. MESURE ACTUELLE CU PLAN DE JÉRUSALEM. L'éclîclle du plan de M. Deshayes demandant quelques éclaircissements , je rendrai un fidèle compte de ce qu'un raamen scrupuleux m'y a fait remarquer. On y voit une pe- tite verge , définie cent pas , et nous en donnons la répétition sur le plan ci-joint. A côté de cette verge en est une plus lon- gue, avec le nombre de ce?if, et dont la moitié est subdivi- sée en parties de dix en dix. Par la combinaison de longueur entre ces deux verges , il est aisé de reconnaître en gros que l'une indique des pas communs, l'autre des toises. Mais je ne dissimulerai point qu'il n v a pourtant pas une exacte pro- portion entre ces mesures. L'échelle des pas com.muns m'a paru donner, en suivant le pourtour de la ville , environ cinq mille cent pas, lesquels à deux pieds et demi, selon la défi- nition du pas commun , fournissent douze mille sept cent cinquante pieds , ou deux mille cent vingt-cinq toises. Or, par l'échelle en toises , on n'en compte qu'environ deux mille , savoir : dans la partie septentrionale, et de l'angle nord-est à l'angle nord-ouest, six cent soixante-dix-sept; dans la partie occidentale , jusqu'à l'angle sud-ouest , trois cent cinquante- cinq; dans la partie méridionale , cinq cent quarante-quati'e, et de l'angle sud-est , en regagnant le premier par la partie orientale, quatre cent vingt-huit. Total, deux mille quatre. Dans ces mesures , on a cru devoir négliger la saillie des tours, et quelques petits redans que fait l'enceinte en divers en- droits ; mais tous les changements de direction et autres dé- tours marqués ont été sui\is. Et ce qu'on ne fait point ici, par rapport à la mesure prise selon l'échelle des pas , qui est d'entrer dans le détail des quatre principaux aspects suivant lesquels l'emplacement de Jérusalem se trouve disposé , a paru devoir être déduit préférablement selon l'échelle des toises , parla raison que cette échelle semble beaucoup moins équivoque que l'autre. Nonobstant cette préférence, qui trouvera sa justification dans ce qui doit suivre, il faut, pour JUSTIFICATIVES. 26 7 tout dire , accuser la verge de cette échelle des toises d'être subdivisée peu correctement dans l'espace pris pour cinquante toises , ou pour la moitié de cette verge ; car cette partie se trouve trop courte , eu égard au total de la verge ; et j'ai étendu l'examen jusqu'à m'instruireque, par cette portion de verge , le circuit de Jérusalem monterait à deux mille deux cents toises. Quoiqu'on ne puisse disconvenir que ces variétés ne don- nent quelque atteinte à la précision de l'échelle du plan de Jérusalem , il ne conviendrait pas néanmoins de s'en autori- ser pour rej.eter totalement cette échelle. Je dis que la verge des cent toises me paraît moins équivoque que le reste. La mesure du tour de Jérusalem dans son état moderne , et tel que le plan de Yi. Deshayes le représente, est donnée par Alaundrell , Anglais , dans son Foijage d'Jlep à Jérusalem, un des meilleurs morceaux sans conti'edit qu'on ait en ce genre. Cet habile et très-exact voyageur a compté q'iat.'e mille six cent trente de ses pas dans le circuit extérieur des murailles de Jérusalem; et il remarque que la défalcatitin d'un dixième sur ce nombre donne la mesure de ce circ'àt à quatre mille cent soixante-sept verges anglaises, c'est-à-dre que dix pas font l'équivalent de neuf verges. En composant une toise anglaise de deux verges, puisque la verge est de trois pieds , cette toise revient à huit cent onze lignes o^ la mesure du pied français , selon la plus scrupuleuse évaiu.^.- tion ; ce qui ajoute même quelque chose aux comparai>ons précédemment faites entre le pied français et le pied anglais, comme je l'ai remarqué dans le Traité des Mesures iti né-ai- res. Conséquemmenî . les quatre mille cent soixante-sept \Qi- ges , ou deux mille quatre-vingt-trois et demi toises anglai- ses , fourniront un million six cent quatre-^lngt-neuf nulle sept cent dix-huit lignes , qui produisent cent quarante mille huit cent dix pouces , ou onze mille sept cent trente-quati'e pieds deux pouces, ou mille neuf cent cinquante-cinq toises quatre pieds deux pouces. Or, si nous mettons cette mesure à mille neuf cent soixante toises de compte rond, et que nous 268 PIECES JUbTlFICATIVES. prenions de la même manière celle du plan de M. Desliayes à deux mille, la moyenne proportionnelle ne sera qu'à vingt toises de distance des points extrêm.es , ou à un centième du tout. Et que peut-on désirer de plus convenable sur le sujet dont il est question? On ne trouverait peut-être pas de moin- dres contrariétés entre les divers plans de nos places et villes frontières. Il convient de regarder, comme une preuve du choix, et de la préférence que demande la verge des cent toi- ses , que , quoique son écart des autres indications de l'é- chelle du plan consiste à donner moins de valeur de mesure, toutefois elle pèche plutôt en abondance qu'autrement, par comparaison à la mesure prise sur le terrain par IMaundrell. IV. MESUEE DE L'ENCEI^-TE DE l' ANCIENNE JÉBUSALEM. Après avoir discuté et reconnu la mesure positive de l'es- pace sur le plan actuel de Jérusalem , voyons les mesures que plusieurs écrivains de l'antiquité nous ont laissées du circuit de Jérusalem. On peut conclure , tant de l'exposition ci-des- sus faite de son état ancien que de la disposition même du terrain , et des circonstances locales , qui n'ont pu éprouver de changement, qu'il n'y a point à»craindre de méprise sur les anciennes limites de cette ville. Elles se circonscrivent sur le lieu , non-seulement en conséquence des points de fait qui s'y rapportent , mais encore par ce qui convient au lieu même. Ce qui a fait dire à Brocard : Qimm, ob locoruyn munîtioneyn. transferri non possit {Jérusalem) a pr'istino situ. De sorte qu'on juge assez positivement de son circuit par le plan du local , pour pouvoir se permettre de tracer sur ce plan une ligne de circonférence ou d'enceinte qui soit cen- sée représenter la véritable. C'est ce dont on a pu se convain- cre en suivant sur le plan ce qui a été exposé en détail sur l'ancienne Jérusalem. Il doit donc être maintenant question des mesures qu'on vient d'annoncer. Eusèbe, dans sa Préparation évangélique (liv. ix, chap. PIECES JUSTIFICATIVES. 269 xxxYi ) , nous apprend, d'après un arpenteur syrien , t;0 tt.; ij'fix; (r//.'.vcu.s7:c-j, que la mesure de l'enceinte de Jérusalem est de vingt-sept stades. D'un autre côté, Josèphe 'liv. vi de la Guerre des Juifs, chap. vi) compte trente-trois stades dans le même pourtour de la ville. Selon le témoignage du même Eusèbe , Timocharès avait écrit , dans une histoire du roi Antiochus Épiphanes , que Jérusalem avait quarante sta- des de circuit. Aristéas, auteur d'une histoire des septante interprètes qui travaillèrent sous Ptolémée Philadelphe , con- vient sur cette mesure avec Timocharès. Enfin, Hécatée, cité par Josèphe dans son livre T"" contre Appion , donnait à Jérusalem cinquante stades de circonférence. Les nombres des stades ici rapportés roulent de vingt-sept à cinquante. Quelle diversité ! Comment reconnaître de la convenance dans des indications qui varient jusqu'à ce point .^ Je ne sache pas que cette convenance ait encore été développée. Elle a jusqu'à présent fort embarrassé les savants; témoin Réland, un des plus judicieux entre tous ceux qui ont traité ce sujet, et qui , après avoir déféré à la mesure de Josèphe , de trente- trois stades , s'explique ainsi , page 837 : Ao;^ conjîrmabo sententiam nostram testimonio tcj rr; Sj;-?.; (r/,civ:;j.sT:c-j, qui ambitum Hierosohjmœ viginti et septem stadii definlcU apud Eusebium , etc. Cette mesure de \Tngt-sept stades , la première que nous allé- guions, semble néanmoins mériter une déférence particulière, puisque c'est L'ouvrage d'un arpenteur qui a mesuré au cor- deau, cr//-'.vc'7.{T;sj. Un plus petit nombre de stades que dans les autres mesures indiquées doit naturellement exiger la plus grande portée du stade , qui est sans difficulté celle du stade le plus connu , et que l'on nomme olympique. Son étendue se défmit à quatre-vingt-quatorze toises deux pieds huit pou- ces , en vertu des six cents pieds grecs dont il est composé , et de l'évalnation du pied grec à mille ti'ois cent soixante par- ties du pied de Paris divisé en mille quatre cent quarante , ou onze pouces quatre lignes. Les vingt-sept stades revien- nent donc à deux mille cinq cent cinquante toises. Or, I3 23. 270 PIECES JUSTIFICATIVES. trace de l'ancienne enceinte de Jérusalem, dans le plus grand espace qu'elle puisse embrasser, paraîtra consumer environ deux mille six cents toises de l'échelle prise sur le plan de M. Deshayes. On s'en éclaircira,si l'on veut, par soi-même, en prenant le compas. Mais remarquez au surplus que , par la mesure de Maundrell , qui ne donne que mille neuf cent soixante au lieu de deux mille , dans le circuit actuel de Jé- rusalem , ou un cinquantième de moins , l'enceinte dont il s'agit se réduit à deux mille cinq cent cinquante toises , con- formément au produit des vingt-sept stades. Ainsi , ayant divisé , pour la commodité du lecteur, la trace d'enceinte de l'ancienne Jérusalem en parties égales et au nombre de cin- quante et une , chacune de ces parties prend à la lettre l'es- pace de cinquante toises , selon la mesure de iMaundrell ; et le pis-aller sera que quarante-neuf en valent cinquante , se- lon l'échelle du plan. Mais , dira-t-on , ce nombre de stades étant aussi convena- ble à la mesure de l'enceinte de Jérusalem , il faut donc n'a- voir aucun égard à toute autre indication. Je répondrai que les anciens ont usé de différentes mesures de stade dans des temps différents, et quelquefois même dans un seul et même temps. Ils les ont souvent employées indistinctement, et sans y faire observer aucune diversité d'étendue. Ils nous ont laissés dans la nécessité de démêler, par de l'application et de la critique, les espèces plus convenables aux circonstances des temps et des lieux. On ne peut mieux faire que de calculer les trente-trois stades de la mesure de Josèphe sur le pied d'un stad e plus court d'un cinquième que le stade olympique, et dont la connaissance est développée dans le petit Traité que j'ai publié sur les Mesures itinéraires. Il semble que le raccour- cissement de ce stade le rendît même plus propre aux espaces renfermés dans l'enceinte des villes , qu'aux plus grands qui se répandent dans l'étendue d'une région ou contrée. La me- sure que Diodore de Sicile et Pline ont donnée de la longueur du grand cirque de Rome ne convient qu'à ce stade , et non au stade olympique. Ce stade s'évaluantsurle pied de soixante- PIECES JUSTIFICATIVES. 271 quinze toises trois pieds quatre pouces , le nombre de trente- trois stades de cette mesure produit deux mille quatre cent quatre-vingt-treize toises deux pieds. Or, que s'en faut-il que ce calcul ne tombe dans celui des vingt-sept stades pré- cédents ? cinquante et quelques toises. Une fraction de stade, une toise de plus , si l'on veut , sur l'évaluation du stade , ne laisseraient , à la rigueur, aucune diversité dans le montant d'un pareil calcul. On exigera peut-être que , indépendamment d'une conve- nance de calcul, il y ait encore des raisons pour croire que l'espèce de mesure soit par elle-même applicable à la circons- tance en question. Comme le sujet qu'on s'est proposé de trai- ter dans cet écrit doit conduire à la discussion des mesures hébraïques, on trouvera ci-après que le mille des Juifs se compare à sept stades et demi , selon ce que les Juifs eux- mêmes en ont écrit ; et que ce mille étant composé de deux mille coudées hébraïques , l'évaluation qui en résulte est de cinq cent soixante-neuftoises deux pieds huit pouces. Consé- quemment , le stade employé par les Juifs revient à soixante- treize toises moins quelques pouces , et ne peut être censé différent de celui qu'on a fait servir au calcul ci-dessus. J^'é- valuation actuelle ayant même quelque chose de plus que celle qui m'était donnée précédemment de cette espèce de stade , les trente-trois stades du circuit de Jérusalem passe- ront deux mille cinq cents toises , et ne seront qu"à quarante et quelques toises au-dessous du premier montant de ce cir- cuit. Mais on peut aller plus loin , et vérifier l'emploi que Jo- sèphe personnellement fait de la mesure du stade dont il s'a- git, par l'exemple que voici : au Hvre xx de ses Jntlquités^ chap. Yi, il djt que la montagne des Oliviers est éloignée de Jérusalem de cinq stades. Or, en mesurant sur le plan de M. Deshayes , qui s'étend jusqu'au sommet de cette monta- gne, la trace de deux voies qui en descendent , et cette me- sure étant continuée jusqu'à l'angle le plus voisin du temple, on trouve dix-neuf parties de vingt toises , selon que la verge des cent toises, divisée en cinq parties, les fournit; donc, 272 PIÈCES JUSTIFICATIVES. trois cent quatre-vingts toises ; par conséquent cinq stades de l'espèce qui a été produite , puisque la division de trois cent quatre-vingts par cinq donne soixante-seize. Il n'est point ambigu que, pour prendre la distance dans le sens le plus étendu , on ne peut porterie terme plus loin que le som- met de la montagne. Ce n'est donc point l'effet du hasard , ou un emploi arbitraire , c'est une raison d'usage , qui donne lieu à la convenance du calcul des trente-trois stades sur le pied qu'on vient de voir. .Te passe à l'indication de l'enceinte de Jérusalem à qua- rante stades. L'évaluation qu'on en doit faire demande deux observations préalables : la première, que les auteurs de qui nous la teiions ont écrit sous les princes macédoniens qui succédèrent à Alexandre dans l'Orient; la seconde, que la ville de .Térusalem , dans le temps de ces princes , ne com- prenait point encore le quartier nommé Bezctha , situé au nord du temple et de la tour Antonia , puisque Josèphe nous apprend que ce fut seulement sous Tempire de Claude que ce quartier commença à être renfermé dans les murs de la ville. Il paraîtra singulier que , pour appliquer à l'enceinte de .Té- rusalem un plus grand nombre de stades que les calculs pré- cédents n'en admettent, il convienne néanmoins de prendii'. cette ville dans un état plus resserré. En conséquence du plan qui nous est donné , j'ai reconnu que l'exclusion de Be- zetlia apportait une déduction d'environ trois cent soixante- dix toises sur le circuit de l'enceinte, parla raison que la ligne qui exclut Bezetba ne valant qu'environ trois cents toi- ses, celle qui renferme le même quartier en emporte six cent soixante-dix. Si l'enceinte de Jérusalem, y compris Bezetba , se monte à deux mille cinq cent cinquante toises , selon le calcul des vingt-sept stades ordinaires , auquel la mesure de Maundrell se rapporte précisément , ou à deux mille six cents pour le plus , selon l'échelle du plan de M. Deshayes : donc, en excluant Bezetba, cette enceinte se réduit à environ deux mille cent quatre-vingts toises ou deux mille deux cent vingt- quatre au plus. PIÈCES JUST1FICA.TIVES. 273 A ces observations j'ajouterai qu'il est indubitable qu'un stade particulier n'ait été employé dans la mesure des mar- ches d'Alexandre ; stade tellement abrégé par comparaison aux autres stades, qu'à- en juger sur l'évaluation de la circon- férence du globe donnée par Aristote , précepteur d'Alexan- dre , il entrera mille cent onze stades dans l'étendue d'un degré de grand cercle. Ou trouvera quelques recherches sur le stade qui se peut appeler macédonien , dans le Traité des Mesures itinéraires. L'évaluation qui résulterait de la me- sure d' Aristote n'y a point été adoptée à la lettre et sans exa- men ; mais , en conséquence d'une mesure particulière de pied qui paraît avoir été propre et spéciale à ce stade , l'é- tendue du stade s'établit de m.anière que mille cinquante sont sufflsants pour remplir l'espace d'un degré. Ce stade , par une suite dje la connaissance de son élément , ayant sa défi- nition avec quelque précision à cinquante-quatre toises deux pieds cinq pouces , les quarante stades fournissent ainsi deux mille cent soixante-seize toises. Or, n'est-ce pas là positive- ment le résultat de ce qui précède ? Et en rétablissant les trois cent soixante-dix toises que l'exclusion de Bezetha fait soustraire , ne retrouve-t-on pas le montant du calcul qui ré' suite de la première mesure des vin^t-sept stades ? Qu'il me soit néanmoins permis de remarquer, en passant, que l'on ne saurait supposer qu'il pût être question en aucune manière déménager des convenances par rapport à l'enceinte de Jérusalem , dans les définitions qui ont paru propres à chacune des mesures qu'on y voit entrer. Si toutefois ces con- venances sont d'autant plus frappantes qu'elles sont fortuites, n'est-on pas en droit d'en conclure que les définitions mêmes acquièrent par là l'avantage d'une vérification? Il reste une mesure de cinquante stades , attribuée à Hé- catée. On n'aurait pas lieu de s'étonner que cet auteur, en faisant monter le nombre des habitants de Jérusalem à plus de deux millions, environ deux millions cent mille, eut donné plus que moins à son étendue , qu'il y eût compris des faubourgs ou habitations extérieures à l'ésard de l'enceinte. 274 PIECES JUSTIFICATIVES. Mais ce qui pouvait être vrai du nombre des Juifs qui af- fluaient à Jérusalem dans le temps pascal ne convient point du tout à l'état ordinaire de cette ville. D'ailleurs , si nous calculons ces cinquante stades sur le pied du dernier stade , selon ce qui paraît plus à propos , la supputation n'ira guère qu'à deux mille sept cents toises ; ainsi l'évaluation ne pas- sera que d'environ cent toises , ce qui résulte de l'échelle du plan de M. Deshayes. En s'attachant à ce qu'il y a de plus positif dans tout ce corps de combinaison , il est évident que la plus grande en- ceinte de Jérusalem n'allait qu'à environ deux mille cinq cent cinquante toises. Outre que la mesure actuelle et posi- tive le veut ainsi , le témoignage de l'antiquité y est formel. Par une suite de cette mesure , nous connaîtrons que le plus grand espace qu'occupait cette ville , ou sa longueur, n'allait qu'à environ neuf cent cinquante toises , sa largeur à la moitié. On ne peut comparer son étendue qu'à la sixième partie de Paris , en n'admettant même dans cette étendue aucun des faubourgs qui sont au dehors des portes. Au reste, il ne conviendrait peut-être pas de tirer de cette comparaison une réduction proportionnelle du nombre ordinaire des ha- bitants de Jérusalem. A l'exception de l'espace du temple, qui même avait ses habitants , la ville de Jérusalem pouvait êti'e plus également serrée partout que ne l'est une ville comme Paris , qui contient des maisons plus spacieuses et des jardins plus vastes qu'il n'est convenable de les supposer dans l'ancienne Jérusalem, et dont on composerait l'éten- due d'une grande ville. V. OPIMONS PBÉCÉDENTES SUR l'ÉTEXDUE DE JÉRU- SALEM. La mesure de l'enceinte de Jérusalem ayant tiré sa déter- mination de la comparaison du local même , avec toutes et chacune des anciennes mesures qui sont données , il n'est PIÈCES JUSTIFICATIVES. 275 pas hors de propos de considérer jusqu'à quel point on s'était écarté du M-ai sur ce sujet. Villalpando a prétendu que les treute-trois stades marqués par Josèphe se rapportaient à l'é- tendue seule de Sion , indépendamment du reste de la nlle. J'ai combiné qu'il s'ensuivrait d'une pareille hypothèse que le circuit de Jérusalem consumerait par proportion soixan- te-quinze stades. Et, sans prendre d'autres mesures de stade que celle qui paraît propre aux trente-trois stades en question, la supputation donnera cinq mille sept cents toi- ses. Ce sera pis encore , si l'on ne fait point la distinction des stades , et qu'on y emploie le stade ordinaire, d'autant que les autres ont été peu connus jusqu'à présent. La mesure de ce stade fera monter le calcul à près de sept mille deux cents toises^, ce qui triple presque la \Taie mesure. Or ,je de- m-ande si la disposition du local , et la mesure d'espace gui y est propre , peuvent admettre une étendue analoinie à de pa- reils décomptes ? Pouvons-nous déborder l'emplacement de Sion? >'e sommes-nous pas arrêtés d'un coté par la vallée de Cédron, de l'autre par le lieu du Calvaire.^ D'ailleurs , Jo- sèphe ne détruit-il pas cette opinion < comme le docte et ju- dicieux Piéland l'a bien remarqué-, en disant que le circuit des lignes dont Tite investit Jérusalem entière était de trente- neuf stades? Dans un juste calcul de l'ancienne enceinte de cette cité , on ne se trouve point dans le besoin de recourir au moyen d'oppositions , qui s'emploie d'ordinaire lorsque les mesures données par les anciens démentent une h\-po- thèse, qui est de vouloir qu'il v ait erreur de chiffres dans le texte. Le père Lamy , dans son grand ou^Tage De sancta Civi- taie et Templo , conclut la mesure du circuit de Jérusalem a soixante stades ; se fondant sur la supposition que cette en- ceinte contenait cent vingt tours , dont chacune , avec sa courtine, fournirait deux cents coudées, ou un demi-stade. Il est vrai que ce nombre de coudées d'une tour à l'autre se tire de Josèphe. Mais comme le même historien parle de cent GCixante-quatre tours , distribuées en trois murailles dif- 2/6 l>IECES JUSTIFICATIVES. férentes; que dans l'étendue de ces murailles est comprise une séparation de Sion d'avec Acra ; qu'Acra était divisée par un mur intérieur, et avait sa séparation d'avec Bezetha , il est difficile de statuer quelque chose de positif sur un pa- reil fondement ; et il resterait toujours beaucoup d'incerti- tude sur ce point , quand même la mesure actuelle des espa- ces n'y ferait aucun obstacle. On peut encore observer que le savant auteur que nous citons ne se trouve point d'accord avec lui-même , quand on compare avec son calcul le plan qu'il a donné de Jérusalem. Car il y a toute apparence que les stades qu'il emploie sont les stades ordinaires , puisque , dans le Traité des Mesures, qui sert de préliminaire à son ouvrage , il ne donne point de définition déplus d'une espèce de stade. Sur ce pied, l'enceinte de Jérusalem, ^dans le cal- cul du père Lamy , s'évalue cinq mille six cent soixante et quelques toises. Or, selon le plan dont je viens de parler , le circuit de Jérusalem est aux côtés du carré du temple comme quarante et un est à deux ; et l'échelle qui manque à ce plan se supplée par celle que l'auteur a appliquée à son Ichnogra- phie particulière du temple , dont les côtés sont évalués en- viron mille cent vingt pieds français. Conséquemment le circuit de la ville , dans le plan , ne peut aller qu'à environ vingt-trois mille pieds, ou trois mille huit cent trente et quelques toises , qui n'équivalent qu'à quarante et un stades au plus. Si même on a égard à ce que le plan du père Lamy semble conforme à une sorte de perspective , et que la par- tie du temple s'y trouve dans le reculement , il doit s'ensui- vre que ce qui est sur le devant prend moins d'espace ; ce qui réduit encore par conséquent le calcul de l'enceinte. Le plan de M. Deshayes était donné au père Lamy; la mesure prise sur le lieu par iNIaundrell avait été publiée. Serait-ce que les savants veulent devoir tout à leurs recherches , et ne rien admettre que ce qui entre dans un genre d'émdition qui leur est réservé "> Ce qu'on vient d'observer dans deux célèbres auteurs , qui sont précisément ceux qui ont employé le plus de savoir et riECES JL'STIFICATIVFS. 27 7 de recherches sur ce qui concerne l'ancienne Jérusaiem , justifie , ce semble , ce qu'on a avancé dans le préambule de ce Mémoire , que l'étendue de cette ville n'avait point été dé- terminée jusqu'à présent avec une sorte de précision, et qu'on avait surtout exagéré beaucoup en ce point. vr. MESUBE DE l'ÉTENDUE DU TEMPLE. Maundrell , qui a donné la longueur et la largeur du ter- rain compris dans l'enceinte de la fameuse mosquée qui oc- cupe l'emplacement du temple, ne paraît pas avoir fait une juste distinction entre ces deux espaces, à en juger par le plan de M. Deshayes. Il donne à la lonsueur cinq cent soixante- dk de ses pas , qui , selon l'estimation par lui appliquée à la mesure de l'enceinte, reviendraient à cinq cent treize ver- ges anglaises , dont on déduit deux cent quarante toises. Ce- pendant on n'en trouve qu'environ deux cent quinze sur le plan. L'erreur pouiTait procéder, du moins en partie, de ce que Maundrell aurait jugé l'encoignure de cet emplacement plus voisine de la porte dite de Saint- Etienne. Mais ce qu'il y a d'essentiel , cette erreur ne tire point du tout à consé- quence pour ce qui regarde l'enceinte de la ville; car , dans la mesure de Maundrell, la partie de cette enceinte comprise enti'e la porte dont on \ient de parler et l'angle sud-est de la ville, qui est en même temps celui du terrain de la mosquée, se trouve employée pour six cent vingt des pas de ce voya- geur; et, selon son estimation, ce sont cinq cent cinquante- huit verges anglaises, dont le calcul produit deux cent soLxante-deux toises, à quelques pouces près. Or, l'échelle du plan paraît fournir deux cent soixante-cinq toises , qui en valent environ deux cent soixante , en se servant à la ri- gueur de la proportion reconnue entre cette échelle et la me- sure de Maundrell. Dans les extraits tirés des Géographes orientaux , par l'ahbe Renaudot, et qui sont manuscrits entre mes maini, 24 278 PIECES JUSTIFICATIVES. la longueur du terrain de la mosquée de Jérusalem est mar- quée de sept cent quatre-vingt-quatorze coudées. C'est de la coudée arabique qu'il est ici question. Pour ne nous point distraire de notre objet actuel par la discussion particulière que cette coudée exigerait, je m'en tiendrai , quant à présent, à ce qui en ferait le résumé ; et ce que j'aurais à exposer eu détail pour y conduire et lui servir de preuve peut faire la matière d'un article séparé, à la suite des mesures hébraïques. Qu'il suffise ici qu'un moyen non équivoque de connaître la coudée d'usage chez les Arabes est de la déduire du mille arabique. Il était composé de quatre mille coudées : et, vu que, par la mesure de la terre prise sous le calife Al-Ma- moun, le mille ainsi composé s'évalue sur le pied de cin- quante-six deux tiers dans l'espace d'un degré, il s'ensuit que ce mille revient à environ mille six toises , à raison de cin- quante-sept mille toises par degré, pour ne point entrer dans une délicatesse de distinction sur la mesure des degrés. Donc mille coudées arabiques sont égales à deux cent cinquante toises , et de plus neuf pieds qui se peuvent négliger ici. Et, en supposant huit cents coudées de compte rond , au lieu de sept cent quatre-vingt-quatorze , il en résulte deux cents toi- ses de bonne mesure. Ainsi le compte de deux cent quinze toises , qui se tire du plan de Jérusalem figuré dans toutes ces circonstances, est préférable à une plus forte supputa- tion. La largeur du terrain de la mosquée est, selon ?,Iaundrell , de trois cent soixante-dix pas , dont on déduit cent cinquante- six toises quatre pieds et demi. Or, la mesure du plan re- vient à environ cent soixante-douze. Et ce qu'on observe ici est que la mesure de Maundrell perd en largeur la plus grande partie de ce qu'elle avait de trop sur sa longueur. D'oii l'on peut conclure que le défaut de précision en ces me- sures consiste moins dans leur produit en général que dans leur distribution. Il y a toute apparence que les édifices adhérents à l'enceinte de Ja mosquée , dans l'intérieur de la ville ont rendu la mesure de cette enceinte plus difficile à PIECES JLbTIFlC.VnVES. 2/9 bien prendre que celle de la ville. :\Iaundi'ell avoue même que c'est d"une supputation faite sur les dehors qu'il a tiré sa mesure. Et le détail dans lequel nous n'avons point évité d'en- ti'er sur cet article fera voir que , notre examen s'étant porté sur toutes les circonstances qui se trouvaient données , il n'y a rien de dissimulé ni d'ajusté dans le compte quon en rend. La mosquée qui remplace le temple est singulièrement res- pectée dans rislamisme. Omar ayant pris Jérusalem , la quinzième année de l'hégire (de J. C. 637) , jeta les fonde- ments de cette mosquée , qui reçut de grands embellisse- ments de la part du calife Abd-el-Melik , fils de ^lervan. Les mahométans ont porté la vénération pour ce lieu jusqu'au point de le mettre en parallèle avec leur sanctuaire de la Mec- que, le nommant Jlacsa, ce qui signifie extremum sive ul- terius, par opposition à ce sanctuaire; et il va toute appa- rence qu'ils se sont fait un objet capital de renfermer dans son enceinte tout l'emplacement du temple judaïque, totum antiqui Sacri fundum , dit Golius dans ses notes savantes sur V Astronomie de l'Affergane, page 136. Phocas , quej'ai déjà cité, et qui écrivait dans le douzième siècle, est préci- sément de cette opinion , que tout le terrain qui environne la mosquée est l'ancienne aire du temple , -r.jj.j.'.zt tcj u-EvaXo-j va-.îi $7.-iSyi. Quoique ce temple eût été détruit , il n'était pas possible qu'on ne retrouvât des vestiges , qu'on ne reconnût pour le moins la trace de ces bâtisses prodigieuses qui avaient été faites pom- égaler les côtés du temple et son aire entière au ten-ain du temple même , placé sur le sommet du mont Gloria. Les quatre cotés qui partageaient le circuit du temple étaient tournés vers les points cardinaux du monde ; et on avait eu en vue que l'ouverture du temple tut exposée au so- leil levant, en tournant le Sancia Sanctorum vers le coté opposé. En cela on s'était conformé à la disposition du taber- nacle; et ces circonstances ne souffrent point de difficultés. Or , la disposition des quatre faces se remarque encore dans l'encemte de la mosquée de Jérusalem , dont les côtés sont , 280 PIÈCES JUSTIFICATIVES. à treize ou quatorze degrés près , orientés conformément a la boussole placée sur le plan de M. Deshayes. Supposé même que la disposition de cette boussole dépende du nord de l'ai- mant , et qu'elle doive souffrir une déclinaison occidentale ; que de plus cette position ne soit pas de la plus grande jus- tesse, il peut s'ensuivre encore plus de précision dans l'orien- tement dont il s'agit. On trouve dans Sandys , voyageur an- glais , un petit plan de Jérusalem qui , ne pouvant être mis en parallèle pour le mérite avec celui de M. Desbayes , tire néanmoins beaucoup d'avantage d'une conformité assez gé- nérale avec ce plan; et, selon les aires de vent marquées sur le plan de Sandys , cbaque face du carré du temple répond exactement à ce qui est indiqué N. S. E. W. Mais il semble qu'il y ait une égalité établie entre les côtés du temple judaïque, ce qui forme un carré plus régulier que le terrain actuel de la mosquée mabométane. On convient gé- néralement que la mesure d'Ézécbiel donne à chacun des cô- tés cinq cents coudées. Quoique dans Tbébreu on lise des verges pour des coudées, et dans la fulgate, calamos pour cubitos, la méprise saute aux yeux, d'autant que le calamus ne comprenait pas moins de six coudées; et d'ailleurs la ver- sion grecque, faite apparemment sur un texte plus correct, dit précisément, 7rny/ci? îrevraxcaJou;. Rabbi-Jebuda, auteur de la Misna, et quia ramassé les traditions des Juifs sur le tem- ple , dans un temps peu éloigné de sa destruction ( il vivait sous Antonin Pie), s'accorde sur le même point, dans le traité particulier intitulé Middoth, ou la 3Iesure. On ne peut donc révoquer en doute que telle était en effet l'étendue du temple. Nous avons une seconde observation à faire, qui est que cette mesure ne remplira point non-seulement la longueur, mais même la largeur ou plus courte dimension du terrain de la mosquée , quelque disposé que l'on puisse être à ne point épargner sur la longueur de la coudée. Ézécbiel doit nous porter en effet h supposer cette mesure de coudée plu- tôt forte que faible, disant aux Juifs captifs en Babylone (XL, I PIECES JUSTIFICATIVES. 281 5, el XLiii, 13;, que, dans la construction d'un nouveau tera- dle, dans le rétablissement de l'autel, ils doivent employer la coudée sur une mesure plus forte d'un travers de main, ou d'une palme, que la coudée, àv ttt/.î-. tc-: -rrrr/ttù-, xal-y-AatsTii?, dit la version grecque, in cubito cubiti et palmi. Plusieurs savants, entre autres le père Lamy, ont pensé que la coudée hébraïque pouvait être la même mesure, ou à peu près, que le dérah ou la coudée ég\'ptienne, dont l'emploi dans la me- sure du débordement du Nil a dû maintenir dans tous les temps la longueur sans altération (vu les conséquences), et la rendre invariable, malgré les changements de dominations. Greaves, mathématicien anglais, et Cumberland, évêque de Peterborough, trouvent dans l'application du dérah à divers espaces renfermés dans la grande Pyramide, où cette mesure s'emploie complète et con\1ent sans fraction, une preuve de sa haute antiquité. Il est fort probable, au surplus, que les Israélites, qui ne devinrent un peuple, par la multiplication d'une seule famille, que pendant leur demeure en Egypte, et qui furent même employés aux ouATages publics dans ce pays, en durent tirer les mesures dont on se servait dans ces ouvrages. Auparavant cela, les patriarches de cette nation ne bâtissant point, n'étant même point attachés à des posses- sions d'héritages, il n'y a pas d'apparence qu'ils eussent en partage, et pour leur usage propre, des mesures particuliè- res assujetties à des étalons arrêtés et fixés avec gi'ande pré- cision, puisque les choses de cette espèce n'ont pris naissance qu'avec le besoin qu'on s'en est fait. Moïse, élevé dans les sciences des Égyptiens, a dû naturellement tirer de leur ma- thématique ce qui pouvait y avoir du rapport dans les con- naissances qu'il avait acquises. Quoi qu'il en soit, une circons- tance hors de toute équivoque dans l'emploi du dérah, est qu'on ne peut donner plus d'étendue à ce qui prend le nom de coudée. Greaves ayant pris sur le nilomètre du Caii'e la mesure du dérah, en a fait la comparaison au pied* anglais ; et, en supposant ce pied divisé en mille parties, le dérah prend mille huit cent vingt-quatre des mêmes parties. Par îq 282 PIECES JUSTIFICATIVES. comparaison du pied anglais au pied français , dans laquelle le pied anglais est d'un sixième de ligne plus fort qu'on ne l'avait estimé par le passé,* le dérah équivaut à vingt pouces et demi de bonne mesure du pied français. Partant, les cinq cents coudées, sur la mesure du dérah, font dix mille deux cent cinquante pouces, qui fournissent huit cent cinquante- quatre pieds, ou cent quarante-deux toises deux pieds. Ainsi, on a été bien fondé à dire que la mesure du temple est infé- rieure à l'espace du terrain de la mosquée, puisque cette me- sure n'atteint pas même celle des dimensions de ce terrain, qui prend moins d'étendue, ou sa largeur. Que serait-ce si on refusait à la coudée hébraïque , considérée étroitement comme coudée, autant de longueur que le dérah en contient? Cependant, quand on fait réflexion que le sommet du mont Moria n'a pris l'étendue de son aire que par la force de l'art, on a peine à se persuader qu'on ait ajouté à cet égard aux travaux du peuple juif; travaux qui, à diverses reprises, ont coûté plusieurs siècles, comme .Tosèphe l'a remarqué. L'édi- fice octogone de la mosquée étant contenu dans l'espace d'en- viron quarante-cinq toises, selon l'échelle du plan, l'espèce de cloître intérieur qui renferme cette mosquée n'ayant qu'en- viron cent toises en carré, on ne présume pas que les maho- métans eussent quelque motif pour étendre l'enceinte exté- rieure au delà des bornes que les Juifs n'avaient prises qu'en surmontant la nature. Ces considérations donnent tout lieu de croire que le terrain que l'on voit dépendant de la mosquée appartenait en entier au temple ; duquel terrain la supersti- tion mahométane a bien pu ne vouloir rien perdre, sans vou- loir s'étendre plus loin. Le père Lamy, dans la distribution des parties du temple, distinguant et séparant V atrium î^entium d'avec celui des Israélites, en quoi il diffère de Villalpande, a jugé que ceta^ri^mdes gentils était extérieur au lieu mesuré par Ézéchiel. Or, il semble que la discussion dans laquelle nous venons d'entrer favorise cette opinion, et que cette même opi- nion fournisse l'emploi convenable du terrain qui se trouve surabondant. Lighttbot, dans ce qu'il a écrit sur le temple, cite PIÈCES JUSTIFICA.T1VES. 283 un endroit du TalmudSipuXé au Middoth, qui dit que le mont Moria surpassait la mesure de cinq cents coudées; mais ce qui sortait de cette mesure n'était pas réputé saint comme ce qui y était renfermé. Cette ti'adition juive prouverait deux choses : l'une, que l'aire du mont Moria avait été accrue au delà même de ce qui se renferme dans la mesure d'Ézéchiel, ainsi qu'en effet nous remarquons que l'espace actuel est plus grand; l'autre , que l'excédant de cette mesure ne peut mieux s'entendre que du lieu destiné ou permis aux gentils qu'un motif de vénération pour le Dieu d'Israël conduisait à son temple, mais qui n'étaient pas regardés comme de vérita- bles adorateurs. Ces circonstances ont une singulière conve- nance à ce qui est dit au chap. xi de V Apocalypse, où saint Jean, ayant reçu ordre de mesurer le temple de Dieu, datus est mihl calamus similis virgx, et dictum est mihi : Metire templum Dei, altare, et adorantes in eo, ajoute : Atrium vero quod est foris templum... ne metiaris illud, quoniam daium est gentihus. Cet article, ne metiaris, nous donne à entendre que, dans la mesure du temple, on a pu et du même se renfermer dans un espace plus éti-oit que l'aire entière du temple; et ce qui précède, s^\o\y^ atrium quod est foris ^ nous fait néanmoins connaître un supplément d'espace à cette mesure, et nous apprend en même temps sa destination, quoniam datum est gentibus. Cet endroit de V Apocalypse peut avoir un fondement absolu et de comparaison (indépen- damment de tout sens mystique ou figuré) , sur la connais- sance que saint Jean avait conservée du temple même de Jérusalem. Josèphe, qui attiibue au temple une triple en- ceinte, désigne indubitablement par là trois espaces différents ; de manière qu'outi-e Vafrium sacerdotum et Vatrium Is- raelitarum , desquels on ne peut disputer, il faut de néces- sité admettre un troisième espace, tel en effet qu'il se mani- feste ici. Le père Lamy, que l'habileté en arcliitecture a beaucoup servi dans sa description du temple, appliquant la mesure des cmq cents coudées à l'enceinte de Vatrium des Israélites, 2S4 PIÈCES JUSTIFICATIVES. et pratiquant un atrium extérieur avec une sorte de combi- naison dans les proportions des parties du temple, se trouve conduit par là à attribuer environ deux mille six cent vingt coudées hébraïques au pourtour de son Ichnographiedu Tem- ple. Ce nombre de coudées, sur le même pied que ci-dessus, revient à sept cent quarante-six toises. Or, rappelons-nous que la longueur du terrain de la mosquée de Jérusalem, dé- duite du plan de cette ville, a été donnée d'environ deux cent quinze toises ; la largeur, d'environ cent soixante-douze. INIul- tipliez chacune de ces sommes par deux, vous aurez au total sept cent soixante-quatorze toises. Sur quoi on peut vouloir rabattre un cinquantième, ou quinze à seize toises, pour mettre l'échelle du plan au niveau de ce qui a paru plus convenable dans la mesure totale de l'enceinte de Jérusalem. Et sur ce pied il n'y aura que treize ou quatorze toises de plus ou de moins dans la supputation du circuit du terrain qui appar- tient au temple. Il est vrai que le père Lamy a employé en quatre côtés égaux la quantité de mesure qui a quelque iné- galité de partage dans ce que fournit le local. Mais qui ne voit que la parfaite égalité dans le père Lamy n'a d'autre fon- dement qu'une imitation ou répétition de ce qui était propre au corps du temple, isolé de Y atrium extérieur des Gentils.^ Et, vu qu'aucune circonstance de fait ne sert de preuve à une semblable répétition, plus aisée ^Taisemblablement à imagi- ner que propre au terrain, elle ne peut être regardée comme positive. Après avoir reconnu quelle était l'étendue du temple, on ne peut s'empêcher d'être extrêmement surpris que ce qu'on trouve dans Josèphe sur ce sujet soit peu conforme au vrai. On ne comprend pas que cet historien, qui, dans les autres circonstances, cherche avec raison à donner une haute idée de cet édifice, ait pu se tenir fort au-dessous de ce qu'il con- vient d'attribuer à son étendue. Les côtés du carré du tem- ple sont comparés à la longueur d'un stade, en quoi il paraît s'être mépris comme du rayon au diamètre; et, dans un autre endroit, le circuit du terrain entier, y compris même la tour PIÈCES JUSTIFICATIVES. 28-î Antonia, qui tenait à l'angle nord-ouest de l'enceinte du tem- ple, est estimé six stades. II aurait pu écrire «S'eV.x au lieu d'e;, en usant du stade qui lui paraît propre dans la mesure de l'en- ceinte de Jérusalem, et dont les dix fournissent sept cent soixante toises, ce qui prend le juste milieu des supputations qu'on vient de voir. VII. DES MESURES HÉBRAÏQUES DE LO?sGUEUR. Je terminerai cet écrit par quelque discussion des mesures hébraïques propres aux espaces. Cette discussion se lie d'au- • tant mieux à ce qui précède, qu'elle fournit des preuves sur plusieurs points. Il ne paraît pas équivoque que la coudée, dite en hébreu ameh {per aleph, mem, he) en langue chal- daïque ametha, appelée par les Grecs -rrr./^j;, d'oii est venu le mot de/)/c, et autrement (bXEvr,, d'où les Latins ont pris le mot d'ulna, ne soit un élément de mesure qu'il soit très-essentiel de vérifier. La mesure que cette coudée a prise ci-dessus par rapport à l'étendue du temple paraît assez convenable pour qu'elle en tire déjà grand avantage. Voyons si elle se peut ré- péter d'ailleurs, ou déduire de quelque autre moyen. Si Ton s'en rapporte au rabbin Godolias sur l'opinion de Maïmonides , la coudée hébraïque se compare à l'aune de Bologne, et, de cette comparaison, le docteur Cumberîand,évê- que de Peterborough , a conclu la coudée de vingt et un pouces anglais et sept cent trente-cinq millièmes de pouce , comme je l'apprends d'Arbuthnot ( Traité des poids, monnaies et mesures) , ce qui revient à vingt pouces et environ cinq li- gnes du pied de Paris , et ne diffère par conséquent que d'une ligne en déduction de l'évaluation propre au dérah ou à la coudée égyptienne. Mais un moyen de déterminer la mesure de la coudée hé- braïque , duquel je ne sache point qu'on ait fait usage , tout décisif qu'il puisse paraître , est celui-ci : les Juifs convien- nent à définir Viter sabbaticum, ou l'étendue de chemin qu'ils se permettaient le jour du sabbat , en dérogeant au 286 PIÈCES JUSTIFICATIVES. précepte du xvi^ chapitre de V Exode, f.ZO: Nidlus egre- dîatur de loco suo die septimo; ils conviennent , dis-je , sur le pied de deux mille coudées. L'auteur de la Paraphrase chaldaïque s'en explique positivement, à l'occaion du f. G du chap. \^' du livre de Ruth. OEcumenius confirme cette mesure par le témoignage d'Origène , lorsqu'il dit que le mille , étant égal au chemin sabbatique , comprend ^kt/.û'cov irr,x.wv. Le Traité des mesures judaïques ^ composé par saint Épiphane, qui, étant né Juif et dans la Palestine , devait être bien instruit du fait dont il s'agit, nous apprend que l'espace du chemin sabbatique revient à la mesure de six stades. Pour donner à la coudée en question plus que moins d'étendue , on ne peut mieux faire que d'employer ici le stade ordinaire , dont huit remplissent l'espace d'un mille romain , et qui sem- ble même avoir prévalu sur tout autre stade dans les bas temps. La mesure de ce stade, définie à quatre-vingt-qua- torze toises deux pieds huit pouces , étant multipliée par six , fournit cinq cent soixante-six toises quatre pieds. En décom- posant ce calcul en pieds , on y trouve trois mille quatre cents pieds, qui renferment quarante mille huit cents pouces. Et, en divisant cette somme de pouces en deux mille parties , chacune de ces parties se trouve de vingt pouces et deux cin- quièmes de pouce. Or, le produit de ce calcul semblerait en quelque sorte fait exprès pour servir de vérification à la me- sure déduite ci-dessus. Que s'en faut-il même que l'évalua- tion qui vient d'être conclue ne soit précisément la même que celle que nous avons employée précédemment pour la coudée hébraïque , en la croyant une même mesure avec le dérah ou la coudée égyptienne ? La diversité d'une ligne et un cinquième ne doit-elle pas être censée de petite considération dans une combinaison de cette espèce ^ Outre que la diversité ne va pas à un deux-centième sur le contenu , il faudrait , pour que cette diversité pût être regardée à la rigueur comme un défaut de précision dans l'emploi du dérah pour la coudée hébraïque, qu'on fût bien assuré que les six stades faisaient étroitement et sans aucun déficit le juste équivalent des deux mille cou- I PIÈCES JL'STIFICATIVES. 287 dées. II ne couviendrait pas aussi de trouver à redire à la com- pensation que saint Épiphane donne de six stades pour deux mille coudées , sur ce quil peut avoir négligé d'y ajouter un trente-quatrième de stade, ou la valeur de seize à dLx-sept pieds. Les Juifs ont eu une mesure d'espace à laquelle , outre le terme de berath , que quelques commentateurs croient lui être propre, ils ont adapté celui de inilimeni, Jod, lamed), au pluriel milin. Quoiqu'on ne puisse douter que cette dé- nomination ne soit empruntée des Romains, cela n'empêche pas que, chez les Juifs , le mille n'ait sa définition distincte et particulière , laquelle est donnée sur le pied de deux mille coudées; ce qui se rapporte précisément à ce que ditOEcu- menius, que Ton vient de citer. Plusieurs endroits de la Gé- mare, indiqués par ^éland ( Palxstina, vol. 1" , pag. 400 ) , nous, apprennent que les Juifs compensent la mesure du mille par sept stades et demi. Le terme dont ils se servent pour ex- primer le stade est ris {resch , jod, samech); au pluriel rishi. Il peut s'interpréter par le latin curricidum, qui est propre à la carrière du slaàe, car riculum stad'd, dans Aulu- Gelle {Noct. Attic. , lib. i , cap. i. ) La jonction de quatre mii'ui compose chez les Juifs une espèce de lieue nommée parseh {pe, resch , samech , he). Dans la langue syriaque , paras signifie étendre, q\ parseh étendue. Et il est d'autant plus naturel que ce terme paraisse emprunté de cette langue, qu'elle était devenue propre aux Juifs dans les temps qui ont suivi la captivité. On trouvera dans Réland (pag. 97) un endroit du Talmud qui donne positivement la définition du mille judaïque à deux mille coudées , et la composition de la parseh de quatre mille. Les deux mille coudées assujet- ties à la mesure précise du dérah font cinq cent soLxante-neuf toises deux pieds huit pouces. En multipliant cette somme par quatre, la parseh se trouve de deux mille deux cent soixante-dix-sept toises quatre pieds huit pouces. Cette me- sure ne diffère presque en rien de no^.'c• lieue française , com- 288 PIECES .JfJSTIFlClTlVES. posée de deux lieues gauloises , et dont vingt-cinq font pres- que le juste équivalent d'un degré. Le docte Réland, partant de la supposition que le mille judaïque n'est point différent du mille romain , et comparant le nombre de deux mille coudées dans l'un à celui de cinq mille pieds dans l'autre , conclut la coudée à deux pieds et de- mi. Mais, quoiqu'on ne puisse disconvenir que l'étendue de la domination romaine n'ait rendu le mille romain presque uni- versel , toutefois il est bien certain que la mesure de ce mille ne peut être confondue avec celle qui nous est donnée du mille judaïque. Et outre que l'évaluation de la coudée qui résul- terait de l'équivoque est naturellement difficile à admettre , excédant la vraisemblance en qualité de coudée , une simple comparaison de nombres destituée des rapports essentiels ne peut se soutenir contre une définition positive, et qui éprouve des vérifications. Il y a un endroit de la Gémare qui définit le chemin d'une journée ordinaire à diixparsaut (tel est le pluriel de parseh). Si la parseh équivalait à qua- tre milles romains, il en résulterait quarante milles. Mais les anciens ne vont point jusque là dans cette estimation : ils s'en tiennent communément à vingt-cinq milles , ou deux cents stades; et si Hérodote ( liv. v ) y emploie deux cent cinquante stades , il faut avoir égard à ce que • l'usage des stades à dix au mille est propre à cet historien en beaucoup d'endroits. Les géographes orientaux conviennent aussi sur ce nombre de vingt-cinq milles pour l'espace d'une journée commune , ce que les maronites qui ont traduit la Géogra- phie d'El-Edrisi dans l'état où nous l'avons , ou plutôt son extrait , ont noté dans la préface de leur traduction. Et quand les Orientaux ont paru varier sur le nombre des milles , en marquant quelquefois trente au lieu de vingt-cinq , c'est à rai- son de la différence des milles, qu'ils n'ont pas toujours employés à la rigueur sur le pied du mille arabique , dont les vingt-cinq peuvent équivaloir trente ou trente et un d'une espèce plus ordinaire. Par l'évaluation qui est propre à la par- PIECES JUSTIFICATIVES. 2sn seh , les dix faisant la compensation de trente milles romams , il est évident qu'une mesure sensiblement supérieure sort des bornes de ce dont il s'agit. Le père Lamy a objecté à Villal- pando, sur une pareille opinion, que la coudée hébraïque égalait deux pieds et demi romains ; que la hauteur de l'autel des parfums étant indiquée de deux coudées, il aurait fallu que la taille du prêtre qui faisait le service et répandait l'en- cens sur cet autel eût été gigantesque. Il est constant que les convenances que nous avons rencontrées sur le local , à l'égard du temple, n'auraient point eu lieu avec une mesure de la coudée plus forte d'environ un quart que celle qui est ici donnée. Le pied romain s'évaluant mille trois cent six dixièmes de ligne du pied de Paris, les deux pieds et demi renferment trois cent vingt-six lignes et demie , ou vingt-sept pouces deux lignes et demie. On remarquera même , au sur- plus , que Villalpando attribuait encore au pied romain quel- que excédant sur cette définition. Je n'ai observé ci-dessus la convenance fortuite qui se ren- contrait entre la parseh et notre lieue française , que pour communiquer à cette parseh l'idée de ce qui nous est propre et familier. ^Mais la même convenance entre la parseh et une ancienne mesure orientale ne doit pas être également regar- dée comme l'effet du hasard Cette extrême convenance sera plutôt la vérification d'une seule et même mesure. J'ai fait voir, dans le Traité chs Mesures itinéraires, que le stade, qui revient à un dixième du mille romain , convenait préci- sément à la mesure des marches de Xénophon , et qu'en con- séquence de l'évaluation faite par Xénophon lui-même du nombre de stades en parasanees , il paraissait constant que trente stades répondaient à une parasanse. Cette compensa- tion n"a même rien que de conforme a la définition précise qu'Hérodote, Hésychius, Suidas, ont donnée de la parasange. Eu multipliant par trente la mesure de soixante-quinze toises trois pieds quatre pouces . à laquelle le stade de dix au mille est défini, on aura par ce calcul deux mille deux cent soixante- s^x toises quatre pieds. Or, cette évaluation de la parasange ITINTR. - T. II. 23 290 PIECES JUSTIFICATIVES. n'est qu'à onze toises de la parseh ; de manière que deux pieds deux pouces de plus sur la définition du stade qui sert à composer la parasange mettraient le calcul rigidement au pair. Si même on veut donner par préférence dans la suppu- tation qui résulte de la comparaison que saint Épiphane a faite du mille judaïque ou chemin sabbatique avec six sta- des ordinaires , savoir , cinq cent soixante-six toises quatre pieds , et qu'on multiplie cette valeur par quatre pour avoir la parseh , on rencontrera précisément les deux mille deux cent soixante-six toises quatre pieds qui sont le produit do nos trente stades. Qui ne conclura de là que la parseh n'est autre chose que la parasange persane, babylonienne, comme on voudra l'appeler ? La parseh ne renferme-t-elle pas en elle- même la composition des trente stades, puisque le mille ju- daïque , la quatrième partie de la parseh , est comparé par les Juifs à sept stades et demi.^ Ajoutons que les noms de parseh et de parasange ont assez d'affinité pour concourir avec l'identité de mesure; et que, comme les termes de par- seh et dépara trouvent dans l'ancien langage oriental, chal- daïque , de même que syriaque , une interprétation propre et littérale qui ne peut renfermer de sens plus convenable à l'é- gard de la chose même, c'est acquérir indubitablement la signification propre du mot de parasange. La parseh n'étant point mentionnée dans les livres saints , il y a tout lieu de croire que les Juifs ne l'auront adoptée que depuis leur cap- tivité dans le pays de Babylone. jNlais remarquez quel enchaînement de convenances ! La définition de la parasange a son existence, indépendamment de ce qui constitue la parseh ; car cette parasange dépend d'un stade particulier , lequel se produit par des moyens tout à ûiit étrangers à ce qui paraît concerner ou intéresser la pa- rasange même, comme on peut s'en éclaircir par le Traité que j'ai donné des mesures. La parseh , d'un autre côté , sort d'éléments absolument différents, et prend ici son prin- cipe de ce que la coudée égyptienne paraît une mesure de la plus haute antiquité, et dont il semble vraisemblable que PIÈCES JUSTIFICATIVES. 291 le peuple hébreu ait adopté l'usage. Sur. ces présomptions ( car jusque-là il n'y a , ce semble , rien de plus ) , l'application de cette coudée à la parseh trouve une vérification plus pré- cise qu'on ne pourrait oser l'espérer , dans ce qui se doit con- clure de la mesure que saint Épiphaue donne de la quatrième partie de la parseh. Toutes ces voies différentes, dont aucune n'a de vue sur l'autre , conduisent néanmoins aux mêmes conséquences, se réunissent dans des points communs. On ne pourrait se procurer plus d'accord par des moyens concer- tés. Qu'en doit-il résulter.? Une garantie mutuelle, si l'on peut employer cette expression, de toutes les parties et cir- constances qui entrent dans la combinaison. La connaissance positive de la coudée hébraïque est un des principaux avantages d'une pareille discussion. Il est bien vrai que le père Lamy, ainsi que quelques autres savants, avait déjà proposé la mesure du dérah pour cette coudée, mais sans en démontrer positivement la propriété , ou la vé- rifier par des applications de la nature de celles qui viennent d'être produites. Il semble même que la précision de cette mesure ait en quelque manière échappé au père Lamy , puis- que , nonobstant sa conjecture sur le dérah, il conclut la coudée hébraïque à vingt pouces (liv. r , chap. ix , sect. i) : Nos, dit-il, cubitum hebrxum facimus viginli polliciwi. La coudée hébraïque était composée de six palmes mi- neurs, et ce palme est appelé en hébreu tophach {tetliphe, thelh). La version des Septante a rendu ce mot par celui de 7iaA7.'.5TT,, qui est propre au palme dont il s'agit, et que les définitions données par Hésychius et par Julius Pollux fixent à quatre doigts. Par conséquent la coudée contenait vingt- quatre doigts : et c'est en effet le nombre de divisions que porte la coudée ég^-ptienne ou dérah , sur la colonne de Mi- hias, qui est le nilomètre près de Fostat ou du Vieux Caire. Abul-Feda est cité par Kircher, pour dire que la coudée lé- gale des .Juifs, la même que l'égyptienne, contient vingt- quatre doigts. Dans Diodore de Sicile ( liv. i), lorsqu'il parle du nilomètre qui existait à Memphis , et qu'il appelle vcr>.cto7rô?, on trouve mention non-seulement des coudées qui en faisaient la division , mais encore des doigts , ^axruXcuc , qui étaient de subdivision par rapport à la coudée. En conséquence de la mesure qui est propre à cette cou- dée , le tophach ou palme revient à trois pouces cinq lignes de notre pied; et j'observe que cette mesure particulière a l'avantage de paraître prise dans la nature. Car, étant censée relative à la largeur qu'ont les quatre doigts d'une main fer- mée, comme PoUux s'en explique , l'étude des proportions entre les parties du corps peut faire voir que cette mesure conviendra à une statue d'environ cinq pieds huit pouces français ; et cette hauteur de stature , qui fait le juste équiva- lent de six pieds grecs , passe plutôt la taille commune des hommes qu'elle ne s'y confond. Mais si le palme, qui fait la sixième partie de la coudée hébraïque , prend cette conve- nance avec une belle et haute stature, et qu'on ne saurait passer sensiblement sans donner dans le gigantesque , il s'en- suivra que la mesure de cette coudée ne peut, en tant que coudée, participera la même convenance. Le père Lamy , en fixant la coudée hébraïque à vingt pouces , en a conclu la hauteur des patriarches à quatre-vingts pouces , ou six pieds huit pouces , ce qui est conforme en proportion à ce principe de Vitruve : Pes altitudinis corporîs sexfœ, cubi- tus quartx. Sur cette proportion , la mesure prise du dérah produirait sept pieds moins deux pouces. Si une telle hau- teur de taille devient admissible au moyen d'une distinc- tion particulière entre la race des premiers hommes et Té- tât actuel de la nature, toujours est-il bien constant que la mesure de la coudée en question excède les bornes que les hommes ont reconnues depuis longtemps dans leur stature ordinaire. De manière que, relativement à la hauteur de la taille à laquelle la mesure du palme paraît s'assortir en par- ticuher , ou cinq pieds et environ huit pouces , la coudée proportionnelle n'irait qu'à environ dix-sept pouces. Or, les rabbins paraissent persuadés que Ton distinguait la coudée commune de la coudée légale et sacrée , dont l'étalon était PIECES JUSTIFICATIVES. 293 déposé dans le sanctuaire ; et cette coudée commune diffé- rait de l'autre parla suppression d'un topliach. Ainsi , se ré- duisant à cinq tiphuchim (pluriel de tophach) ou à vingt doigts , et perdant la valeur de trois pouces cinq lignes , sa longueur revenait à dix-sept pouces et une ligne. Ououiue le père Lamy ait combattu la tradition judaïque sur cette cou- dée commune , toutefois la grande analogie de proportion qui s'y rencontre lui peut servir d'appui. Le témoisnase des rabbins trouve même une confirmation positive dans la com- paraison que Josèphe a faite de la coudée d'usage chez les Juifs avec la coudée attique; car cette coudée se déduisant delà proportion qui lui est naturelle avec le pied grec, le- quel se compare à mille trois cent soixante parties ou dixiè- mes de ligne du pied de Paris , revient à deux mille quarante des mêmes parties , ou deux cent quatre lignes , qui font dix-sept pouces. Rappelons-nous, au surplus, ce qui a été ci-dessus rapporté d'Ézéchiel , en traitant de la mesure du temple, lorsqu'il prescrit aux Juifs de Babylone d'employer, dans la réédification du temple, une coudée plus forte d'un travers de main que l'ordinaire. Ce travers de main n'étant autre chose que le palme mineur , ou tophach , n'est-ce pas là cette distinction formelle de plus ou de moins entre deux coudées , dont la plus faible mesure paraît même prévaloir par l'usage ? Mais , en tombant d'accord que la coudée infé- rieure était admise durant le second temple , on pourrait , par délicatesse , et pour ne porter aucune atteinte au pré- cepte divin , qui ne souffre qu un seul poids , qu'une seule mesure , vouloir rejeter la coudée en question pour les temps qui ont précédé la captivité : en quoi toutefois on ne serait point autorisé absolument par le silence de l'Écriture, puis- que, dans le Deutéronome (chap. iu,f. 11), la mesure du lit d'Og, roi de Basan, est donnée en coudées prises de la proportion naturelle de l'homme in cublto viri; ou, selon la Vulgate,arf memuram cubiti virilis manus. Bien qu'un nombre infini de mesures , qui enchérissent sur leurs princi- pes naturels, par exemple, tout ce que nous appelons pied.' 294 PIEGES JUSTIFICATIVES. sans entrer dans un plus grand détail, autorise suffisam- ment la dénomination de coudée dans une mesure aussi forte que celle qui paraît propre à la coudée égyptienne et hé- braïque; toutefois, la considération de ces principes de- vient souvent essentielle dans la discussion des mesures, et il ne faut pas la perdre de vue. C'est à elle que j"ai dû la découverte du pied naturel , dont la mesure et l'emploi ont trouvé leur discussion dans le Tmité des Mesures itinéraires que j'ai donné. ISous avons donc dans cet écrit une analyse des mesures hébraïques qui , bien qu'indépendante de toute application particulière , se concilie néanmoins à la mesure d'enceinte de Jérusalem et de l'étendue du temple , selon que cette me- sure se déduit des diverses indications de l'antiquité confé- rées avec le local même. Il paraît une telle liaison entre ces différents objets ici réunis , qu'ils semblent dépendants les uns des autres, et se prêter, sur ce qui les regarde, une mu- tuelle confirmation. DISCUSSION de: l\ coudée arabique. J'ai pris engagement, au sujet d'un article qui intéresse la mesure du temple , d'entrer en discussion sur la coudée arabique, à la suite des mesures hébraïques. Cette coudée , deraga ou derah , est de trois sortes : l'an- cienne , la commune et la noire. La première , qui tire sa dé- nomination de ce qu'on prétend qu'elle existait du temps des Persans, est composée de trente-deux doigts; la seconde, de vingt-quatre, selon la défmition plus ordinaire et natu- relle; la troisième tient le milieu, et est estimée vingt-sept doi2ts. On distingue la première par l'addition de deux pal- mesaux six palmes , qui sont l'élément de la seconde, et qm lui ont été communs avec la coudée égyptienne et hébraïque. Ces définitions se tirent ainsi de l'extrait d'un arpenteur «riental , dont on est redevable à Golius , dans les notes dont il a illustré les Éléments d' Astronomie à^ l'Alfergane. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 295 De ces trois coudées, celle à laquelle il semble qu'on doive avoir plus d'égard , surtout par rapport à l'usage et à une plus grande convenance avec ce qui est de l'espèce de cou- dée en général, est la commune. Et ce qui devient essentiel pour parvenir à en fixer la mesure , je dis que celle qui se déduit de l'analyse de la mesure de la terre , faite par ordre du calife Almamoun, dans les plaines de Sinjar, en ^Méso- potamie , ne peut se rapporter mieux qu'à la coudée qualifiée de commune ou ordinaire. Selon la narration d'Abul-Feda sur la mesure d' Almamoun , le degré terrestre sur le méri ■ dien fut évalué cinquante-six milles arabiques et deux tiers; et l'Alfergane (chap. viii) dit que le mille en cette mesure était composé de quatre mille coudées. En prenant le degré de cinquante-sept mille toises de compte roiid (par la raison dont nous avons cru devoir le faire en parlant de la mesure du temple) , le mille arabique revient à mille six au plus près. Les mille toises font la coudée de dix-huit pouces ; et si l'on veut avoir égard à l'excédant de six toises , il en résul- tera une ligne et à peu près trois dixièmes de ligne par delà. Le docte Golius a cru qu'il était question de la coudée noire dans la mesure d'Almamoun , sur ce que l'.AJfergane s'est servi du terme de coudée royale pour désigner celle qu'il a pensé être propre à cette mesure. Il faut convenir d'ailleurs que l'opinion veut que cette coudée doive son établissement à Almamoun , et qu'elle fut ainsi appelée pour avoir été prise sur le travers de main ou palme naturel d'un esclave éthio- pien au service de ce prince , et qui s'était trouvé fournir plus d'étendue qu'aucun autre. 3Iais , outre que l'arpenteur cité par Golius applique l'usage de la coudée noire à la me- sure des étoffes de prix dans Bagdad, la proportion établie entre les différentes coudées arabiques est d'un grand incon- vénient pour l'application de la coudée noire à la mesure de la terre sous Almamoun. Remarquez, I" que la coudée noire, avec l'avantage de trois doigts sur la coudée commune, n'au- rait point toutefois l'excédant trop marqué sur la portée ordi- naire, si son évaluation n'allait qu'à dix-huit pouces; 2' que 296 PIECES JUSTIFICATIVES. la coudée commune , qui serait à deux pouces au-dessous , pourrait conséquemment paraître faible, puisque nous voyons que la coudée d'usage chez les Juifs , malgré son infériorité à l'égard de la coudée légale , s'évalue au moins dix-sept pou- ces; 3° que la coudée ancienne, qui est appelée haahémvley ne monterait par proportion qu'à vingt et un pouces et quel- ques lignes, quoiqu'il y ait des raisons pour la vouloir plus forte. Car, selon le Marufide, la hauteur delà basilique de Sainte-Sophie, qui , du pavé au dôme , est de soixante-dix- huit coudées hashémides , s'évalue par Évagrius à cent qua- tre-vingts pieds grecs ; et, par une suite de la proportion qui est entre le pied grec et le notre , la coudée dont il s'agit montera à vingt-six pouces et près de deux lignes. Ce n'est pas même -assez, si l'on s'en rapporte au module de la cou- dée hashémienne du-^Iarufide, qu'Edward Bernard dit être marqué sur un manuscrit de la bibliothèque d'Oxford , et qu'il évalue vingt-huit pouces neuf lignes du pied anglais, ce qui 'égale à peu de chose près vingt-sept pouces du pied de Paris. Les mesures données par le Marufide de la longueur et largeur de Sainte-Sophie, savoir, cent une coudées d'une part , et quatre-vingt-treize et demie de l'autre , feront la cou- dée plus forte, si on les compare aux dimensions de Grelot, quarante-deux toises et trente-huit. La comparaison n'étant point en parfaite analogie, il résultera de la longueur près de trente pouces dans la coudée , et de la largeur vingt-neuf pouces trois lignes de bonne mesure. Je sens bien que l'on pourrait se croire en droit de préten- dre que l'évaluation quelconque de la coudée ancienne ou hashémide ait une influence de proportion sur les autres cou- dées , et qu'elle fasse monter la commune à vingt pouces trois lignes, en se conformant à l'étalon même de la coudée has- hémide, puisque la comparaison apparente entre ces coudées est comme de quatre à trois. INIais un tel raisonnement ne suf- fisant pas pour supprimer et rendre nulle l'analyse de coudée résultante de la mesure positive du degré terrestre sous Al- mamoun , quand même cette mesure ne serait pas jugée de la PIECES JUSTIFICATIVES. 297 plus grande précision, il sera toujours naturel de présumer qu'il n'y a point de proportion entre les différentes coudées arabiques qui soit p!us propre à cadrer à cette analyse de cou- dée , que la coudée commune. Et la coudée noire y sera d'au- tant moins convenable, qu'en conséquence de la mesure has- bémide , elle devait monter à vingt-deux pouces et neuf li- gnes. Thévenot, dont l'exactitude et l'habileté au-dessus du com- mun des voyageurs sont assez connues , ayant remarqué , dans une géographie écrite en persan, que le doigt, la qua- trième partie du palme, la vingt-quatrième de la coudée, était défini à six grains d'orge mis à côté l'un de l'autre (dé- finition qui est en effet universelle chez tous les auteurs orientaux), dit avoir trouvé que la mesure des sLx grains d'orge , multipliés huit fois, revenait à six pouces de notre pied; d'où il conclut que la coudée composée de cent qua- rante-quatre grains doit valoir un pied et demi. (Voyez liv. ii du second Voyage, chap. vu. ) Or, n'est-ce pas la ce qui ré- sulte non-seulement de la mesure du degré terrestre par ordre d'Almamoun , mais eucore de l'appUcation spéciale que nous faisons de la coudée commune à cette mesure? Je remarque que la coudée noire , par proportion avec la mesure analysée de la commune , sera de vingt pouces et quatre à cinq lignes par delà; ce qui, pour le dire en passant, prend beaucoup de convenance avec la coudée égyptienne et hébraïque. Or, cette coudée noire n'ayant excédé la commune que parce que le travers de main de l'Éthiopien, ou le palme qu'on pre- nait pour étalon, surpassait la mesure plus ordinaire, non parce qu'il fut question de déroger à la définition de la cou- dée sur le pied de six palmes : n'est-ce pas en effet charger très-sensiblement la proportion naturelle, que d'aller à vingt pouces et près de demi, tandis que les six palmes grecs, quoique proportionnés à une stature d'homme de cinq pieds huit pouces, comme il a été remarqué précédemment, ne s'évaluent que dix-sept pouces? Si ces convenances et proba- bilités ne s'étendent point à la comparaison qui est faite de 298 PIECES JUSTIFICATIVES. la coudée ancienne ou hashémide avec les autres coudées, disons que cette comparaison n'est vraisemblablement que numéraire à l'égard des palmes et des doigts, sans être pro- portionnelle quant à la longueur effective. Ne voit-on pas une pareille diversité entre des mesures de pieds, bien qu'ils soient également de douze pouces? Et, pour trouver un exemple dans notre sujet même , quoique la coudée noire ex- cédât la commune de la valeur de trois doigts des vingt-qua- tre de cette commune, avait-on pris plus de six palmes pour la composer ? Cette discussion de la coudée arabique , qui ne regarde qu'un point particulier dans ce qui a fait l'objet de notre Dissertation, m'a occupé d'autant plus volontiers, que je n'ai point connu que ce qui en résulte eût été développé jus- qu'à présent. N*^ III. MÉMOIRE SUR TUNTS. QUESTION r^ Lesbeys qui gouvernent Tunis sont-ils Turcs ou Arabes? A (luelle épo- que précisément se sont-ils emparés de l'autorité que les deys avaient au- paravant ? SOLUTION ^^ Il y a à peu près cent cinquante ans que les heys de Tunis ont enlevé l'autcritéaux deys; mais ils n'ont pas gardé sans révolutions la puis- sance qu'ils avaient usurpée. Le parti des deys l'emporta sur eux à plusieurs reprises, et ne fut entièrement abattu qu'en 1684, par la fuite du dey Mabmed-lcheleby, dépossédé par Mahmed et Aly-Bey, son frère. Une monarchie héréditaire s'établit alors , et Malimed-Bey, au- teur de la révolution ; en fut la première tige. C€ nouvel ordre de choses fut aussitôt interrompu qu'établi : le dey d'Alger, ayant à se à PIECES JUSTIFICATIVES. 299 plaindre des Tunisiens , vint expliquer ses prétentions à la tête de son armée, mit le siège devant Tunis ( 13 octobre 1689 ), s'en empara par la fuite du bey, et fit reconnaître à sa place Ahmed-ben-Chou- ques. Mahmed-Bey, ayant réussi à mettre dans son parti les Arabes des frontières, s'avança contre Ahmed ben-Chouques, lui livra ba- taille , la gagna , et vint mettre le siège devant Tunis ( 1 3 juillet 1 695 ). Son compétiteur s'étant retiré à Alger après l'issue de la bataille, Malimed-Bey parvint sans peine à s'emparer de la capitale ; il y établit de nouveau sou autorité, et la conserva jusqu'à sa mort. Ramadan- Bey, son frère , lui succéda : la bonté de son caractère annonça aux Tunisiens un règne tranquille : elle ne les trompa pas, mais elle causa sa perte. Son neveu Mourat, fils d'»\ly-Bey, impatientde jouir du trône auquel il était appelé, profita de l'indolence de son oncle, se révolta, le fit prisonnier, et le fit mourir. Le règne de Mourat , trop long pour le bonheur du peuple, fut signalé par des cruautés excessives. Le Turc Ibrahim-Cherif en arrêta heureusement le cours en l'assassinant ( 10 juin 1702 ). La branche de Mahmed-Bey se trouvant éteinte par ce meurtre, Ibrahim pouvait sans peine se faire reconnaître bey par le divan et par la milice. Dans la suite , ayant été fait prisonnier dans une bataille qu'il perdit contre les Algériens, l'armée élut, pour le remplacer, Hassan-ben-Aly, petit fils d'un renégat grec. Une nouvelle dynastie commença avec lui, et elle s'est soutenue jusqu a ce jour sans interruption. Le nouveau bey sentit bien qu"il ne serait pas sûr de son pouvoir tant qu'Ibrahim serait vivant. Cette considération le porta à tenter divers moyens pour l'attirer aupies de lui. Il y réussit en publiant qu'il n'était que dépositaire dé l'autorité d'Jbrahim, et qu'il n'attendait que sa présence pour abdiquer. Ibrahim, trompé par cette soumission appareute, se rendit à Porto-Farina , où on lui tran- cha la tête ( 10 janvier 1706 ). Hassan-ben-Aly régnait paisiblement ; il ne manquait à son bonheur que de se voir un héritier : mais ne pouvant avoir d'enfant d'aucune des femmes qu'il avait prises, il se décida à désigner pour son suc- cesseur Aly-Bey, son neveu , qui commandait les camps. Plusieurs années se passèrent ainsi, lorsqu'il se trouva, dans une prise faite paries corsaires de la régence, une femme génoise qui fut mise dans le harem d'Assan-ben-Aly. Celte feujme, qui lui plut, devint enceinte ; lorsque sa grossesse fut constatée , il assembla son divan , et lui demanda si , en cas que cette femme qu'il avait en vain sollici- tée de se faire Turque vînt à lui donner un prince , il pouvait être reconnu et lui succéder : le divan opina que cela ne pouvait être , à 500 PIÈCES JUSTIFICATIVES. moins que l'esclave dirctiennc n'embrassât la loi de Mahomet. Has^ san-ben-Aly fit de nouvelles instances auprès de son odalisque, qui se décida enfin à se renier. Elle accoucha d'un prince, qui fut nommé MaJimcd-Dcij, et en eut ensuite deux autres, Mahmoud et Aly-Bey. Hassan ben-Aly, se voyant trois héritiers , fit connaître à son neveu Aly-Bey que , le ciel ayant changé l'ordre des choses, il wt pouvait plus lui laisser le trône après lui ; mais que, voulant lui donner une preuve constante de son amitié , il allait acheter pour lui la place de pacha que la Porte nommait encore à Tunis. Le jeune hey se sou- mit à la volonté de son oncle, accepta la place promise, et prit le li- tre (WMij-Pacha. Son ambition parut satisfaite; mais il affectait un contentement qu'il n'éprouvait pas, pour couvrir les grands desseins qu'il avait conçus : il souffrait impatiemment de voir passer le sceptre en d'autres mains que les sieimes ; et , pour s'épargner cette honte , il s'enfuit de Tunis à la montagne des Osseletis, se mit à la tête d'un parti qu'il s'était fait secrètement, et vint attaquer son oncle Hassan- ben-Aly. Le succès ne répondit pas à son attente. Il fut défait, et, se voyant obligé de quitter son asile , il se réfugia à Alger : pendant son exil il intrigua, et, à force de promesses, il engagea les Algériens à lui donner des secours ( 173j ). Ils s'y décidèrent, marchèrent à Tu- nis, et, après une victoire complète, ils obligèrent Hassaii-b.Mi-Aly à quitter sa capitale et à se réfugier au Kairouan. A la suite de la guerre civile, qui amena la famine, ce prince fugitif quitta le Kairouan pour aller à Sousse. Un capitaine français delaCiotat, nommé Mare'dbier, qui lui était attaché depuis longtemps , lui donna des preuves de son dévoue- ment en allant continuellement lui chercher des blés et des vivres : le prince lui en faisait ses obligations, qu'il devait remplir en cas que la fortune le remît sur le trône. Mais elle lui devint de plus en plus contraire; et, privé de toute ressource, il se décida à envoyer ses enfants à Alger, qui semble être le refuge de tous les princes fugitifs de Tunis, espérant pouvoir les y rejoindre : mais lorsqu'il s'y dispo- sait, Younnes-Bey, fils aîné d'AlyPacha, le surprit dans sa fuite, et lui trancha lui-même la tête. Aly-Pacha , défait de son plus dan- gereux ennemi, paraissait devoir jouir d'un sort paisible; mais sa tranquillité fut troublée par la division qui se mit entre ses enfants. Mahmed-Bey* l'un d'eux , et pour lequel il avait de la prédilection , forma le projet d'enlever à Younnes-Bey, son aîné, le trône qui lui était dévolu. Il tâcha en conséquence d'indisposer son père contre son frère, et y réussit. Aly-Pacha, séduit par ses raisons , voulut le faire PIÈCES JUSTIFICATIVES. SOI arrêter; Younnes l'appril, se révolta, et s'empara du ciiàt(;au delà Gaspe cl de la ville de Tunis : il y fut forcé par Aly-Pacha, et obligé de se réfugier à Alger. Maln.cd-Bey, débarrassé d'un concurrent dangereux , songea aussi à se défaire de son cadet , et il lui fit donner du poison. 11 se fit reconnaître bérilier présomptif, et paraissait devoir jouir un jour du sort que ses crimes lui avaient préparé , lorsque les clioses cbangèrent de face. La ville d'Alger éprouva une de ces révo- lutions si fréquentes dans les gouvernements militaires; un nouveau dey fut nommé, et le cboix de la milice tomba sur le Turc Aly- Tcbaouy. Il avait été précédemment en ambassade à Tunis , et y avait reçu un affront de ce même Younnes-Bey, qui se voyait réduit à im- plorer sa protection. Loin d'avoir égard à ses prières, il prit, pour se venger, le parti des enfants d'Hassan ben-Aly, en leur donnant des troupes , commandées par le bey de Constantine, pour le replacer sur le trône. Le succès couronna leur entreprise: ils saccagèrent la ville de Tu- nis, et tirent prisonnier Aly-Pacha, qui fut immédiatement étranglé. Malimed-Bey, tils aîné d'Hassan-ben-Aly, fut mis sur le trône. Ce bon prince ne régna qne deu\ ans et demi, et laissa deux enfants en bas âge, Mahmoud et Ismaïl-Bey. Aly-Bey, son frère, lui succéda, avec promesse, dit-on , de remet- tre le trône aux enfants de son frère , lorsque l'aîné serait en état de l'occuper. Le désir de le perpétuer dans sa propre race l'empêcha de la tenir. Il chercha peu à peu à éloigner ses neveux du gouvernement, et à y élever son fils. Il montra le jeune Hamoudau p:uple, lui donna le commandement des r^mps, et enfin sollicita pour lui, à la Porte, le titre de pacha : il assura par là le suffrage du peuple à son fils , et , à force dégards , il se rendit si bien maître de l'esprit de ses neveux , qu'à sa mort, arrivée en 1782 ( 26 mai 1782 ), ils se désistèient eux-mêmes de leurs prétentions , et furent les premiers à saluer Ha- moud-Pacha, leur cousin, unique bey de Tunis. Depuis cette époque, l'État n'a été troublé par aucune révolution; et ceux qui pouvaient en exciter paraissaient trop bien unis au bey pour leur en supposer l'envie. Le souvenir des malheurs passés , le spectacle des troubles d'Alger, ont trop appris aux Tunisiens à quel point il faut se méfier de l'esprit inquiet et remuant des Turcs, pour les admettre dans le gouverne- ment. Aussi les beys ontils peu à peu cherché à abolir l'autorité que les Turcs avaient usurpée : ils se sont attachés à les éloigner des pla- ces importantes de l'administration, réservées aux. indigènes et aux 302 PIEGES JUSTIFICATIVES. Géorgiens, et à ne leur laisser absolument que celles qui n'ont plu« qu'une ombre d'autorité. Ainsi donc, quoique la famille régnante sou regardée comme turque, puisque Hassan ben-Aly descend d'un rené- gat grec, le gouvernement doit être considéré comme maure. QUESTIONS 11% XVII% XVIII«. ii«. Quelles sont les nations de l'Europe auxquelles Tunis a accordé des ca- pitulations? A quelle époque et à quelles conditions ont-elles été accoielces? Existent-elles encore ? Quelles sont les nations qui ont des consuls à Tunis? Y a-t-il des nations qui permettent à leurs consuls de faire le commerce? XVIII*. Combien y a-t-il de maisons étrangères établies à Tunis pour leur côra. merce, et de quelles nations ces maisons sont-elies? Sont-elles toutes dans la capitale ' ? IP, XVIi% XVIIP SOLUTIONS. La France, l'Angleterre, la Hollande, la Suède, le Danemark et l'Espagne, sont les nations européennes auxquelles Tunis a accordé des traités; on peut même comprendre dans ce nombre Venise, mal- gré la guerre actuelle qu'elle a avec cette régence, et l'empereur, dont le pavillon n'a été abattu qu'en raison de sa rupture avec la Port'^. Les Raguscis, comme tributaires du Grand Seigneur, ont aussi leur traité, mais sans pavillon et sans commerce, et seulement pour la franchise de leurs navigations. Les capitulations de la France avec Tunis sont les plus anciennes; elles datent de 1685 , quoiqu'il y en ait d'autécédenles et qui n'exis- tent plus, et qui ne sont pas rappelées dans ce traité. Celui de l'An- gleterre à été fait cinq ou six mois après, et celui de la Hollande, peu d'années ensuite. La paix des autres nations nommées ci-dessus n'a pas une époque plus reculée que celle de quarante à cinquante ans. En donnant ici un résumé des capitulations de la France , on peut juger de celles des autres nations, puisque c'est sur ces capitulations qu'on a à peu près calqué les leurs. Par un article des traités, et re- lativement à ce qui se pratique à à la Porte envers les ambassadeurs, * On a réuni ces questions, ainsi que quelques autres suivantes, à cause du rap- prochement qu'elles 08t entre elles. PIECES JUSTIFICATIVES. 303 le consul de France à Tunis a le pas sur les antres consuls. Sa Majesté luiacconlele litre de consul général et de chargé des affaires, parce que, d'un côté, il est dans le cas d'administrer la justice aux mai- sons établies sur l'eclielle, et aux navigateurs qui y abordent; et que, d'un autre, il traite des intérêts des deux puissances. Tous les con- suls ont le droit de faire le commerce, à l'exception de cdui de France , auquel cela est défendu , sous peine de destitution. Cette sage défense est fondée sur ce qu'il pourrait se trouver juge et par- tie en même temps, et de plus un concurrent trop puissant pour les marcliands, puisque la considération attachée à sa place lui ferait aisément obtenir la préférence dans les affaires. Les autres nations n'ayant aucun négociant établi sur l'échelle, par une conséquence contraire, permettent à leurs consuls de faire le com- merce. II y a ( en 1787 ) huit maisons de commerce établies à Tunis, toutes françaises, et fixées dans la capitale. QUESTION IIl^ A combien fait-on monter la population de î'empire? Sont-ce les Maures ou les Arabos qui sont les plus nombreux? Payent-ils l'impôt par tribu ou par individu? Y a-t-il quelques proportions dans les impositions? Y a- t-U des Arabes tixés dans la ville? SOLUTION III'. On faisait monter à quatre ou cinq millions d'âmes la population de l'empire avant la peste; mais on peut dire qu'elle en a enlevé environ un huitième : le nombre des Arabes surpasse celui des Maures. 11 est des impôts qui se payent par tribus, et d'autres par individus : il n'y a absolument aucune règle pour mettre quelque proportion dans les impôts, et rien en général ne dépend plus de l'arbitraire. Il y a des Arabes fixés dans la ville, mais ce ne sont pas les citadins les plus nombreux. QUESTION IV«. Y a-t-il dans le cœur du royaume , ou sur les frontières, beaucoup de tribus qui se refusent aux impositions^ Sout-ce les Maures ou les Arabes qui sont les plus indociles? Quels sont les plus riches, des Maures ou des Arabes? Les hordes errantes afferment-elles quelquefois les terres des ha- bitants des villes, pour les cultiver ou pour y faire naître leurs troupeaux' En quoi consistent ces troupeaux? 304 PIECES JUSTIFICATIVES. SOLUTION IV«. Il y a quelques tribus sur les frontières qui se refusent parfois aux impositions; mais les camps qu'on envoie pour les prélever les con- traignent bientôt à payer. Ce sont en général les Arabes qui sont le plus indociles. Il est à présumer que les Maures sont plus riches, en ce qu'ils se livrent en même temps à l'agriculture, au commerce, aux manufactures et aux emplois, tandis que les premiers se bornent à l'agriruUure : les hordes errantes afferment sonvcnt des terres des habitants des villes, soit pour les cultiver, soit pour y faire paître leurs troupeaux , qui consistent en eros et en menu bétail, en cha- meaux, qui leur servent pour le transport, dont ils filrnt le poil , et dont le lait leur sert de nourriture : ils se nourrissent souvent de l'animal lui-même. Les beaux chevaux sont devenus très-rares , les Arabes s'étant dé- goûtés d'en élever, fatigués de voir le gouvernement ou ses employés leur enlever à vil prix le moindre cheval passable. QUESTION V«. Y a-t-il beaucoup de propriétaires déterres? Ces propriétaires sonl-ils tons dans les villes, ou y en a-t-il encore dan» des maisons isolées ou dans des villages? Ces derniers ne sont-ils pas exposés aux brigandages des hordes errantes? SOLUTION Y^ Quoique le bey possède beaucoup de terres, quoiqu'il y en ait beaucoup dont les revenus appartiennent à la Mecque, il ne laisse cependant pas d'y avoir quantité de propriétaires ; ils sont dans les villes, dans les villages, et même dans des habitations isolées, et, dans cette position, peu ex^îosés aux brigandages des hordes er- rantes. QUESTION VI^ A conil)ien peut s'élever le revenu de l'État? Quels sont les objets qui le forment? Les dépenses ordinaires le consomment-elles en entier , ou peut- on en mettre une partie en réserve? Croit-on que le bey ait un trésor , et un trésor considérable? SOLUTION VP. Autant qu'il est possible d'évaluer les fmai.ces d'un Étatdont la plupart des revenus sont annuellement aux enchères , fet dont une grande partie consist.» en vexations, on peut faire monter à vingt- PIECES JUSTIFICATIVES. 205 qoatre millions les revenus du bey de Tunis. Les objets qui les for- meul sont les douanes, les permissions de sortie pour les denrées , le bail des différentes sommes d'arpent que donne chaque nouveau gou- rertieur. et dont la somme est toujours plus considérable par les en- chères annuelles; ïe revenu de son domaine, la dîme qu'il prend sur 1rs terres, le produit des prises, la vente des esclaves, etc., etc. 11 s'en faut que les dépenses consomment annuellement le revenu, dont une partie est mise en réserve chaque année. Il n'y a point de doute que le bey n'ait un trésor considérable , et qu'il augmente sans cesse, la plus sordide avarice étant un de se-; défaut-. La paix de l'Espagne vient d'enfler ce trésor de quelques millions, et Venise ne tardera pas à en faire de même. Alger et Constantine font parfois de fortes saignées à ce trésor, que 1? gouvernement de Tunis pourrait garantir de leurs atteintes, s'il en employait une partie à IVntretien de ses places, à celui de sa mar ne et de quelques troupes disciplinées. QUESTION VIP. V a-t-il beaucoup d'esclaves chrétiens à Tunis? En a-t-il été raclieté dans les dernières années, et à quel prix? De (luelle nation étaient-ils? Dei'uis l'époque du prince Paterno, le rachat ordinaire a été fixé à trvis cents se luins vénitien*, et six cents piastres les rachats douilles. SOLUTION VI l^ Le nombre des esclaves chrétiens à Tunis est assez considérable , et s'est beaucoup accru depuis quelques années, en raison de la jeu- nesse et de l'esprit militaire du bey, qui encourage la course en fai- sant sortir lui-même beaucoup de corsaires. On ne peut préci5éraent savoir le nombre de ses esclaves, parce qu'on en prend et qu'on en rachète fréquemment: ils sont en général Napolitains, Vénitien.*, Russes et Impériaux. Dans ce moment ci Naples fait racheter les siens le plus qu'elle peut, Gênes parfois, Malte presque jamais; mais la religion fait quelquefois des échanges, dans lesquels Tunis gagne tou- jours, ne relâchant jamais qu'un Maltais pour deux, trois et quatre musulmans. Le rachat des esclaves appartenant au bey, qui sont le plus grand nombre , est fixé à deux cent trente sequins vénitiens pour les mate- lots, et à quatre cent soixante pour les capitaines et les femmes, de quelque âge qu'elles soient ; les particuliers suivent assez ce prix , dont ils se relâchent cependant quelquefois , soit à raison de la vieil- lesse de Tesclave , soit à cause de son peu de talent. Quel mensonge ! 306 PIÈCES JUSTIFICATIVES. pour ne pas dire plus*. On peut assurer que le sort des esclaves à Tunis est en général fort doux; plusieurs y restent ou y reviennent, après avoir été rachetés ; quelques-uns obtiennent leur liberté à la mort de leur maître on de son vivant. QUESTION VHP. Quel est le nombre des troupes qu'entretient le bey , et de quelle nation sont-eiles? Combien lui coûtent-elles? Sont-elles uu peu disciplinées et aguerries? Où sont-elles placées? Il n'y a aujourd'hui que deux compagnies de Mamelucks , seulement d'environ vingt-cinq chacune. Nota. A l'expédition de Tripoli, le bey a fait une augmentation considérable dans ies troupes. Il a enrôlé quasi tous les jeunes Krougonlis du royaume, au nombre déplus de douze cenls; ce qui fait qu'aujourd'hui les troupes réglées coûtent au gouvernement environ sept cents mille piastres par an. SOLUTION VHP. Le bey entretient environ vingt mille hommes, cinq mille Turcs , Mamelucks ou Krougonlis : ces derniers sont naturels du pays, mais (ils de Turcs ou de Mamelucks, ou de leur race; deux mille Spahis maures, sous le commandement de quatre agas, savoir : l'aga de Turiis, du Kairouan, du Ref et de Bejea; quatre cents Ambas mau- res, sous le commandement du bachitenba, leur chef; deux mille ou deux mille cinq cents Zouaves maures de tous les pays, sous les or- dres de leur hodgia. II existe environ vingt mille hommes enrôlés dans le corps de Zouaves, mais le gouvernement n'en paye que deux mille cinq cents au plus : les autres ne jouissent que de quelques franchises, et servent dans les occasions exlraordinaires. On/e à douze mille Arabes de la campagne, des races des Berbes, Auledt, Seids , Auledt- Hassan, etc., compris tous collectivement sous le nom de Mazergurs : ceux-ci servent pour accompagner les camps et les troupes réglées, pour veiller sur les mouvements des Arabes tributaires, et particulièrement sur quelques chefs d'Arabes indépendants qui sont campés sur les confins de Tunis et de Cons- tantine. Les Turcs, Mamelucks et Krougonlis, qui représentent l'ancienne milice, coûtent aujourd'hui au gouvernement sept cent mille piastres de Tunis, et plus, par an. La plus grande partie des Mamelucks est destinée à la garde du bey, divisée en quatre compagnies, chacune de vingt-cinq Mamelucks. Ceux-ci, outre leur paye, oni tous les six mois vingt piastres de gra- PIECES JUSTIFICATIVES. 307 tification, et quelques petites rétributions en étoffes et en denrées. Ils sont au&si porteurs iks ordres que le gouvernement fait passer aux gouverneurs et clieiks. Lorsque ces ordres ont pour objet des contes- tations de particuliers, c'est à C€ux-ci à las entretenir pendant leur mission. Quelques Turcs et Krougoulis sont aussi employés à la garde du bey, et on leur fait à peu près les mêmes avantages qu'aux Mame- lucks : le gouvernement ne les emploie que dans les affaires qui ont rapport à la milice. Il en est de même des Ambas maures et des Spaliis. Près de la moitié des soldats est à Tunis. Elle est destinée h la parnison de la ville et au camp : le reste est réparti sur les fron- tières, SAVOIR : A Tabarque 600 Gafsa 75 Gerbis 75 Mehdia 50 Galipia 50 Hamamet 50 Bizerte 150 Porto-Farina 100 ' La Goulette 300 Total 1450 On compte environ huit cents Zouaves employés dans les garni- sons, savoir : A Gerbis 100 Zarsis 25 Beben 25 Gouvanes 25 Guèbes 25 Hamma 25 Ha\e 25 Sou.sse 25 Taburda 50 325 3 08 PIECES JUSTIFICATIVES. Report 325 Sidi-Daoud 25 Dans les cliâteanx de Tunis 150 A Aubarde ; 200 La Goulelte 50 Total 750 Le gouvernement emploie le reste des Zouaves qu'il soudoie au camp qu'il envoie tous les ans sur les frontières de Tripoli. QUESTION IX*. Y a-t-il quelques criravanes dans le royaume? Où vont-elles? Font-elles un commerce considérable? Quels sont les objets d'échanges? Uendcnt- ellcs quelque chose au gouvernement? SOLUTION 1X«. Deux caravanes font chaque année des voyages réglés à Tunis : l'une vient de Constantine et l'autre de Godemes. Celle rie Constan- tirie se renouvelle huit à dix fois l'année, achète de la mercerie, de la quincaillerie, des drogues, des épiceries, du drap, des toiles, de l'argenterie , des bijoux et des bonnets de la fabi ique de Tiuiis , qu'cl le paye avec du bétail , des bernus et des piastres fortes coupées. Celte de Godemes fait rarement plus de trois voyages ; elle apporte des nè- gres, achète de la mercerie, de la quincaillerie, des toiles, d'antres articles détaillés ci-dessus, et généralement tout ce qui peut servir à alimenter le commerce qu'elle fait dans l'intérieur de l'Afrique : le gouvernement ne retire aucun droit direct sur ces caravanes. QUESTION X*. Le gouvernement s'est-il réservé quelque branche de commerce? SOLUTION X«. Les branches de commerce que le gouvernement s'est réservées sont les cuirs, les cires, qu'il abandonne annuellement à une compa- gnie de Juifs ou de Maures, moyennant une rétribution de draps, d'étoffes ou d'argent; les soudes ou barils, qu'il vend au plus offraisf ; la pèche du thon , dont le privilège se paye annuellement vingt mille, francs; celle du corail, pour laquelle la compagnie d'Afrique paye annuellement à peu près la même somme. PIÈCES JUSTIFICATIVES. 309 QUESTION XV. A quelles sommes se sont montées, l'année dernière ( 1787), les expor- tations de Tunis pour le Levant, et les importations du Levant à Tunis? SOLUTION XI^ Il est de toute impossibilité de calculer, même d'une manière ap- proximative , les exportations de Tunis pour le Levant. Les douanes , dispersées dans les différents ports du royaume, ne tiennent que des registres informes : il se fait d'ailleurs beaucoup de contrebande, que les gouverneurs et les douaniers facilitent , parce que le premier profit leur en revient. QUESTIONS XIP et XIIP. xue. A quelles sommes se sont montées, à la même époque, les exportations de Tunis pour l'Europe, et les importations de l'Europe à Tunis? XIII^. Dans quels ports ont été faits les chargements, et par les vaisseaux de quelle nation de l'Europe ou du Levant a eu lieu ce commerce? SOLUTIONS XIP et XIIP. Le tableau succinct, et aussi fidèle qu'il est possible , que l'on va donner ci-après, répondra pleinement à ces deux questions. Résultat des états de commerce de Vannée 1787. Les marchandises que nous avens importées de Tunis montent à 5,225,844 Celles que nous avons extraites, à 4,634,531 Reste donc en excédant de p : . . , . 591,313 En résumant ces deux premières sommes, qui font. . . 9,860,375 En comparant ce total à celui du commerce actif et pas- sif de toutes les nations étrangères, qui monte à 5,208,477 Il résulte que la balance est en notre faveur 4,751,898 Il en est de même des tonnages respectifs ; le nôtre monte à T. 12,606 Celui des étrangers, à T. 6,870 Le nôtre l'emporte de T. 5,936 Les étrangers eux-mêmes ont mis en activité une partie de nos bâ- timents. Les chargements ont été faits à Tunis , Bizerte , Porto-Farina , Sousse et Gerbis : quant aux marchandises d'entrées, elles entrent toutes dans le royaume par le port de la Goulette. 310 PIECES JUSTIFICATIVES. Selon la note mise au bas des Questions de M. l'abbé Raynal, il se trouve que l'importation de Marseille à Tunis ne s'est élevée , en 1787, qu'à 1,009,963 1. , tandis que, d'après l'état ci-dessus, elle monte à 5,225,844 1. La différence étonnante qui se trouve entre ces deux calculs provient de ce qu'on n'a compté dans les premiers que les marchandises proprement dites, tandis qu'on y aajouté l'argent reçu de Marseille, et lestraitestirées directement sur cette place ou parla voie de Livourne : ces deux objets se montent à' 4,215,881 1. ; et c'est ef- fectivement, à peu de chose près, l'excédant qui se trouve en espèces de ce calcul à celui qui a été lerais d'ailleurs à M. l'abbé Raynal. QUESTION XIV^ Y a-t-il beaucoup de propriétaires de terres? Ces propriétés sont-elles considérables et assurées? Le gouvernement n'hérite-t-il point de ceux qui ne laissent pas d'enfants, comme il hérite de tous ses agents? SOLUTION X1V^ Il est impossible de savoir l'évaluation des propriétés en fonds de terres, ainsi que la proportion qu'il peut y avoir entre les domaines, les propriétés particulières, et la masse générale. Le gouvernement possède en propre une grande partie de terres , mais il n'a aucun ca- dastre des propriétés particulières. Il perçoit la dîme sur les récoltes, et rien sur les fonds de terres; de manière que tant que les champs d'un particulier restent en friche, ils ne rapportent absolument rien au gouvernement. On ne voit point ici de grands propriétaires de terres comme en Europe. Toute propriété est sous la sauvegarde de la loi, et n'éprouve que trèsrrarement l'avidité du fisc. Le gouverne- ment, depuis quelque temps, et particulièrement sur la fin du règne d'Aly-Bey, s'est assez respecté lui-même pour ne pas toucher aux biens de ses sujets , et même à ceux de ses agents qui , après avoir fait des fortunes assez considérables et en avoir joui paisiblement, en ont laissé la propriété à leurs héritiers. Les Hanefis (ce terme générique désigne les Turcs et les Mame- lucks ) qui meurent sans entants ou autres héritiers légitimes peuvent disposer, selon la loi , du tiers de leurs biens , et le fisc hérite du reste. Il hérite aussi de tous les Melckis ( ce sont des Maures ) qui ne lais- sent point d'enfants mâles; et si les héritiers sont des filles, le fisc entre en partage avec elles selon la loi. On appelle ben-elmcngi l'agent du fisc chargé du recouvrement; il fait vendre les biens fonds ou mobiliers , et en verse le produit dans la caisse du domaine PIECES JUSTIFICATIVES. 311 QUESTION XV ^ Quel est le nombre des bâtiments corsaires qu'entretient le gouverne- ment? De quelle espèce sont ces bâtiments? Quel est le port où ils se tien- nent? On l'a augmenté dernièrement de deux kcrlanglisches , d'un gros bâti- ment suédois qu'on a percé pnur vingt-quatre pièces de canon, et d'un ctieheck dont la France lui a fait présent. SOLUTION XV». Le gouvernement entretier.t ordinaiiement quinze à vingt corsai- res ; ils consistent en trois grosses barques de \ ingt pièces de canon et de cent trente hommes d'équipage, quelques chebecks de moindre force , des galiotes et des felouques. Porto-Farina est le seul port qui serve aux armements du prince. Les corsaires des particuliers ne sont pas plus nombreux , et à peu près dans la même proportion de forces ; ils arment et ils désarment dans tous les ports du royaume, et s'at- tribuent la dîme sur toutes les prises que font les corsaires parti- culiers. QUESTION X\^^ Quel est le droit que paye chaque bâtiment? Quel est le droit que paye chaque marchandise d'exportation ou d'importation? Le droit est-il le même pour toutes les nations de l'Europe et pour les gens du pays? A- t-il varié depuis quelques années ? 1802. Blés de huit à dix raabouds et plus , orge de vingt à vingt-cinq piastre? et plus , huile deux et demie à trois piastres; et pour les autres échelles plus, à proportion de la mesure qui est plus grande. SOLUTION XVP. Tout bâtiment en lest ne paye rien; tout bâtiment qui décharge paye dix-sept piastres et demie, et autant s'il charge. Les Français , pour les marchandises venant de France et sous le pavillon français, ne payent que trois pour cent; sur les marchandises venant d'Italie ou du Levant, les Anglais, huit pour cent; sur toutes les marchan- dises, de quelque endroit qu'elles viennent, les autres nations euro- péennes, un peu plus ou un peu moins que ces derniers. Les indigè- nes quelconques payent onze pour cent sur les marchandises venant de chrétienté , et quatre pour cent sur celles venant du Levant. Quant aux bonnets, la principale fabrique du pays, le gouverne- ment, pour exciter l'industrie, n'exige aucun droit de sortie. Quant aux marchandises d'exportation , qui consistent en dcnréjs , 312 VOYAGE EN ITALIE. le gouvernement n'en accorde la sortie que selon les cii constances , et perçoit un droit plus ou moins fort, selon la quantité des demande-. Ce droit est, sur le blé , de douze à quinze piastres le caffis; de cinq à neuf sur l'orge; de quatre et demie sur tous les légumes et autres menus grains; d'une trois quarts sur le métal d'huile. N. B. On peut calculer à une livre douze sous la piastre de Tunis, le caffis à trois charges un quart de Marseille; il faut trois métaux enviro:i Iiour faire la miUeroUe, la rolte ayant environ un quart de plus que 1.» livre. Il ne faut que quatre-vingts rottes pour faire un quintal, poids de table. VOYAGE EN ITALIE. A M. JOUBERT '. PREMIÈRE LETTRE. Turin, ce 17 juin tSOS Je n'ai pu vous écrire de Lyon , mon cher ami , comme je vous l'avais promis. Vous savez combien j'aime cette excel- lente ville, où j'ai été si bien accueilli l'année dernière , et encore mieux cette année. J'ai revu les vieilles murailles des llomains, défendues par les braves Lyonnais de nos jours, lorsque les bombes des conventionnels obligeaient notre ami Fontanes à changer de place le berceau de sa fille ; j'ai revu ' M. Joubert ( frère aine de l'avocat général à la cour de cassation ), hoinrac dun esprit rare, d'une âme supérieure et bienveil.ante , d'un com- merce sûr et charmant, d'un talent qui lui aurait donné une réjjutation méritée, s'il n'avait voulu cacher sa vie; homme ravi trop tôt à sa famille, à la société choisie dont il était le lien; homme de qui la mort a' iai&sé dans mon existence un de ces vides que font les années , et quelles ne reparent point. Voyez, au reste, sur ce Foijcçje en Italie^ l'avertissement en tète du f'oyage cii Amiriquc. VOYAGE E?i ITALIE. 313 l'abbaye des Deux-Amants et la fontaine de .T. J. Rousseau. Les coteaux de la Saône sont plus riants et plus pittoresques que jamais; les barques qui traversent cette douce rivière {??îîtis Jrar), couvertes d'une toile, éclairées d'une lumière pendant la nuit et conduites par de jeunes femmes, amusent agréablement les yeux. Vous aimez les cloches : venez à Lyon ; tous ces couvents épars sur les collines semblent avoir retrouvé leurs solitaires. Vous savez déjà que l'Académie de Lyon m'a fait Thonneur de m'admettre au nombre de ses membres. Voici un aveu : si le malin esprit y est pour quelque chose, ne cherchez dans mon orgueil que ce qu'il y a de bon •, vous savez que vous vou- lez voir l'enfer du beau côté. Le plaisir le plus vif que j'aie éprouvé dans ma vie, c'est d'avoir été honoré, en France et chez l'étranger, des marques d'un intérêt inattendu. Il m'est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une méchante auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Était-ce l'amour-propre qui me donnait alors ce plaisir vif dont je parle? Qu'importait à ma vanité que ces obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin , dans un lieu où personne ne les en- tendait? Ce qui me touchait, c'était 'du moins j'ose le croire), c'était d'avoir produit un peu de bien, d'avoir consolé quel- ques cœurs affligés, d'avoir fait renaître au fond des entrailles d'une mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire, un fils soumis, respectueux , attaché à ses parents. Je ne sais ce que vaut mon omTage ' ; mais aurais-je goûté cette joie pure, si j'eusse écrit avec tout le talent imaginable un Untc qui aurait blessé les mœurs et la religion? Dites à notre petite société, mon cher ami, combien je la regrette : elle a un charme inexprimable, parce qu'on sent que ces personnes qui causent si naturellement de matière commune peuvent traiter les plus hauts sujets, et que cette Le Génie du Chrisliaiùsme. V 314 VOYAGE EN ITALIE. simplicité des discours ne vient pas d'indigence, mais de choix. Je quittai Lyon le..., à cinq heures du matin. Je ne vous • ferai pas l'éloge de cette ville; ses ruines sont là; elles parle- ront à la postérité : tandis que le courage, la loyauté et la re- ligion seront en honneur parmi les hommes, Lyon ne sera pas oublié». Nos amis m'ont fait promettre de leur écrire de la route. J'ai marché trop vite, et le temps m'a manqué pour tenir pa- role. J'ai seulement barbouillé au crayon, sur un portefeuille, le petit journal que je vous envoie. Vous pourriez trouver dans le livre de postes les noms des pays inconnus que j'ai dé- couverts, comme, par exemple, Pont de Beauvoisin et Cham- béry ; mais vous m'avez tant répété qu'il fallait des notes, et toujours des notes, que nos amis ne pourront se plaindre si je vous prends au mot. JOURNAL. La route est assez triste en sortant de J^yon. Depuis la Tour-du-Pin jusqu'à Pont de Beauvoisin, le pays est frais et bocager. On découvre, en approchant de la Savoie , trois rangs de montagnes à peu près parallèles , et s'élevant les unes au-dessus des autres. La plaine , au pied de ces monta- gnes , est arrosée par la petite rivière le Gué. Cette plaine vue de loin, paraît unie; quand on y entre, on s'aperçoit qu'elle est semée de collines irrégulières : on y trouve quel- ques futaies, des champs de blé et des vignes. Les monta- gnes qui forment le fond du paysage sont ou verdoyantes et moussues, ou terminées par des roches en forme de cristaux. Le Gué coule dans un encaissement si profond , qu'on peut appeler son lit une vallée. En effet, les bords intérieurs en sont ombragés d'arbres. Je n'avais remarqué cela que dans ' Il m'est très-doux de retrouver, à vingt-quatre ans de distance, dans un manuscrit inconnu, l'expression des sentiments que je professe plus que jamais pour les habitants de Lyon ; il m'est encore plus doux d'avoir reçu dernièrement de ces habitants les mêmes marques d'estime dont ils m'honorèrent il y a bientôt un quart de siècle. VOYAGE EN ITALIE. 315 certaines rivières de l'Amérique , particulièrement à >'ia2ara. Dans un endroit on côtoie le Gué d'assez près : le rivase opposé du torrent est formé de pierres qui ressemblent à de hautes murailles romaines , d'une architecture pareille à celle des arènes de ?sîm8s '. Quand vous êtes arrivé aux Échelles , le pays devient plus sauvage. Vous suivez , pour trouver une issue , des gorges tortueuses dans des rochers plus ou moins horizontaux , in- clinés ou pernendiculaires. Sur ces rochers fumaient des nuages blancs , comme les brouuiards du matin qui sortent de la teiTe dans les lieux bas. Ces nuages s'élevaient au-des- sus ou s'abaissaient au-dessous des masses de granit, de ma- nière à laisser voir la cime des monts, ou à remplir l'intervalle qui se trouvait enti'e cette cime et le ciel. Le tout formait un chaos , dont les limites indéfinies semblaient n'appartenir à aucun élément déterminé. Le plus haut sommet de ces montagnes est occupé par la Grande-Chartreuse , et au pied de ces montagnes se trouve le chem.in dEmmanuel : la religion a placé ses bienfaits près de celui q>d est dans les deux; le prince a rapproché les siens de la demeure des hommes. Il y avait autrefois dans ce lieu une inscription annonçant qu'Emmanuel , pour le bien public , avait fait percer la mon- tasme. Sous le règne révolutionnaire, l'inscription fut effa- cée; Buonapartel'a fait rétablir : on y doit seulement ajou- ter son nom. Que n'agit-on toujours avec autant de noblesse ! On passait anciennement dans l'intérieur même du rocher par une paierie souterraine. Cette galerie est abandonnée. Je n'ai ^11 dans ce lieu que de petits oiseaux de montagne qui voltigeaient en silence à l'ouverture de la caverne , comme ces songes placés à l'entrée de l'enfer de Virgile : .... Foliisque siib omnibus hœrent. Chambéry est situé dans un bassin dont les bords rehaus- sés sont assez nus ; mais on y arrive par un défilé charmant, ' Je n'avais pas encore vu le Coliséc. 316 VOYAGE BW ITALIE. et on en sort par une belle vallée. Les montagnes qui resser- rent cette vallée étaient en partie revêtues de neige ; elles se cachaient sans cesse sous un ciel mobile , formé de vapeurs et de nuages. C'est à Chambéry qu'un homme fut accueilli par une fem- me , et que, pour prix de l'hospitalité qu'il en reçut, de l'a- mitié qu'elle lui porta , il se crut pliilosophiquement obligé de la déshonorer. Ou Jean-.Tacques Rousseau a pensé que la conduite de madame de Warens était une chose ordinaire , et alors que deviennent les prétentions du citoyen de Genève à la vertu ? ou il a été d'opinion que cette conduite était re- préhensible , et alors il a sacrifié la mémoire de sa bienfai- trice à la vanité d'écrire quelques pages éloquentes ; ou , enfin , Rousseau s'est persuadé que ses éloges et le charme de son style feraient passer par-dessus les torts qu'il impute à madame de Warens, et alors c'est le plus odieux des amours-propres. Tel est le danger des lettres : le désir de faire du bruit l'emporte quelquefois sur des sentiments no- bles et généreux. Si Rousseau ne fût jamais devenu un homme célèbre , il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l'avait nourri ; il se serait sacrifié aux défauts mêmes de son amie ; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans , au lieu de se contenter de lui donner une tabatière d'or et de s'enfuir. Maintenant que tout est fini pour Rous- seau , qu'importe à l'auteur des Confessions que sa poussière soit ignorée ou fameuse? Ah! que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre mon tombeau ! Les souvenirs historiques entrent pour beaucoup dans le plaisir ou dans le déplaisir du voyageur. Les princes de la maison de Savoie, aventureux et chevaleresques, marient bien leur mémoire aux montagnes qui couvrent leur petit empire. Après avoir passé Chambéry, le cours de l'Isère mérite d'être remarqué au pont de :Montmélian . Les Savoyards sont agiles , assez bien faits , d'une complexion pâle , d'une figure régulière -, ils tiennent de l'Italien et du Français ; ils ont VOYAGE EN ITALIE. 317 Tair pauvre sans indigence , comme leurs vallées. On rencon- tre partout dans leur pays des croix sur les chemins , et des madones dans le tronc des pins et des noyers : annonce du caractère religieux de ces peuples. Leurs petites églises , en- vironnées d'arbres , font un contraste touchant avec leurs grandes montagnes. Quand les tourbillons de l'hiver descen- dent de ces sommets chargés de glaces éternelles , le Sa- voyard vient se mettre à l'abri dans son temple champêtre , et prier sous un toit de chaume celui qui commande aux élé- ments. Les vallées où Ton entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des monts de diverses formes , tantôt demi-nus , tantôt revêtus, de forêts. Le fond de ces vallées représente assez pour la culture les mouvements du terrain et les anfrac- tuosités de [Nlarly , en y mêlant de plus des eaux abondantes et un fleuve. Le ohemin a moins l'air d'une route publique que de l'allée d'un parc. Les noyers dont cette allée est om- bragée m'ont rappelé ceux que nous admirions dans nos pro- nienades de Savigny. Ces arbres nous rassembleront-ils en- core sous leur ombre ' } Le poète s'est écrié , dans un mouve- ment de mélancolie : * Beaux arbres qui m'avez vu naître, Bientôt vous me verrez mourir ! Ceux qui meurent à l'ombre des arbres qui les ont vus naî- tre sont-ils donc si à plaindre ? Les vallées dont je vous parle se terminent au village qui porte le joli nom d'Aigue-Belle. Lorsque je passai dans ce village , la hauteur qui le domine était couronnée de neige : cette neige , fondant au soleil , avait descendu en longs rayons tortueux dans les concavités noires et vertes du rocher : vous eussiez dit d'une gerbe de fusées, ou d'un essaim de beaux serpents blancs qui s'élançaient de la cime des monts dans la vallée. Jls ne nois ont pi.-int rassemblés. 27. 318 VOYAGE EN ITALIE. Aigue-Belle semble clore les Alpes; mais bientôt, en tour- nant un gros rocher isolé , tombé dans le chemin , vous apercevez de nouvelles vallées qui s'enfoncent dans la chaîne des monts attachés au cours de TArche. Ces vallées prennent un caractère p!us sévère et phis sauvage. Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs devien- nent perpendiculaires; leurs sommets stériles commencent h présenter quelques glaciers : des torrents , se précipitant de toute part, vont grossir l'Arche, qui court follement. Au mi- lieu de ce tumulte des eaux j'ai remarqué une cascade légère et silencieuse , qui tombe avec une grâce infinie sous un ri- deau de saules. Cette draperie humide, agitée par le vent, aurait pu représenter aux poètes la robe ondoyante de la naïade, assise sur une roche^ élevée. Les anciens n'auraient pas manqué de consacrer un autel aux nymphes dans ce lieu. Bientôt le paysage atfeint toute sa grandeur : les forêts de pins, jusqu'alors assez jeunes, vieillissent; le chemin s'es- carpe , se plie et se replie sur des abîmes ; des ponts de bois servent à traverser des gouffres où vous voyez bouillonner l'onde , où vous l'entendez mugir. Ayant passé- Saint- Jean de Maurienne, et étant arrivé vers le coucher du soleil à Saint-André, je ne trouvai pas de che- vaux, et fus obligé de m'arrêter. J'allai me promener hors du village. L'air devint transparent à la crête des monts; leurs dentelures se traçaient avec une pureté extraordinaire sur le ciel, tandis qu'une grande nuit sortait peu à peu du pied de ces monts , et s'élevait vers leur cime. J'entendais la voix du rossignol et le cri de l'aigle ; je voyais les aliziers fleuris dans la vallée, et les neiges sur la monta- gne : un château , ouvrage des Carthaginois , selon la tradi- tion populaire, montrait ses débris sur la pointe d'un roc. Tout ce qui vient de l'homme dans ces lieux est chétif et fragile; des parcs de brebis formés de joncs entrelacés, des maisons de terre bâties en deux jours : comme si le chevrier de la Savoie , à l'aspect des masses éternelles qui .^'environ- nent , n'avait pas cru devoir se fatiguer pour les besoins pas- VOVAGIi EN ITALIE. 319 sagers de sa courte vie ! comme si la tour cFAnnihal en mine l'eût averti du peu de durée et de la vanité des monuments ! Je ne pouvais cependant m'empècher, en considérant ce désert, d'admirer avec effroi la haine d'un homme, plus puissante que tous les obstacles; d'un homme qui, du dé- troit de Cadix , s'était fi-ayé une route à travers les P}Ténées et les Alpes , pour venir chercher les Romains. Que les récits de l'antiquité ne nous indiquent pas l'endroit précis du pas- sage d'.-Vnnibal , peu importe ; il est certain que ce grand ca- pitaine a franchi ces monts alors sans chemins , plus sauva- ges encore par leurs habitants que par leurs torrents , leurs rochers et leurs forêts. On dit que je comprendrai mieux à Rome cette haine terrible que ne purent assouvir les batail- les de la Trébie , de Trasimène et de Cannes : on m'assure qu'aux bains deCaracalla, les murs, jusqu'àhauteur d'homme, sont percés de coups de pique. Est-ce le Germain , le Gaulois, le Cantabre, le Goth, le Vandale, le Lombard, qui s'est acharné contre ces murs ? La vengeance de l'espèce humaine devait peser sur ce peuple libre , qui ne pouvait bâtir sa gran- deur qu'avec l'esclavage et le sans du reste du monde. Je partis à la pointe du jour de Saint- André, et j'arrivai vers les deux heures après midi à Lans le Bourg, au pied du mont Cénis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait im aiglon par les pieds , tandis qu'une troupe impi- toyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l'âge et à la majesté tombée : le père et la mère du noble orphelin avaient été tués. On me proposa de me le vendre, mais il mourut des mauvais traitements qu'on lui avait fait subir avant quejele pusse délivrer. N'est-ce pas là lepetit Louis XVII, son père et sa mère ? Ici on commence à gravir le mont Cénis ^ , et l'on quitte la petite rivière d'Arche, qui vous a conduit au pied de la montagne : de l'autre côté du mont Cénis , la Doria vous ou- vre l'entrée de l'Italie. J'ai eu souvent occasion d'observer ' On rravaillait à la route: elle n'était pas achevée, et l'on se faisait en- core ramasser. 320 VOYAGE EN ITALIE. cette utilité des fleuves dans mes voyages. Non-seulement ils sont eux-mêmes des grands chemins qui marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes, et leur facilitent le passage des montagnes. C'est en côtoyant leurs rives que les nations se sont trouvées ; les pre- miers habitants de la terre pénétrèrent, à l'aide de leurs cours, dans les solitudes du monde. Les Grecs et les Romains of- fraient des sacrifices aux fleuves ; la fable faisait les fleuves enfants de Neptune , parce qu'ils sont formés des vapeurs de l'Océan , et qu'ils mènent à la découverte des lacs et des mers; fils voyageurs, ils retournent au sein et au tombeau pa- ternels. Le mont Cénis , du côté de la France , n'a rien de remar- quable. Le lac du plateau ne m'a paru qu'un petit étang. .Te fus désagréablement frappé au commencement de la des- cente vers la Novalaise ; je m'attendais , je ne sais pourquoi , à découvrir les plaines de l'Italie : je ne vis qu'un gouffre noir et profond, qu'un chaos de torrents et de précipices. En général, les Alpes, quoique plus élevées que les mon- tagnes de l'Amérique septentrionale, ne m'ont pas paru avoir ce caractère original , cette virginité de site que Ton remarque dans les Apalaches , ou même dans les hautes terres du Ca- nada : la hutte d'un Siminole sous un magnolia , ou d'un Chipowois sous un pin, a tout un autre caractère que In ca- bane d'un Savoyard sous un noyer. A M. JOUBERT. LETTRE DEUXIÈME. Milan, lundi matin, 21 juin 1803. Je vais toujours commencer ma lettre, mon cher ami , sans savoir quand j'aurai le temps de la finir. VOYAGE EN ITALIE. 32! Réparation complète à l'Italie. Vous aurez vu, par mon pe- tit journal daté de Turin , que je n'avais pas été très-frappé delà première vue. L'effet des environs de Turin est beau, mais ils sentent encore la Gaule ; on peut se croire en Nor- mandie , aux montagnes près. Turin est une ville nouvelle, propre , réguKère , fort ornée de palais , mais d'un aspect un peu triste. Mes jugements se sont rectifiés en traversant la Lombar- die : l'effet ne se produit pourtant sur le voyageur qu'à la longue. Vous voyez d'abord un pays fort riche dans l'ensem- ble , et vous dites : « C'est bien ; ^^ mais quand vous venez à détailler les objets , l'enchantement arrive. Des prairies , dont la verdure surpasse la fraîcheur et la finesse des gazons an- glais, se mêlent à des champs de maïs, de riz et de froment; ceu.\-ci sont surmontés de vignes qui passent d'un échalas à l'autre , formant des guirlandes au-dessus des moissons : le tout est semé de mûriers, de noyers, d'ormeaux , de saules, de peupliers, et arrosé de rivières et de canaux. Dispersés sur ces terrains, des paysans et des paysannes , les pieds nus, un grand chapeau de paille sur la tête , fauchent les prairies , coupent les céréales, chantent, conduisent des attelages de bœufs , ou font remonter et descendre des barques sur les courants d'eau. Cette scène se prolonge pendant quarante lieues , en augmentant toujours de richesses jusqu'à Milan , centre du tableau. A droite on aperçoit l'Apennin , à gau- che, les Alpes. On voyage très-vite : les chemins sont excellents : les au- berges, supérieures à celles de France , valent presque celles de l'Angleterre. Je commence à croire que cette France si po- licée est un peu barbare '. ' Il faut se reporter à l'époque où cette lettre a été écrite f 1^03 ). S'il était si commode de voyager alors dans l'Italie, qui neuil qu'un camp de la France, combien aujourdhui, dans la plus profonde paix, lors- qu'une multitude de nouveaux chemins ont élé ouverts, n'est-il pas plus facile encore de parcourir ce beau pays 1 Nous y sommes appelés par tous les vœox. Le Français est un singulier ennemi : on le trouve d'abord un peu inscl^nt, an pieu trop gai, un peu trop acUf, trop remuant; il n'est 322 VOYAGE E.^ ITALIE. Je ne m'étonne plus du dédain que les Italiens ont con- servé pour nous autres Transalpins, Visigoths, Gaulois, Germains, Scandinaves, Slaves, Anglo-Normands : notre ciel de plomb, nos villes enfumées, nos villages boueux, doivent leur faire borreur. Les villes et villages ont ici une tout autre apparence : les maisons sont grandes, et d'une blan- cheur éclatante au dehors ; les rues sont larges, et souvent tra- versées de ruisseaux d'eau vive , oii les femmes lavent leur linge et baignent leurs enfants. Turin et INIilan ont la régula- rité, la propreté, les trottoirs de Londres et l'architecture des plus beaux quartiers de Paris : il y a même des raffinements particuliers : au milieu des rues , afin que le mouvement de la voiture soit plus doux , on a placé deux rangs de pierre plates sur lesquelles roulent les deiix roues : on évite ainsi les inégalités du pavé. La température est charmante; encore me dit-on que je ne trouverai le ciel de l'Italie qu'au delà de l'Apennin : la grandeur et l'élévation des appartements empêchent de souf- frir de la chaleur. J'ai vu le général INIurat ; il m'a reçu avec empressement et obligeance ; je lui ai remis la lettre de l'excellente madame Bacciochi ^ J'ai passé ma journée avec des aides de camp et de jeunes militaires ; on ne peut être plus courtois : l'ar- mée française est toujours la même ; l'honneur est là tout entier. J'ai dîné en grand gala chez M. de Melzi : il s'agissait d'une fête donnée à l'occasion du baptême de l'enfant du gé- néral Murât. M. de INlelzi a connu mon malheureux frère : nous en avons parlé longtemps. Le vice-président a des ma- nières fort nobles ; sa maison est celle d'un prince , et d'un pas plutôt paru, qu'on le regrette. Le soldat français se mêle aux travaux de l'hôte chez leciuelil est logé, sa bonne humour donne la vie el le inouve- menl à tout; on s'accoututneà le rei^arder Cuinme un conscrit de la famille. Quant aux chemins et aux auberges de France , c'est bien pis aujourd'hui qu'en 1803. Nous sommes sous ce rapport , l'Espagne exceptée , au-dessous de tous les peuples de l'Europe. ' Depuis princesse de Lucques, sœur ainée de Buonaparte, qui, à cette i^poque, n'ét.iit encore que premier consul. VOYAGE E>: ITALIE. 323 prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité poliment et froi- dement, et m"a tout juste trouvé dans des dispositions pa- reilles aux siennes. Je ne vous parle point , mon cher ami , des monuments de ]MJlan , et surtout de la cathédrale qu'on achève ; le gothi- que , même de marhre , me semhle jurer avec le soleil et les mœurs de l'Italie. Je pai's à l'instant ; je vous écrirai de Flo- rence I et de Rome. A M. JOUBERT. LETTRE TROISràlE. Rome , 27 juin au soir , en arrivant , i803. :\ry voilà enfin ! toute ma froideur s'est évanouie. Je suis accahlé, persécuté par ce que .j'ai vu ; j'ai va , je crois , ce que personne n'a vu , ce qu'aucun voyageur n'a peint : les sots ! les âmes glacées ! les harbares ! Quand ils viennent ici , n'ont- ils pas traversé la Toscane , jardin anglais au milieu duquel il y a un temple , c'est-à-dire Florence ? n'ont-ils pas passé , en caravane avec les aigles et les sangliers , les solitudes de cette seconde Italie appelée VÉtaf romain? Pourquoi ces créatures voyagent-elles? Arrivé comme le soleil se couchait, j'ai trouvé toute la population allant se promener dans l'Ara- bie déserte , à la porte de Rome : quelle ville ! quels souve- nirs! 28 juin , onze heures du soir. J'ai couru tout ce jour, veille de la fête de saint Pierre. J'ai déjà \*u le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint- Ange , Saint-Pierre ; que sais-je! j'ai vu l'illu- mination et le feu d'artifice qui annoncent pour demain la grande cérémonie consacrée au prince des apôtres : tandis ' Les letu-es écrites de Florence ue se sont pas retrouvées. 3 24 VOYAGE EN ITALIE. qu'on prétendait me faire admirer un feu placé au haut du Vatican , je regardais l'effet de la lune sur le Tibre , sur ces maisons romaines , sur ces ruines qui pendent ici de toute part. 29 juin. Je sors de Tofûce à Saint-Pierre. Le pape a une figure admirable :.pâle, triste, religieux, toutes les tribulations de rÉglise sont sur son front. La cérémonie était superbe ; dans quelques moments surtout elle était étonnante ; mais chant médiocre , église déserte; point de peuple. 5 juillet 1803. Je ne sais si tous ces bouts de ligne finiront par faire une lettre. Je serais honteux , mon cher ami , de vous dire si peu de chose, si je ne voulais, avant d'essayer de peindre les objets , y voir un peu plus clair. Malheureusement j'entre- vois déjà que la seconde Rome tombe à son tour : tout finit. Sa Sainteté m'a reçu hier; elle m'a fait asseoir auprès d'elle de la manière la plus affectueuse. Elle m'a montré obligeamm.ent qu'elle lisait le Génie du Christianisme , dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince plus simple : ne me prenez pas pour madame de Sévigné. Le se- crétaire d'État, le cardinal Gonsalvi, est un homme d'un es- prit fin et d'un caractère modéré. Adieu. Il faut pourtant mettre tous ces petits papiers à la poste. •«•«»«•• TIVOLI ET LA VILLA ADRIANA <0 décembre 1803. Je suis peut-être le premier étranger qui ait fait la course de Tivoli dans une disposition d'âme qu'on ne porte guère en voyage. INIe voilà seul arrivé à sept heures du soir, 1« 10 décembre, à l'auberge du Temple de la Sibylle. J'occupe VOYAGE EN ITALIE, 325 une petite chambre à rextrémité de l'auberge , en face de la cascade , que j'entends mugir. J'ai essayé d'y jeter un regard ; je n'ai découvert dans la profondeur de l'obscurité que quel- ques lueurs blanches , produites par le mouvement des eaux. Il m'a semblé apercevoir au loin une enceinte formée d'ar- bres et de maisons , et autour de cette enceinte , un cercle de montagnes. Je ne sais ce que le jour changera demain à ce paysage de nuit. Le lieu est propre à la réflexion et à la rêverie : je remonte dans ma vie passée; je sens le poids du présent , et je cher- che à pénétrer mon avenir. Où serai-je, que ferai-je , et que serai-je dans vingt ans d'ici .^ Toutes les fois que Ton descend en soi-même, à tous les vagues projets que l'on forme, on trouve un obstacle invincible, une incertitude causée par une certitude : cet obstacle , cette certitude , est la mort , cette terrible mort qui arrête tout , qui vous frappe vous ou les autres. Est-ce un ami que vous avez perdu ? en vain avez-vous mille choses à lui dire : malheureux , isolé , errant sur la terre, ne pouvant confier vos peines ou vos plaisirs à per- sonne, vous appelez votre ami, et il ne viendra plus soulager vos maux, partager vos joies; il ne vous dira plus : « Vous avez eu tort, vous avez eu raison d'agir ainsi. » Maintenant il vous faut marcher seul. Devenez riche , puissant, célèbre , que ferez-vous de ces prospérités sans votre ami? Une chose atout détruit, la mort. Flots qui vous précipitez dans cette nuit profonde où je vous entends gronder, disparaissez-vous plus vite que les jours de l'homme.^ ou pouvez-vous me dire ce que c'est que l'homme, vous qui avez vu passer tant de générations sur ces bords .^ Ce 11 décembre. Aussitôt que le jour a paru , j'ai ouvert mes fenêtres. ]\Ia première vue de Tivoli dans les ténèbres était assez exacte; mais la cascade m'a paru petite , et les arbres que j'avais cru apercevoir n'existaient point. Un amas de vilaines maisons s'élevait de l'autre côté de la rivière; le tout était enclos de - m>Ka. — T. H. -i^ 3 20 VOYAGE EN ITALIE. montagnes dépouillées. Une vive aurore derrière ces monta- gnes , le temple de Vesta à quatre pas de moi , dominant la grotte de Neptune, m'ont consolé. Immédiatement au-dessus de la chute , un troupeau de bœufs , d'ânes et de chevaux , s'est rangé le long d'un banc de sable : toutes ces bêtes se sont avancées d'un pas dans le Teveroue, ont baissé le cou, et ont bu lentement au courant de l'eau qui passait comme un éclair devant elles , pour se précipiter. Un paysan sabin , vêtu d'une peau de chèvre , et portant une espèce de chlamyde roulée au bras gauche , s'est appuyé sur un bâton et a regardé boire son troupeau ; scène qui contrastait par son immobilité et son silence avec le mouvement et le bruit des flots. Mon déjeuné fini , on m'a amené un guide, et je suis allé me placer avec lui sur le pont de la cascade : j'avais vu la ca- taracte du Niagara. Du pont de la cascade nous sommes des- cendus à la grotte de Neptune , ainsi nommée , je crois, par Yernet. L'Anio, après sa première chute sous le pont, s'en- gouffre parmi des roches, et reparaît dans cette grotte de Neptune , pour aller faire une seconde chute à la grotte des Sirènes. Le bassin de la grotte de Neptune a la forme d'une coupe : j'y ai vu boire des colombes. Un colombier creusé dans le roc, et ressemblant à l'aire d'un aigle plutôt qu'à l'abri d'un pigeon, présente à ces pauvres oiseaux une hospitalité trom- peuse ; ils se croient en sûreté dans ce lieu en apparence inac- cessible , ils y font leur nid ; mais une route secrète y mène : pendant les ténèbres , un ravisseur enlève les petits qui dor- maient sans crainte au bruit des eaux, sous l'aile de leur mère : Observons nido, implumes detraxit. De la grotte de Neptune remontant à Tivoli , et sortant par la porte Angelo ou de l'Abruzze , mon cicérone m'a con- duit dans le pays des S^hm^ ^ pubemque sabellum. J'ai mar- ché à lavai de l'Anio jusqu'à un champ d'oliviers, où s'ouwe une vue pittoresque sur cette célèbre solitude. On aperçoit à la fois le temple de Vesta , les grottes de Neptime et des Si- rènes, et les cascatelles qui sortent d'un des portiques de la VOYAGE E.N ITALIE. 327 viila de Alécène. Une vapeur bleuâtre répandue à travers le paysage en adoucissait les plans. On a une grande idée de Tarchitecture romaine , lorsqu'on songe que ces masses bâties depuis tant de siècles ont passé du senice des hommes à celui des éléments , qu'elles sou- tiennent aujourd'hui le poids et le mouvement des eaux , et sont devenues les inébranlables rochers de ces tumultueuses cascades. Ma promenade a duré six heures. Je suis entré , en revenant à mon auberge , dans une cour délabrée , aux murs de la- quelle sont appliquées des pierres sépulcrales chargées d'ins- criptions mutilées. J'ai copié quelques-unes de ces inscrip- tions : DIS. MA>. ULI^. PAULIN. YIXIT. ANN. X MEXSIBUS. DIE. 3 SEI. DEUS. BEI. DEA. D. M. VICTORIA. FILI.E. QL'M YIXIT. AN XV. PEREGBINA MATER. B. M. F. D. M. Lie IN LA ASELERIO TENIS. Que peut-il y avoir de plus vain que tout ceci ? Je lis sur une pierre les regrets qu'un vivant donnait à un mort ; ce vivant est mort à son tour, et , après deux mille ans , je viens, moi , barbare des Gaules , parmi les ruines de R.ome , étudier ces épitaphes dans une retraite abandonnée , moi , indifférent 328 VOYAGE EN ITALIE. à celui qui pleura comme à celui qui fut pleuré , moi qui d»- main m'éloignerai pour jamais de ces lieux , et qui disparaî- trai bientôt de la terre. Tous ces poètes de Rome qui passèrent à Tibur se plurent à retracer la rapidité de nos jours : Carpe diem , disait Ho- race; Te spectem suprema mihi cum venerit hora, disait Tibulle ; Virgile peignait cette dernière heure : Invalidasque tibi tnidena, heu! non tua, palinas. Qui n'a perdu quelque oi)jpt de son affection? Qui n'a vu se lever vers lui des bras défaillants? Un ami mourant a souvent voulu que son ami lui prît la main pour le retenir dans la vie, tandis qu'il se sentait entraîné par la mort. Heuî non tuai Ce vers de Vir- gile est admirable de tendresse et de douleur. IMalheur à qui n'aime pas les poètes ! je dirais presque d'eux ce que dit Shakspeare des hommes insensibles à l'harmonie. Je retrouvai en rentrant chez moi la solitude que j'avais laissée au dehors. La petite terrasse de l'auberge conduit au temple de Vesta. Les peintres connaissent cette couleur de siècles que le temps applique aux vieux monuments , et qui varie selon les climats : elle se retrouve au temple de Vesta. On fait le tour du petit édifice entre le péristyle et la cclla en une soixantaine de pas. Le véritable temple de la Sibylle contraste avec celui-ci par la forme carrée et le style sévère de son ordre d'architecture. Lorsque la chute de l'Anio était placée un peu plus à droite, comme on le suppose , le temple devait être immédiatement suspendu sur la cascade : le lieu était propre à l'inspiration de la prêtresse et à l'émotion reli- gieuse de la foule. J'ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord, que les brouillards du soir couvraient d'un rideau blanc, sur la vallée du midi , sur l'ensemble du paysage ; et je suis retourné à ma chambre solitaire. A une heure du matin , le vent souf- flant avec violence , je me suis levé , et j'ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel était chargé de nuages; la tem- pête mêlait ses gémissements , dans les colonnes du temple , au bruit de la cascade : on eut cru entendre des voix tristes VOYAGE EN ITALIE. 329 sortir des soupiraux de l'antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l'eau remontait vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche : c'était une véritable apparition. Je me croyais transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique , au milieu d'une nuit d'automne ; les souvenirs du toit paternel effaçaient pour moi ceux des foyers de César : chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé , et où il rentre sans cesse , alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger. Dans quelques heures je vais aller \isiter la villa Jdriana. <2 décembre. La grande entrée de la villa Adriana était à l'Hippodrome, sur l'ancienne voie Tiburtine, à très-peu de distance du tom- beau des Plautius. Une reste aucun vestige d'antiquités dans l'Hippodrome, converti en champs de vignes. En sortant d'un chemin de traverse fort étroit, une allée de cyprès, coupée par la cime, m'a conduit à une méchante ferme, dont l'escalier croulant était rempli de morceaux de porph\Te, de vert antique, de granit, de rosaces de marbre blanc, et de divers ornements d'architecture. Derrière cette ferme se trouve le théâtre romain, assez bien conservé : c'est un demi-cercle composé de trois rangs de sièges. Ce demi-cer- cle est fermé par un mur en ligne droite qui lui sert comme de diamètre; l'orchestre et le théâtre faisaient face à la loge de l'empereur. Le fils de la fermière, petit garçon presque tout nu, âgé d'environ douze ans, m'a montré la loge et les chambres des acteurs. Sous les gradins destinés aux spectateurs, dans un endroit où l'on dépose les instruments du labourage, j'ai m le torse d'un Hercule colossal, parmi des socs, des herses et des râteaux : les empùres naissent de la charrue et disparais- sent sous la charrue. L'intérieur du théâtre sert de basse-cour et de jardin à la ferme : il est planté de pruniers et de poiriers. Le puits que Ton a creuséau miheu est accompagné de deux piUers qui por- tent le5 seaux : un de ces piliers est composé de boue séchée 28. 330 VOYAGE EN ITALIE. et de pierres entassées au hasard, l'autre est fait d'un beau tronçon de colonne cannelé ; mais pour dérober la magnifi- cence de ce second pilier, et le rapprocher de la rusticité du premier, la nature a jeté dessus un manteau de lierre. Un troupeau de porcs noirs fouillait et bouleversait le gazon qui recou^Te les gradins du théâtre : pour ébranler les sièges des maîtres de la terre, la Providence n'avait eu besoin que de faire croître quelques racines de fenouil entre les jointures de ces sièges, et de livrer l'ancienne enceinte de l'élégance romaine aux immondes animaux du fidèle Eumée. Du théâtre, en montant par l'escalier de la ferme, je suis aiTivé à la Falestrine, semée de plusieurs débris. La voûte d'une salle conserve des ornements d'un dessin exquis. Là commence le vallon appelé par Adrien la vallée de Tempe : Est nemus ^Emoniae , prœrupta quod undique claudit Sylva. J'ai "VU à Stowe, en Angleterre, la répétition de cette fan- taisie impériale; mais Adrien avait taillé son jardin anglais en homme qui possédait le monde. Au bout d'un petit bois d'ormes et de chênes-verts, on aperçoit des ruines qui se prolongent le long de la vallée de Tempe, doubles et triples portiques, qui servaient à soutenir les terrasses des fabriques d'Adrien. La vallée continue à s'é- tendre à perte de vue vers le midi ; le fond en est planté de roseaux, d'oliviers et de cyprès. La colline occidentale du val- lon, figurant la chaîne de l'Olympe, est décorée par la masse du Palais, de la Bibliothèque, des Hospices, des temples d'Hercule et de Jupiter, et par les longues arcades festonnées de lierre, qui portaient ces édifices. Une colline parallèle, mais moins haute, borde la vallée à l'orient : derrière cette colline s'élèvent en amphithéâtre les montagnes de Tivoli, qui devaient représenter VOssa. Dans un champ d'oliviers, un coin de mur de la villa de Brutus fait le pendant des débris de la villa de César La li- VOYAGE EN ITALIE. 33 | berte dort en paix avec le despotisme : le poignard de Tune et la hache de l'autre ne sont plus que des fers rouilles ensevelis sous les mêmes décombres. De l'immense bâtiment qui, selon la tradition, était consa- cré à recevoir les étrangers, on parvient, en traversant des salles ouvertes de toutes parts, à l'emplacement de la Biblio- thèque.Là commenceundédalederuines entrecoupées déjeu- nes taiilis, de bouquets de pins, de champs d'oliviers, de plan- tations diverses, qui charment les yeux et attristent le cœur. Un fragment, détaché tout à coup de la voûte de la Biblio- thèque, a roulé à mes pieds , comme je passais : un peu de poussière s'est élevé ; quelques plantes ont été déchirées et entraînées dans sa chute. Les plantes renaîtront demain ; le bruit et la poussière se sont dissipés à l'instant : voilà ce nou- veau débris couché pour des siècles auprès de ceux qui pa- raissaient l'attendre. Les empires se plongent de la sorte dans l'éternité, oii ils gisent silencieux. Les hommes ne ressem- blent pas mal aussi à ces ruines qui viennent tour à tour joncher la terre : la seule différence qu'il y ait enti'e eux, comme enti-e ces ruines, c'est que les uns se précipitent de- vant quelques spectateurs, et que les autres tombent sans té- moins. J'ai passé de la Bibliothèque au cirque du Lycée : on ve- nait d'y couper des broussailles pour faire du feu. Ce cirque est appuyé contre le temple des Stoïciens. Dans le passage qui mène à ce temple, en jetant les yeux derrière moi, j'ai aperçu les hauts murs lézardés de la BibUothèque, lesquels dominaient les murs moins élevés du cirque. Les premiers, à demi cachés dans des cimes d'oliviers sauvages, étaient eux-mêmes domines d'un énorme pin à parasol, et au-dessus de ce pin s'élevait le dernier pic du mont Calva, coifte d'un nuage. Jamais le ciel et la terre, les ouvrages de la nature et ceux des hommes, ne se sont mieux mariés dans un tableau. Le temple des Stoïciens est peu éloigné de la Place d'Ar- mes. Par l'ouverture d'un portique, on découNTC, comme dans une optique, au bout d'une avenue d'oliviers et de cyprès, la 332 VOYAGE EN ITALIE. montagne de Palomba, couronnée du premier village de la Sabine. A gauche du Pœcile, et sous le Pœcile même, on descend dans les Cenlo-Cellœ. des gardes prétoriennes : ce sont des loges voûtées de huit pieds à peu près en carré, à deux, trois et quatre étages, n'ayant aucune communication entre elles, et recevant le jour par la porte. Un fossé règne le long de ces cellules militaires, où il est probable qu'on entrait au moyen d'un pont mobile. Lorsque les cent ponts étaient abaissés, que les prétoriens passaient et repassaient sur ces ponts, cela devait offrir un spectacle singulier, au milieu des jardins de l'empereur philosophe qui mit un dieu de plus dans l'Olympe. Le laboureur du patrimoine de saint Pierre fait au- jourd'hui séclier sa moisson dans la caserne du légionnaire romain. Quand le peuple-roi et ses maîtres élevaient tant de monuments fastueux, ils ne se doutaient guère qu'ils bâtis- saient les caves et les greniers d'un chevrier de la Sabine et d'un fermier d'Albano. Après avoir parcouru une partie des Cento-Cellx, j'ai mis un assez long temps à me rendre dans l'a partie du jardin dé- pendante des Thermes des femmes : là, j'ai été surpris par la pluie'. Je me suis souvent fait deux questions au milieu des ruines romaines : les maisons des particuliers étaient composées d'une multitude de portiques, de chambres voûtées, de cha- pelles, de salles, de galeries souterraines, de passages obs- curs et secrets : à quoi pouvait servir tant de logement pour un seul maître .^ Les offices des esclaves, des hôtes, des clients, étaient presque toujours construites à part. Pour résoudre cette première question, je me figure le ci- toyen romain dans sa maison comme une espèce de re- ligieux qui s'était bâti des cloîtres. Cette vie intérieure, indiquée par la seule forme des habitations , ne serait-elle point une des causes de ce calme qu'on remarque dans les écrits des anciens.-* Cicéron retrouvait, dans les longues ' Voyez ci-après la lettre sur Rome , à M. de Fontanes, VOYAGE EN ITALIE. 333 galeries de ses habitations, dans les temples domestiques qui y étaient cachés, la paL\ qu'il avait perdue au commerce des hommes. Le jour même que Ton recevait dans ces demeures semblait porter à la quiétude. Il descendait presque toujours de la voûte ou des fenêtres , percées très-haut ; cette lumière perpendiculaire, si égale et si tranquille, avec laquelle nous éclairons nos salons de peinture, servait, si j'ose m'exprimer ainsi, servait au Romain à contempler le tableau de sa vie. >'ous, il nous faut des fenêtres sur des rues, sur des marchés et des carrefours. Tout ce qui s'agite et fait du bruit nous plaît; le recueillement, la gra^ité, le silence, nous ennuient. La seconde question que je me fais est celle-ci : Pourquoi tant de monuments consacrés aux mêmes usages ? on voit in- cessamment des salles pour des bibliothèques, et il y avait peu de livres chez les anciens . On renconti'e à chaque pas des Ther- mes : les Thermes deTséron, de Titus, de Caracalla, deDio- clétien, etc. Quand Rome eût été trois fois plus peuplée qu'elle ne l'a jamais été, la dixième partie de ces bains aurait suffi aux besoins publics. Je me réponds qu'il est probable que ces monuments fu- rent, dès l'époque de leur érection , de véritables ruines et des lieux délaissés. Un empereur renversait ou dépouillait les ouvrages de son devancier, afin d'entreprendre lui-même d'autres édifices, que son successeur se hâtait à son tour d'a- bandonner. Le sang et les sueurs des peuples furent employés aux inutiles travaux de la vanité d'un homme jusqu'au jour où les vengeurs du monde, sortis du fond de leurs forêts, vinrent planter l'humble étendard de la croLx sur ces monu- ments de l'orgueil. La pluie passée, j'ai visité le Stade, pris connaissance du temple de Diane, en face duquel s'élevait celui de Vénus, et j'ai pénétré dans les décombres du Palais de l'Empereur. Ce qu'il y a de mieux conservé dans cette destruction informe, est une espèce de souterrain ou de citerne formant un carré, sous la cour même du palais. Les murs de ce souterrain étaient 334 VOYAGE EN ITALIE. doubles : chacun des deux murs a deux pieds et demi d'épais* seur, et l'intervalle quiles sépare est de deux pouces. Sorti du palais, je l'ai laissé sur la gauche derrière moi, en m'avançant à droite vers la campagne romaine. A travers un champ de blé semé sur des caveaux, j'ai abordé les Thermes, connus encore sous le nom de Chambres des philosophes ou de Salles prétoriennes : c'est une des ruines les plus impo- santes de toute la villa. La beauté, la hauteur, la hardiesse et la légèreté des voûtes, les divers enlacements des portiques qui se croisent, se coupent ou se suivent parallèlement, le paysage qui joue derrière ce grand morceau d'architecture, produisent un effet surprenant. La villa Adriana a fourni quelques restes précieux de peinture. Le peu d'arabesques que j'y ai vues est d'une grande sagesse de composition, et d'un dessin aussi déhcat que pur. La INaumachie se trouve derrière les Thermes, bassin creusé de main d'homme, où d'énormes tuyaux, qu'on voit encore, amenaient des fleuves. Ce bassin, maintenant à sec, était rem- pli d'eau, et Ton y figurait des batailles navales. On sait que, dans ces fêtes, un ou deux milliers d'hommes s'égorgeaient quelquefois, pour divertir la populace romaine. Autour de la Naumachie s'élevaient des terrasses destinées aux spectateurs : ces terrasses étaient appuyées par des porti- ques qui servaient de chantiers ou d'abris aux galères. Un temple imité de celui de Sérapis en Egypte ornait cette scène. La moitié du grand dôme de ce temple est tombée. A la vue de ces piliers sombres, de ces cintres concentriques, de ces espèces d'entonnoirs où mugissait l'oracle, on sent qu'on n'habite plus l'Italie et la Grèce, que le génie d'un autre peuple a présidé à ce monument. Un vieux sanctuaire offre, sur ses murs verdâtres et humides, quelques traces du pinceau. Je ne sais quelle plainte errait dans l'édifice aban- donné. J'ai gagné de là le temple de Pluton et de Proserpine, vul- gairement appelé l'Entrée de l'Enfer. Ce temple est mainte- VOYAGE EN ITALIE. 33.5: nant la demeure d'un vigneron ; je n'ai pu y pénétrer ; le maî- tre comme le dieu n'y était pas. Au-dessous de l'Entrée de l'Enfer s'étend un vallon appelé le J'allon du Palais : on pourrait le prendre pour l'Elysée. En avançant vers le midi , et suivant un mur qui soutenait les terrasses attenantes au temple de Pluton, j'ai aperçu les dernières ruines de la villa, situées à plus d'une lieue de distance. Revenu sur mes pas, j'ai voulu voii' l'Académie, formée d'un jardin, d'un temple d'Apollon, et de divers bâtiments destinés aux philosophes. Un paysan m'a ouvert une porte pour passer dans le champ d'un autre propriétaire, et je me suis trouvé à l'Odéon et au théâtre grec : celui-ci est assez bien conservé quant à la forme. Quelque génie mélodieux était sans doute resté dans ce lieu consacré à l'harmonie, car j'y ai entendu sifûer le merle le 12 décembre : une troupe d'enfants occupée à cueillir les olives faisait retentir de ses chants des échos qui peut-être avaient répété les vers de Sophocle et la musique de Timothée. Là s'est achevée ma course, beaucoup plus longue qu'on ne la fait ordinairement : je devais cet hommage à un prince voyageur. On trouve plus loin le grand portique, dont il reste peu de chose ; plus loin encore , les débris de quelques bâti- ments inconnus; enfin, les Colle di San Slephano , où se termine la villa , portent les ruines du Pr\tané.e. Depuis l'Hippodrome jusqu'au Prytanée, la rz7/a Jdriana occupait les sites connus à présent sous le nom de Rocca bruna, Palazza, Aqua fera, et les Colle di San Stephano. Adrien fut un prince remarquable, mais non un des plus grands empereurs romains ; c'est pourtant un de ceux dont on se sonnent le plus aujourd'hui. 11 a laissé partout ses traces : une muraille célèbre dans la Grande-Bretagne, peut- être l'arène de Mmes et le pont du Gard dans les Gaules, des temples en Ég\-pte, des aqueducs à Troye, une nouvelle ville à Jérusalem et à Athènes, un pont oii l'on passe encore, et une foule d'autres monuments à Rome, attestent le goût, l'activité et la puissance d'Adrien II était lui-même poète, 336 VOYAGE EN ITALIE. peintre et architecte. Sou siècle est celui de la restauration des arts. La destinée du Mole Jdriani est singulière : les ornements de ce sépulcre servirent d'armes contre les Goths. La civili- sation jeta des colonnes et des statues à la tête de la barbarie, ce qui nempêcha pas celle-ci d'entrer. Le mausolée est devenu la forteresse des papes; il s'estâussi converti en une prison ; ce n'est pas mentir à sa destination primitive. Ces vastes édi- fices élevés sur les cendres des hommes n'agrandissent point les proportions du cercueil : les morts sont dans leur loge sépulcrale comme cette statue assise dans un temple trop pe- tit d'Adrien ; s'ils voulaient se lever, ils se casseraient la tête contre la voûte. Adrien, en arrivant au trône, dit tout haut à l'un de ses ennemis : « Vous voilà sauvé. " Le mot est magnanime. iMais on ne pardonne pas au génie comme on pardonne à la poli- tique. Le jalolix Adrien, en voyant les chefs-d'œuvre d'Apol- lodore, se dit tout bas : « Le voilà perdu ; » et l'artiste fut tué. Je n'ai pas quitté la villa Adrlana sans remplir d'abord mes poches de petits fragments de porphyre, d'albâtre, de vert antique, de morceaux de stuc peint et de mosaïque; ensuite j'ai tout jeté. Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu'il est probable que rien ne m'y ramènera. On meurt à chaque mo- ment pour un temps, une chose, une personne qu'on ne re- verra jamais : la vie est une mort successive. Beaucoup de voyageurs, mes devanciers, ont écrit leurs noms sur les mar- bres de la villa Adriana ; ils ont espéré prolonger leur exi.s- tence, en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis queje m'efforçais de lire un de ces noms nouvellement crayonné, et que je croyais re- connaître, un oiseau s'est envolé d'une touffe de lierre; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée; le nom a disparu. A demain la villa d'Est '. ' Voyez ci-aprc3 la Lettre sur Rome. VOYAGE EN ITALIE. 837 LE VATICAN. J'ai visité le Vatican à une heure. Beau jour, soleil brillant, air extrêmement doux. Solitude de ces grands escaliers, ou plutôt de ces rampes où Ton peut monter avec des mulets ; solitude de ces galeries ornées des chefs-d'œuvre du génie, où les papes d'autrefois passaient avec toutes leurs pompes ; solitude de ces Loges que tant d'artistes célèbres ont étudiées, que tant d'hommes illus- tres ont admirées : le Tasse, Arioste, Montaigne, ;Milton, Montesquieu, des reines, des rois ou puissants ou tombés, et tous ces pèlerins de toutes les parties du monde. Dieu débrouillant le chaos. J'ai remarqué Fange qui suit Lot et sa femme. Belle vue de Frascati par-dessus Rome, au coin ou au coude de la galerie. Entrée dans les Chambres. — Bataille de Constantin : le tyran et son cheval se noyant. Saint Léon arrêtant Attila. Pourquoi Raphaël a-t-il donné un air fier et non religieux au groupe chrétien? Pour expri- mer le sentiment de l'assistance divine. Le Saint-Sacrement, premier ouvrage de Raphaël : froid, nulle piété, mais disposition et figures admirables. Apollon, les Cluses et les Poètes. — Caractère des poètes bien exprimé. Singulier mélange. Héhodore chassé du temple. — Un ange remarquable, une figure de femme céleste, imitée par Girodet dans son Ossian. L'incendie du bourg. — La femme qui porte un vase : co- piée sans cesse. Contraste de l'homme suspendu et de l'homme qui veut atteindre l'enfant : l'art trop visible. Toujours la femme et l'enfant rendus mille fois par Raphaèl, et toujours excellemment. L'École d'Athènes : j'aime autant le carton. Saint Pierre délivré. — Effet des trois lumières, cité par- tout. Bibliothèque : porte de fer, hérissée de pointes ; c'est bien 29 338 VOYAGE EN ITALIE, la porte de la science. Armes d'un pape : trois abeilles ; sym- bole beureux. Magnifique vaisseau : livres invisibles. Si on les commu- niquait , on pourrait refaire ici l'histoire moderne tout en- tière. 3fusée chrétien. — Instruments de martyre : griffes de fer pour déchirer la peau, grattoir pour l'enlever, martinets de fer, petites tenailles : belles antiquités chrétiennes ! Comment souffrait-on autrefois ? comme aujourd'hui, témoin ces instru- ments. En fait de douleurs, l'espèce humaine est station- na ire. Lampes trouvées dans les catacombes. — Le christianisme commence à un tombeau ; c'est à la lampe d'un mort qu'on a pris cette lumière qui a éclairé le monde. — Anciens cali- ces , anciennes croix , anciennes cuillères pour administrer la communion. Tableaux apportés de Grèce pour les sauver des iconoclastes. Ancienne figure de Jésus-Christ , reproduite depuis par les peintres ; elle ne peut guère remonter au delà du huitième siècle. Jésus-Christ était-il le plus beau des hommes y ou était-il laid ? Les Pères grecs et les Pères latins se sont par- tagés d'opinion : je tiens pour la beauté. Donation à l'Église sur papyrus : le monde recommence ici. Musée antique. — Chevelure d'une femme trouvée dans un tombeau. Est-ce celle de la mère des Gracques ? est-ce celle de Délie, de Cinthie, de Lalagé ou de Lycinle, dont Mécène, si nous en croyons Horace, n'aurait pas voulu changer un seul cheveu contre toute l'opulence d'un roi de Phrygie : Aut pinguis Phrygiœ Mygdonias opes Pcrmutare velis criiie Lyciniœ? Si quelque chose emporte l'idée de la fragilité , ce sont les cheveux d'une jeune femme , qui furent peut-être l'objet de l'idolâtrie de la plus volage des passions ; oi; pourtant ils ont VOYAGE EN ITALIE. 33;^ sui'vécu à l'empire romain. La mort, qui brise toutes les chaînes, n'a pu rompre ce léger roseau. Belle colonne torse d'albâtre. Suaire d'amiante retiré d'un sarcophage : la mort n'en a pas moins consumé sa proie. Vase étrusque. Qui a bu à cette coupe? uii mort. Toutes les choses , dans ce musée , sont trésor du sépulcre , soit qu'elles aient servi aux rites des funérailles , ou qu'elles aitnt appartenu aux fonctions de la vie. MUSÉE CAPITOLLX. •23 décembre 1803. La Colonne Milliaire. Dans la cour, les pieds et la tète d'un colosse : l'a-t-onfait exprès? Dans le Sénat , noms des sénateurs modernes ; Louve frap- pée de la foudre ; Oies du Capitole : Tous les siècles y sont ; on y voit tous les temps ; Là sont les devanciers avec leurs descendants. Mesm-es antiques de blé , d'huile et def vin , en forme d'au- tel , avec des têtes de lion. Peintures représentant les premiers événements de la répu- blique romaine. Statue de Virgile : contenance rustique et mélancolique , front gi-ave, yeux inspirés, rides ckculaires partant des narines et venant se terminer au menton , en embrassant la joue. Qcéron : une certaine régularité, avec une expression de légèreté ; moins de force de caractère que de philosophie , autant d'esprit que d'éloquence. L'Alcibiade ne m'a point frappé par sa beauté ; il a du sot et du niais. Un jeune Mithridate ressemblant à un Alexandre. Fastes consulaires antiques et modernes. Sarcophage d'Alexandre Sévère et de sa mère. Bas-relief de Jupiter enfant dans l'île de Crète : admirable. 340 VOYAGE EN ITALIE. Colonne d'albâtre oriental , la plus belle connue. Plan antiq'de de Rome sur un marbre : perpétuité de la ville éternelle. Buste d'Aristote : quelque chose d'intelligent et de fort. Buste de Caracalla : œil contracté; nez et bouche pointus ; Tair féroce et fou. Buste de Domitien : lèvres serrées. Buste de Néron : visage gros et rond , enfoncé vers les yeux , de manière que le front et le menton avancent ; Tair d'un esclave grec débauché. Bustes d'Agrippine et de Germanicus : la seconde figure longue et maigre ; la première , sérieuse. Buste de Julien : front petit et étroit. Buste de Marc-Aurèle : grand front, œil élevé vers le ciel, ainsi que le sourcil. Buste de Vitellius : gros nez, lèvres minces, joues bouf- fies , petits yeux , tête un peu abaissée, comme le porc. Buste de César : figure maigre , toutes les rides profondes , l'air prodigieusement spirituel , le front proéminent entre les yeux , comme si la peau était amoncelée et coupée d'une ride perpendiculaire ; sourcils surbaissés et touchant l'œil ; la bou- che grande et singulièrement expressive; on croit qu'elle va par- ler , elle sourit presque ; le nez saillant, mais pas aussi aqui- lin qu'on le trace ordinairement: les tempes aplaties comme chez Buonaparte; presque point d'occiput; le menton rond et double ; les narines un peu fermées : figure d'imagination et de génie. Un bas-relief : Endymion dormant assis sur un rocher ; sa tête est penchée dans sa poitrine, et un peu appuyée sur le bois de sa lance, qui repose sur son épaule gauche; la main gauche jetée négligemment sur cette lance, tient à peine la laisse d'un chien qui, planté sur ses pattes de der- rière , cherche à regarder au-dessus du rocher. C'est un des plus beaux bas-reliefs connus ^ Des fenêtres du Capitole on découvre tout le Forum , les • J'ai fait usage de cette po.te dans les Martyrs. VOYAGE EN ITALIE. 341 temples de la Fortune et de la Concorde , les deux colonnes da temple de Jupiter Stator , les Rostres, le temple de Faus- tine , le temple du Soleil , le temple de la Paix , les ruines du palais doré de Néron , celles du Colisée, les arcs de triomphe de Titus , de Septime Sévère , de Constantin ; vaste cimetière des siècles , avec leurs monuments funèbres , portant la date de leur décès. GALERIE DORIA. Gaspard Poussin : grand paysage. Vues de IN'aples. Fron- tispice d'un temple en ruine dans une campagne. Cascade de Tivoli et temple de la Sibylle. Paysage de Claude Lorrain. Une fuite en Egypte, du même ; la Vierge, arrêtée au bord d'un bois, tient l'Enfant sur ses ge- noux; un Ange présente des mets à l'Enfant, et saint Jo- seph ôte le bât de l'àne; un pont dans le lointain , sur lequel passent des chameaux et leurs conducteurs ; un horizon où se dessinent à peine les édifices d'une grande ville : le calme de la lumière est merveilleux. Deux autres petits paysages de Claude Lorrain , dont l'un représente une espèce de mariage patriarcal dans un bois : c'est peut-être l'ouvrage le plus fini de ce grand peintre. Une fuite en Egypte, de Nicolas Poussin : la Vierge et l'Enfant, portés sur un âne que conduit un ange, descen- dent d'une colline dans un bois; saint Joseph suit : le mou- vement du veut est marqué sur les vêtements et sur les ar- bres. Plusieurs paysages du Dominiquin : couleur vive et bril- lante ; les sujets riants ; mais en général un ton de verdure cru et une lumière peu vaporeuse, peu idéale. Chose singu- lière ! ce sont des yeux français qui ont mieux vu la lumière de l'Italie. Paysage d'Annibal Carrache : grande vérité , mais point d'élévation de style. Diane etEndvmion , de Rubens : l'idée est heureuse. En- 342 VOYAGE EN ITALIE. dymion est à peu près endormi dans la position du beau bas- relief du Capitule ; Diaue suspendue dans l'air appuie légère- ment une main sur l'épaule du chasseur , pour donner à ce- lui-ci un baiser sans l'éveiller; la main de la déesse de la nuit est d'une blancheur de lune , et sa tête se distingue à peine de l'azur du firmament. Le tout est bien dessiné; mais quand Rubens dessine bien , il peint mal : le grand coloriste perdait sa palette quand il retrouvait son crayon. Deux têtes, par Raphaël. Les quatre Avares, par Albert Durer. Le Temps arrachant les plumes de l'Amour , du Titien ou de l'Albane : maniéré et froid ; une chair toute vivante. Noces Aldobrandines , copie de Nicolas Poussin : dix figu- res sur un même plan , formant trois groupes de trois , qua- tre et trois figures. Le fond est une espèce de paravent gris à hauteur d'appui ; les poses et le dessin tiennent de la simpli- cité de la sculpture ; on dirait d'un bas-relief. Point de ri- chesse de fond , point de détails , de draperies , de meubles , d'arbres; point d'accessoire quelconque, rien que les per- sonnages naturellement groupés. PROMENADE DANS ROME, AU CLAIR DE LUNE. 24 décembre 1803. Du haut de la Trinité du Mont , les clochers et les édifices lointains paraissent comme les ébauches effacées d'un peintre» ou comme des côtes inégales vues de la mer, du bord d'un vaLsseau à l'ancre. Ombre de l'obélisque : combien d'hommes ont regardé cette ombre en Egypte et à Piome ? Trinité du iNlont déserte : un chien aboyant dans cette re- traite des Français. Une petite lumière dans la chambre éle- vée de la villa Mcdicis. Le Cours : calme et blancheur des bâtiments , profondeur VOYAGE EN ITALIE. 343 des ombres transversales. Place Colonne : colonne Antonine à moitié éclairée. Panthéon : sa beauté au clair de la lune. Colisée : sa grandeur et son silence à cette même clarté. Saint-Pierre : effet de la lune sur son dôme, sur le Vatican, sur l'obélisque , sur les deux fontaines , sur la colonnade cir- culaire. Une jeune femme me demande Taumone ; sa tête est en- veloppée dans son jupon relevé; lajjoveriîia ressemble aune madone : elle a bien choisi le temps et le lieu. Si j'étais Ra- phaël , je ferais un tableau. Le Romain demande, parce qu'il meurt de faim; il n'importune pas, si on le refuse; comme ses ancêtres , il ne fait rien pour vi\Te : il faut que son sénat ou son prince le nourrisse. Rome sommeille au milieu de ces ruines. Cet astre de la nuit , ce globe que l'on suppose un monde fini et dépeuplé , promène ses pâles solitudes au-dessus des solitudes de Rome ; il éclaire des rues sans habitants , des enclos , des places , des jardins où il ne passe personne, des monastères où l'on n'entend plus la voix des cénobites , des cloîtres qui sont aussi déserts que les portiques du Colisée. Que se passait-il , il y a dix-huit siècles , à pareille heure et aux mêmes lieux ? jN^on-seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italie est encore bien marquée à Rome : si la Rome moderàe montre son Saint-Pierre et tous ses chefs-d'œuvre , la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et tous ses dé- bris ; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls et ses empereurs , l'autre amène du Vatican la longue suite de ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière , Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux , et Rome chrétienne redescend peu à peu dans les catacombes d'où elle est sortie. Tai dans la tête le sujet d'une vingtaine de lettres sur l'I- talie , qui peut-être se feraient lire , si je parvenais à rendre mes idées telles que je les conçois : mais les jours s'en vont, 344 VOYAGE EN ITALIE. et le repos me manque. Je me sens comme un voyageur qui, forcé de partir demain , a envoyé devant lui ses bagages. Les bagages de l'homme sont ses illusions et ses années ; il en re- met , à chaque minute , une partie à celui que l'Écriture ap- pelle un courrier rapide : le Temps ^ VOYAGE DE NAPLES. Terracine, 31 décembre. Voici les personnages , les équipages , les choses et les ob- jets que l'on rencontre pêle-mêle sur les routes de l'Italie : des Anglais et des Russes qui voyagent à grands frais daus •de bonnes berlines , avec tous les usages et les préjugés de leurs pays ; des familles italiennes qui passent dans de vieil- les calèches pour se rendre économiquement aux vendanges; des moines à pied , tirant par la bride une mule rétive char- gée de reliques ; des laboureurs conduisant des charrettes que traînent de grands bœufs , et qui portent une petite image de la Vierge élevée sur le timon au bout d'un bâton ; des paysannes voilées ou les cheveux bizarrement tressés , jupon court de couleur tranchante , corsets ouverts aux ma- melles , et entrelacés avec des rubans, colliers et bracelets de coquillages ; des fourgons attelés de mulets ornés de sonnet- tes , de plumes et d'étoffe rouge ; des bacs , des ponts et des moulins; des troupeaux d'ânes, de chèvres, de moutons; des voiturins, des courriers , la tête enveloppée d'un réseau comme les Espagnols ; des enfants tout nus ; des pèlerins , des mendiants, des pénitents blancs ou noirs; des militai- res cahotés dans de méchantes carrioles; des escouades de gendarmerie ; des vieillards mêlés à des femmes. L'air de * De celte vingtaine de lettres que j'avais dans la tête, je n'en ai écrit qu'une seule, la lettre sur Rome, à M. de Fontanes. Les divers fragments (in'on vient de lire et qu'on va lire devaient former le texte des autres lettres; mais j'ai achevé de décrire Rome et Naples dans le quatrième et dans le cinquième livre des Martyrs. II ne manque donc à tout C€ que je voulais dire sur l'Italie que la pai-tiehistorique et politique. VOYAGE EN ITALIE. S45 bienveillance est grand, mais grand est aussi l'air de curio- sité ; on se suit des yeux tant qu'on peut se voir, comme si on voulait se parler, et Ton ne se dit mot. Dix heures du soir. J'ai ouvert ma fenêtre : les flots venaient expirer au pied des murs de l'auberge. Je ne revois jamais la mer sans un mouvement de joie et presque de tendresse. GaéteJ" janvier 1804. Encore une année écoulée ! En sortant de Fondi, j'ai salué le premier verger d'oran- gers : ces beaux arbres étaient aussi cbargés de fruits mûrs que pourraient l'être les pommiers les plus féconds de la Normandie. Je trace ce peu de mots à Gaëte , sur un balcon, à quatre heures *du soir , par un soleil superbe , ayant en vue la pleine mer. Ici mourut Cicéron , dans cette patrie , comme il le dit lui-même , qu'il avait sauvée : Moriar in patria .sœpe servata. Cicéron fut tué par un homme qu'il avait ja- dis défendu ; ingratitude dont l'histoire fourmille. Antoine reçut au Forum la tête et les mains de Cicéron; il donna une couronne d'or et une somme de 200,000 livres à l'assassin ; ce n'était pas le prix de la chose : la tête fut clouée à la tri- bune publique, entre les deux mains de l'orateur. Sous Néron on louait beaucoup Cicéron ; on n'en parla pas sous Auguste. Du temps de Ts^éron, le crime s'était perfectionné; les vieux assassinats du divin Auguste étaient des vétilles , des essais , presque delïnnocence, au milieu des forfaits nouveaux. D'ail- leurs on était déjà loin de la liberté ; on ne savait plus ce que c'était : les esclaves qui assistaient aux jeux du cirque allaient-ils prendre feu pour les rêveries des Caton et des Brutus .^ Les rhéteurs pouvaient donc , en toute sûreté de ser- vitude, louer le paysan d'Arpinum. INéron lui-même aurait été homme à débiter des harangues sur l'excellence de la li- berté; et si le peuple romain se fût endormi pendant ces ha- rangues , comme il est à croire, son maître, selon la coutume. 346 VOYAGE E.\ ITALIE. l'eût fait réveiller à coups de bâton, pour le forcer d'ap- plaudir. Naples, 2 janvier. Le duc d'Anjou, roi de Naples, frère de saint Louis , fit mettre à mort Conradin , légitime héritier de la couronne de Sicile. Conradin sur l'échafaudjeta son gant dans la foule : qui le releva? Louis XVI, descendant de saint Louis. Le royaume des Deux-Siciles est quelque chose d'à part en Italie : Grec sous les anciens Romains , il a été Sarrasin , Normand , Allemand , Français , Espagnol , au temps des Romains nouveaux. L'Italie du moyen âge était l'Italie des deux grandes fac- tions guelfe et gibeline, l'Italie des rivalités républicaines et des petites t}Tannies ; on n'y entendait parler que de cri- mes et de liberté; tout s'y faisait à la pointe du poignard. Les aventures de cette Italie tenaient du roman : qui ne sait Ugolin , Françoise de Rimini , Roméo et Juliette , Othello ? Les doges de Gènes etde Venise, les princes de Vérone, de Fer- rare et de ]Milan , les guerriers , les navigateurs , les écrivains, les artistes, les marchands de cette Italie, étaient des hommes de génie : Grimaldi, Fregose, Adorni, Dandolo, Marin Zeno , :\Iorosini , Gradenigo , Scaligieri , Visconti , Doria , Trivulce, Spinola, Zeno, Pisani, Christophe Colomb, Americ Ves- puce , Gabato , le Dante , Pétrarque , Boccace , Arioste, Ma- chiavel, Cardan, Pomponace, Achellini, Érasme, Politien, Michel- Ange , Pérugin , Raphaël , Jules Romain , Domini- quin, Titien, Caragio, les Médicis ; mais, dans tout cela, pas un chevalier, rien de l'Europe transalpine. A Naples, au contraire, la chevalerie se mêle au carac- tère italien , et les prouesses aux émeutes populaires ; Tan- crède et le Tasse , Jeanne de Naples et le bon roi Piené, qui ne régna point, les Vêpres Siciliennes , Mazaniel et le der- nier duc de Guise , voilà les Deux-Siciles. Le souffle de la Grèce vient aussi expirer à Naples ; Athènes a poussé ses frontières jusqu'à Pœstum; ses temples et ses tombeaux VOYAGE EN ITALIE. 347 forment une ligne au dernier horizon d'un ciel enchanté. Je n'ai point été frappé de îsaples en arrivant : depuis Capoue et ses délices jusqu'ici, le pays est fertile, mais peu pittoresque. On entre dans Naples presque sans la voir, par un chemin assez creux ». 3 janvier <804. Visité le INIusée, Statue d'Hercule, dont il y a des copies partout : Hercule en repos appuyé sur un tronc d'arbre ; légèreté de la massue. Vénus : beauté des formes; draperies mouillées. Buste de Scipion l'Africain. Pourquoi la sculpture antique est-elle supérieure ^ à la sculpture moderne , tandis que la peinture moderne est vai- semblablement supérieure , ou du moins égale à la peinture antique? Pour la sculpture, je réponds : * Les habitudes et les mœurs des anciens étaient plus graves que les nôtres , les passions moins turbulentes. Or la sculp- ture , qui se refuse à rendre les petites nuances et les petit>> mouvements , s'accommodait mieux des poses tranquilles et de la physionomie sérieuse du Grec et du Romain. De plus, les draperies antiques laissaient voir en partie le nu : ce nu était toujours ainsi sous les yeux des artistes , tan- dis qu'il n"est exposé qu'occasionnellement aux regards du sculpteur moderne : enfin les formes humaines étaient plus belles. Pour la peinture , je dis : ' On peut, si l'on veut, ne plus suivre l'ancienne route. Sous la dernière domination française, une autre entrée a été ouverte, et l'on a tracé un beau chemin autour de la colline du Pausih-pe. 2 Cette assertion, généralement vraie, admet pourtant d'assez nombreuses exceptions. La statuaire antique n'a rien qui surpasse les cariatides du Louvre, de Jean Goujon. Nous avons tous les jours sous les yeux ces chefs-d'œuvre , et nous ne les regardons pas. L'Apollon a été beaucoup trop vanté : les métopes du Parthénon offrent seuls la sculpture grecque dans sa perfection. Ce que j'ai dit des arts dans le Génie du Christianisme est étriqué, et souvent faux. A cette époque je n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce , ni l'Egypte. 348 VOYAGE EN ITALIE. La peinture admet beaucoup de mouvement dans les at- titudes; conséquemmeiit la manière, quand malheureuse- ment elle est sensible , nuit moins aux grands effets du pin- ceau. Les règles de la perspective, qui n'existent presque point pour la sculpture , sont mieux entendues des modernes qu'el- les ne l'étaient des anciens. On connaît aujourd'hui un plus grand nombre de couleurs ; reste seulement à savoir si elles sont plus vives et plus pures. Dans ma revue du Musée , j'ai admiré la mère de Raphaël , peinte par son fils : belle et simple , elle ressemble un peu à Raphaël lui-même , comme les Vierges de ce génie divin res- semblent à des anges. ]Michel-Ange peint par lui-même. Armide et Renaud : scène du miroir magique. •« »««««« POUZZOLES ET LA SO(.FATARA. 4 janvier. A Pouzzoles , j'ai examiné le temple des Nymphes , la mai- son de Cicéron, celle qu'il appelait la Puteolane, d'où il écrivit souvent à Atticus, et où il composa peut-être sa se- conde Philippique. Cette villa était bâtie sur le plan de l'A- cadémie d'Athènes : embellie depuis par Vêtus , elle devint un palais sous l'empereur Adrien , qui y mourut en disant adieu à son âme : Animula vagula , blandula , Hospes comesque corporis , etc. 11 voulut qu'on mît sur sa tombe qu'il avait été tué par les médecins : Turba medicorum regem iiiterfecit. La science a fait des progrès. A cette époque, tous les hommes de mérite étaient philo- sophes , quand ils n'étaient pas chrétiens. VOYAGE EN ITALIE. 349 Belle vue dont on jouissait du Portique : un petit verger occupe aujourd'iiui la maison de Gcéron. Temple de ^*eptune et tombeaux. La Solfatare, champ de soufre. Bruit des fontaines d'eau bouillante ; bruit du Tartare pour les poètes. Vue du golfe de IN'aples en revenant : cap dessiné par la lu- mière du soleil couchant; reflet de cette lumière sur le Vé- suve et l'Apennin; accord ou harmonie de ces feux et du ciel. Vapeur diaphane à fleur d'eau et à mi-montagne. Blan- cheur des voiles des barques rentrantes au port. L'Ile de Ca- prée au loin. La montagne des Camaldules avec son couvent et son bouquet d'arbres au-dessus de Naples. Contraste de tout cela avec la Solfatare. Un Français habite sur l'île où se retu-a Brutus. Grotte d'Esculape. Tombeau de Virgile , d'oii Ton découvre le berceau du Tasse. LE VÉSUVE. 5 janvier \Wt. Aujourd'hui 5 janvier, je suis parti de ^'aples à sept heu- res du matin ; me voilà à Portici. Le soleil est dégagé des nuages du levant, mais la tête du Vésuve est toujours dans le brouillard. Je fais marché avec un cicérone pour me con- duire au cratère du volcan. Il me fournit deux mules, une pour lui , une pour moi : nous partons. Je commence à monter par un chemin assez large, entre deux champs de vignes appuyées sur des peupliers. Je m'a- vance droit au levant d'hiver. J'aperçois , un peu au-dessus des vapeurs descendues dans la moyenne région de l'air, la cime de quelques arbres : ce sont les ormeaux de l'ermitage. De pauvres habitations de vignerons se montrent à droite et à gauche, au milieu des riches ceps du lacryma-Christi. Au reste , partout une terre brûlée , des vignes dépouillées , entremêlées de pins en forme de parasols , quelques aloès dans les haies, d'innombrables pierres roulantes, pas un oiseau. so 3/)0 VOYAGE EN ITAIJK. J'arrive au preinier plateau de la niontaguc. Une plaine nue s'étend devant moi. J'entrevois les deux têtes du Vé- suve ; à gauche la Somma , à droite la bouche actuelle du volcan : ces deux têtes sont enveloppées de nuages pfdes. Je m'avance. D'un côté la Somma s'abaisse ; de l'autre je com- mence à distinguer les ravines tracées dans le cône du vol- can, que je vais bientôt gravir. La lave de 1766 et de 17G9 couM'e la plaine où je marche. C'est un désert enfumé, où les laves, jetées comme des scories de forge, présentent sur un fond noir leur écume blanchâtre, tout à fait semblable à des mousses desséchées. Suivant le chemin à gauche, et laissant à droite le cône- du volcan, j'arrive au pied d'un coteau ou plutôt d'un mur formé de la lave qui a recouvert Herculanum. Cette espèce de muraille est plantée de vignes sur la lisière de la plaine . et son revers offre une vallée profonde , occupée par un tail- lis. Le froid devient très-piquant. Je gravis cette coUine pour me rendre à l'ermitage que Ton aperçoit de l'autre côté. Le ciel s'abaisse, les nuages volent sur la terre comme une fumée grisâtre , ou comme des cen- dres chassées par le vent. Je commence à entendre le mur- mure des ormeaux de l'ermitage. L'ermite est sorti pour me recevoir. Il a pris la bride de la mule, et j'ai mis pied à terre. Cet ermite est un grand homme de bonne mine et d'une physionomie ouverte. Il m"a fait entrer dans sa cellule ; il a dressé le couvert , et m'a servi un pain , des pommes et des œufs. Il s'est assis devant moi , les deux coudes appuyés sur la table , et a causé tranquille- ment tandis que je déjeunais. Les nuages s'étaient fermés de toutes parts autour de nous ; on ne pouvait distinguer aucun objet par la fenêtre de l'ermitage. On n'oyait dans ce gouffre de vapeurs que le sifflement du vent et le bruit lointain de la mer sur les côtes d"Herculanum ; scène paisible de l'hos- pitalité chrétienne , placée dans une petite cellule au pied d'un volcan et au milieu d'une tempête ! L'ermite m'a présenté le livre où les étrangers ont cou- VOYAGE EN ITALIE. 351 tume de noter quelque chose. Dans ce livre, je n'ai pas trouvé une pensée qui méritât d'être retenue : les Français , avec ce bon goût naturel à leur nation , se sont contentés de mettre la date de leur passage , ou de faire l'éloge de Ter- mite. Ce volcan n'a donc inspiré rien de remarquable aux voyageurs ; cela me confirme dans une idée que j'ai depuis longtemps : les très-grands sujets , comme les très-grands objets, sont peu propres à faire naître les grandes pensées; leur grandeur étant , pour ainsi dire , en é\idence , tout ce qu'on ajoute au delà du fait ne sert qu'à le rapetisser. Le nascitur ridiculus 'mus est vrai de toutes les montagnes. Je pars de l'ermitage à deux heures et demie; je remonte sur le coteau de lave que j'avais déjà franchi : à ma gauche est la vallée qui me sépare de la Somma ; à ma droite , la plaine du cône. Je marche en ra'élevant sur l'arête du co- teau. Je n'ai trouvé dans cet horrible Ueu , pour toute créa- ture vivante , qu'une pauvre jeune fille maigre , jaune , demi- nue , et succombant sous un fardeau de bois coupé dans la montagne. Les nuages ne me laissent plus rien voir ; le vent , souf- flant de bas en haut , les chasse du plateau noir que je do- mine, et les fait passer sur la chaussée de lave que je par- cours : je n'entends que le bruit des pas de ma mule. Je quitte le coteau , je tourne à droite , et redescends dans cette plakie de lave qui aboutit au cône du volcan, et que j'ai traversée plus bas en montant à l'ermitage. Même en pré- sence de ces débris calcinés, l'imagination se représente à peine ces champs de feu et de métaux fondus au moment des éruptions du Vésuve. Le Dante les avait peut-être ^-us lors- qu'il a peint dans son Enfer ces sables brûlants , où des flam- mes éternelles descendent lentement et en silence , corne di neve in Alpe sanza vento : Arrivammo ad unalanda, Che dal suo letto ogui planta rimove. Lo spazzo er* un' arena arida e spessa 352 VOYAGE EN ITALIE. Sovra tutto '1 sabbion d' un cader lento Pioven di fuoco dilatata , e falde , Come di neve in Alpe sanza vento. Les nuages s'entr'ouvrent maintenant sur quelques points; je découvre subitement , et par intervalles , Portici , Caprée, Ischia, le Pausilype, la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs , et la côte du golfe de Naples , bordée d'oran- gers : c'est le paradis vu de l'enfer. Je touche au pied du cône ; nous quittons nos mules ; mon guide me donne un long bâton , et nous commençons à gi'a- vir l'énorme monceau de cendres. Les nuages se referment , le brouillard s'épaissit , et l'obscurité redouble. Me voilà au haut du Vésuve , écrivant assis à la bouche du volcan , et prêt à descendre au fond de son cratère. Le soleil se montre de temps en temps à travers le voile de vapeurs qui enveloppe toute la montagne. Cet accident , qui me cache un des plus beaux paysages de la terre , sert à redoubler l'hor- reur de ce lieu. Le Vésuve, séparé par les nuages des pays enchantés qui sont à sa base , a l'air d'être ainsi placé dans le plus profond des déserts , et l'espèce de terreur qu'il ins- pire n'est point affaiblie par le spectacle d'une ville florissante à ses pieds. Je propose à mon guide de descendre dans le cratère ; il fait quelque difficulté , pour obtenir un peu plus d'argent. Nous convenons d'une somme, qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne. Il dépouille son habit; nous marchons quel- que temps sur les bords de l'abîme, pour trouver une ligne moins perpendiculaire et plus facile à descendre. Le guide s'arrête, et m'avertit de me préparer. Nous allons nous préci- piter. Nous voilà au fond du gouffre ' . Je désespère de pouvoir peindre ce chaos. ' U n'y a que de la fatigue et pou do danger à descendre dans le cratùre du Vésuve. Il faudrait avoir le malheur d'y être surpris par une éruption. Les dernières éruptions ont changé la forme du cône. VOYAGE EN ITALIE. 353 Qu'on se figure un bassin d'un mille de tour et de trois cents pieds d'élévation, qui va s" élargissant en forme d'en- tonnoir. Ses bords ou ses parois intérieures sont sillonnés par le fluide de feu que ce bassin a contenu , et qu'il a versé au dehors. Les parties saillantes de ses sillons ressemblent aux jambages de briques dont les Romains appuyaient leurs énor- mes maçonneries. Des rochers sont suspendus dans quelques parties du contour, et leurs débris, mêlés à une pâte de cen- dres, recou\Tent l'abîme. Ce fond du bassin est labouré de différentes manières. A peu près au milieu sont creusés trois puits ou petites bou- ches nouvellement ouvertes, et qui vomirent des flammes pendant le séjour des Français à ^'aples, en 1798. Des fumées transpirent à travers les pores du gouffre , sur- tout du côté de la Torre del Greco. Dans le flanc opposé, vers Caserte, j'aperçois une flamme. Quand vous enfoncez la main dans les cendres , vous les trouvez brûlantes à quel- ques pouces de profondeur sous la surface. La couleur générale du gouftre est celle d'un charbon éteint. î\Iais la nature sait répandre des grâces jusque sur les objets les plushorribles : la lave, en quelques endroits, est peinte d'azur, d'outremer, de jaune et d'orangé. Des blocs de granit , tour- mentés et tordus par l'action du feu , se sont recourbés à leurs extrémités, comme des palmes et des feuilles d'acanthe. La matière volcanique, refroidie sur les rocs vifs autour des- quels elle a coulé , forme çà et là des rosaces , des girandoles , des rubans ; elle affecte aussi des figures de plantes et d'ani- maux , et imite les dessins variés que l'on découvre dans les agates. J'ai remarqué sur un rocher bleuâtre un cygne de lave blanche parfaitement modelé ; vous eussiez juré voir ce bel oiseau dormant sur une eau paisible , la tête cachée sous son aile , et son long cou allongé sur son dos comme un rou- leau de soie : Ad vada Meandri concinit albus olor. Je retrouve ici ce silence absolu que j'ai observé autrefois, 354 VOYAGE EN ITALIE. à midi , dans les forets de l'Amérique , lorsque , retenant mon haleine , je n'entendais que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de mon cœur. Quelquefois seule- ment des bouffées de vent , tombant du haut du cône au fond du cratère , mugissent dans mes vêtements ou sifflent dans mon bâton , j'entends aussi rouler quelques pierres que mon guide t'ait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le bruit de la chute, et puis tout se tait. Com- parez ce silence de mort aux détonations épouvantables qui ébranlaient ces mêmes lieu.x, lorsque le volcan vomissait le feu de ses entrailles et couvrait la terre de ténèbres. On peut faire ici des réflexions philosophiques , et prendre en pitié les choses humaines. Qu'est-ce en effet que ces révo- lutions si fameuses des empires , auprès de ces accidents de la rature , qui changent la face de la terre et des mers ? Heu- reux du moins si les hommes n'emdoyaient pas à se tour- menter mutuellement le peu de jours qu'ils ont à passer en- semble ! Le Vésuve n'a pas ouvert une seule fois ses abîmes pour dévorer les cités, que ses fureurs n'aient sm'pris les peuples au milieu du sang et des larmes. Quels sont les pre- miers signes de civihsation , les premières marques du pas- sage des hommes, que l'on a retrouvés sous les cendres étein- tes du volcan ? Des instruments de supplice , des squelettes enchaînés '. Les temps varient , et les destinées humaines ont la même inconstance. La vie , dit la chanson grecque , fuit comme la roue duii char : Tpoxôç àpfxaro; yàp oîa BîoTOç xpéxei xuXîaÔei;. Pline a perdu la vie pour avoir voulu contempler de loin le volcan dans le cratère duquel je suis tranquillement assis. Je regarde fumer l'abîme autour de moi. Je songe qu'à quel- ques toises de profondeur j'ai un gouffr^ de feu sous mes ' APoiuiJcia. VOYAGE £.N ITALIE. 355 pieds; je songe que le volcan pourrait s'oumr, et me lancer en l'air avec des quartiers de marbre fracassés. Quelle providence m'a conduit dans ce lieu? Par quel ha- sard les tempêtes de Tocéan américain m'ont-elles jeté aux champsde Lavinie : Laviniaque venit littora ? Je ne puis m'em- pêcher de faire un retour sur les agitations de cette vie , « où les choses , dit saint Augustin , sont pleines de misères , et l'espérance, vide de bonheur : Rem plenam miserix, spem beatitudinis inanem. » yé sur les rochers de l'Armorique , le premier bruit qui a frappé mon oreille en venant au monde est celui de la mer ; et sur combien de rivages n'ai-je pas vu depuis se briser ces mêmes flots que je retrouva ici ? Qui m'eût dit , il y a quelques années , que j'entendrais gémir aux tombeaux de Scipion et de Virgile ces vagues qui se déroulaient à mes pieds sur les côtes de l'Angleterre, ou sur les grès es du Marvland? Mon nom est dans la cabane du Sauvage de la Floride ; le voilà sur le li\Te de Termite du Vé- suve. Quand déposerai-je à la porte de mes pères le bâton et le manteau du voyageur ? 0 patria ! o divuni domus Ilium I PATRIA, OU LITERNE. 6 janvier «804. Sorti de >"aples par la grotte du Pausilype, j'ai roulé une lieure eu calèche dans la campagne : après avoir traversé de petits chemins ombragés , je suis descendu de voiture pour chercher à pied Patria, l'ancienne Literne. Un bocage de peupliers s'est d'abord présenté à moi, ensuite des vignes et une plaine semée de blé. La nature était belle, mais triste. A .\aples, comme dans TÉtat romain, les cultivateurs ne sont ^^uère aux champs qu'au temps des semailles et des moissons; après quoi ils se retirent dans les faubourgs des NÏlles ou dans de grands \illages. Les campagnes manquent ainsi de hameaux . de troupeaux, d'habitants , et n'ont point le mou- 356 VOYAGE EN ITALIE. vement rustique de la Toscane , du Milanais et des contrées transalpines. .Fai pourtant rencontré aux environs de Patria quelques fermes agréablement bâties : elles avaient dans leur cour un puits orné de fleurs et accompagné de deux pilas- tres , que couronnaient des aloès dans des paniers. 11 y a dans ce pays un goût naturel d'arcbitecture , qui annonce l'an- cienne patrie de la civilisation et des arts. Des terrains humides semés de fougères, attenant à des fonds boisés , m'ont rappelé les aspects de la Bretagne. Qu'il y a déjà longtemps que j'ai quitté mes bruyères natales ! On vient d'abattre un vieux bois de chênes et d'ormes parmi les- quels j'ai été élevé : je serais tenté de pousser des plaintes, comme ces êtres dont la vie était attachée aux arbres de la magique forêt du Tasse. J'ai aperçu de loin , au bord de la mer, la tour que l'on ap- pelle Tour de Scipion. A l'extrémité d'un corps de logis que forment une chapelle et une espèce d'auberge , je suis entré dans un camp de pêcheurs : ils étaient occupés à raccommoder leurs filets au bord d'une pièce d'eau. Deux d'entre eux m'ont amené un bateau et m'ont débarqué près d'un pont , sur le terrain de la tour. J'ai passé des dunes , où croissent des lau- riers , des myrtes et des oliviers nains. Monté , non sans peine , au haut de la tour, qui sert de point de reconnaissance aux vaisseaux, mes regards ont erré sur cette mer que Scipion avait contemplée tant de fois. Quelques débris des voûtes ap- pelées Grottes de Scipion se sont offerts à mes recherches religieuses ; je foulais , saisi de respect , la terre qui couvrait les os de celui dont la gloire cherchait la solitude. Je n'au- rai de commun avec ce grand citoyen que ce dernier exil dont aucun homme n'est rappelé. BAIES. 9 janvier. Vue du haut de Monte-îsuovo : culture au fond de l'enton- noir; myrtes et élégantes bruvcres. VOYAGE EN ITALIE. 3Ô7 Lac Averne : il est de forme circulaire , et enfoncé dans un bassin de montagnes; ses bords sont parés de vignes à haute tige. L'antre de la Sibylle est placé vers le midi , dans le flanc des falaises , auprès d'un bois. J'ai entendu chanter les oiseaux , et je les ai ^•us voler autour de l'antre, malgré les vers de Virgile : Quam super haiid ullfe poterant impune volantes Tendere iter pennis Quant au rameau cCor , toutes les colombes du monde me l'auraient montré, que je n'aurais su le cueillir. Le lac Averne communiquait au lac Lucrin : restes de ce dernier lac dans la mer; restes du pont Julia. On s'embarque , et l'on suit la digue jusqu'aux Bains de îséron. J'ai fait cuire des œufs dans le Phlégéton. Rembar- qué en sortant des Bains de >'éron; tourné le promontoire : sur une côte abandonnée gisent, battues par les flots, les ruines d'une multitude de bains et de villa romaines. Tem- ples de Vénus, de Mercure, de Diane; tombeaux d'Agrip- pine, etc. Baies fut l'Elysée de Vu-gile et de l'Enfer de Tacite. HERCULAiNUM, PORTICI, POMPEL\. W janner. La lave a rempli Herculanum , comme le plomb fondu remplit les concavités d'un moule. Portici est un magasin d'antiques. Il y a quatre parties découvertes à Pompéia : 1° le tem- ple , le quartier des soldats , les théâtres ; 2° une maison nou- vellement déblayée par les Français; 3° un quartier de la ville ; 4^" la maison hors de la ville. Le tour de Pompéia est d'environ quatre milles. Quartier des soldats, espèce de cloître autour duquel régnaient qua- rante-deux chambres ; quelques mots latins estropiés et mal orthographiés barbouillés sur les murs. Près de là étaient des 358 VOYAGE EN ITALIE. squelettes enchaînés : « Ceux qui étaient autrefois enchaînés « ensemble, dit Job, ne souffrent plus, et ils n'entendent « plus la voix de Texacteur. » Un petit théâtre : vingt et un gradins en demi-cercle, les corridors derrière. TJn grand théâtre : trois portes pour sor- tir de la scène dans le fond, et communiquant aux chambres des acteurs. Trois rangs marqués pour les gradins ; celui du bas plus large, et en marbre. Les corridors derrière, larges et voûtés. On entrait par le corridor au haut du théâtre , et l'on des- cendait dans la salle parles vomitoires. Six portes s'ouvraient dans ce corridor. Viennent , non loin de là , un portique carré de soixante colonnes , et d'autres colonnes en hgne droite , allant du midi au nord; dispositions que je n'ai pas bien com- prises. On trouve deux temples : l'un de ces temples offre trois autels et un sanctuaire élevé. La maison découverte par les Français est curieuse : les chambres à coucher, extrêmement exiguës, sont peintes en bleu ou en jaune , et décorées de petits tableaux à fresque. On voit dans ces tableaux un personnage romain , un Apollon jouant de la lyre, des paysages, des perspectives de jardins et de villes. Dans la plus grande chambre de cette maison, une peinture représente Ulysse fuyant les Sirènes : le fils de Laërte , attaché au mât de son vaisseau , écoute trois Sirènes placées sur les rochers ; la première touche la lyre , la se- conde sonne une espèce de trompette, la troisième chante. On entre dans la partie la plus anciennement découverte de Pompéia par une rue d'environ quinze pieds de large ; des deux côtés sont des trottoirs; le pavé garde la trace des roues en divers endroits. La rue est bordée de boutiques et de maisons dont le premier étage est tombé. Dans deux de ces maisons se voient les choses suivantes : Une chambre de chirurgien, et une chambre de toilette , avec des peintures analogues. On m'a fait remarquer un moulin à blé, et les marques d'un VOY.VGE EN ITALIE. 359 instrument tranchant sur la pierre de la boutique d'un char- cutier ou dun boulanger, je ne sais plus lequel. La rue conduit à une porte de la cité, ou l'on a mis à nu une portion des murs denceinte. A cette porte commençait la file des sépulcres qui bordaient le chemin public. Après avoir passé la porte , on rencontre la maison de campagne si connue. Le portique qui entoure le jardin de cette maison est composé de piliers carrés , groupés trois par trois. Sous ce premier portique , il en existe un second : c'est là que fut étouffée la jeune femme dont le sein s'est imprimé dans le morceau de terre que j'ai vu à Portici : la mort , comme un statuaire, a moulé sa victime. Pour passer d'une partie découverte de la cité à une autre partie découverte , on traverse un riche sol cultivé ou planté de vignes. La chaleur était considérable ; la terre , riante de verdure et émaillée de fleurs ' . En parcourant cette cité des morts , une idée me poursui- vait. A mesure que Ton déchausse quelque édifice à Pompéia, on enlève ce que donne la fouille , ustensiles de ménage , ins- truments de divers métiers, meubles, statues, manuscrits, etc., et Ton entasse le tout au Musée Portici. Il y aurait, se- lon moi , quelque chose de mieux à faire : ce serait de laisser les choses dans l'endroit oij on les trouve et comme on les trouve , de remettre des toits , des plafonds , des planchers et des fenêtres , pour empêcher la dégi'adation des peintures et des murs; de relever l'ancienne enceinte de la ville, d'en- clore les portes ; enfin d'y établir une garde de soldats , avec quelques savants verses dans les arts. 'Se serait-ce pas là le plus merveilleux musée de la terre? Une ville romaine con- servée tout entière , comme si ses habitants venaient d'en sortir un qu:irt d'heure auparavant ! On apprendrait mieux l'histoire domestique du peuple ro- main , l'état de la civilisation romaine , dans quelques prome- ' Je donne à la fin de ce voyage des notices carieuses sur Pompéia , et qui complètent ma courte description. 360 VOYAGE EN ITALIE. nades à Pompeii restaurée, que par la lecture de tous les ou\Tages de l'antiquité. L'Europe entière accourrait : les frais qu'exigerait la mise en œu\Te de ce plan seraient amplement compensés par l'affluence des étrangers à Naples. D'ailleurs rien n'obligerait d'exécuter ce travail à la fois ; on continue- rait lentement, mais régulièrement, les fouilles; il ne fau- drait qu'un peu de brique, d'ardoise, de plâtre, de pierre, de bois de charpente et de menuiserie , pour les employer en proportion du déblai. Un arcliitecte habile suivrait, quant aux restaurations, le style local, dont il trouverait des modèles dans les paysages peints sur les murs mêmes des maisons de Pompéia. Ce que l'on fait aujourd'hui me semble funeste : ravies à leurs places naturelles , les curiosités les plus rares s'enseve- lissent dans des cabinets oij elles ne sont plus en rapport avec les objets environnants. D'une autre part, les édifices décou- verts à Pompéia tomberont bientôt : les cendres qui les en- gloutirent les ont conservés ; ils périront à l'air, si on ne les entretient ou on ne les répare. En tout pays les monuments publics , élevés à grands frais avec des quartiers de granit et de marbre, ont seuls résisté à l'action du temps; mais les habitations domestiques, les villes proprement dites , se sont écroulées , parce que la fortune des simples particuliers ne leur permet pas de bâtir pour les siècles. fr«g*)«e9 A M. DE FONTANES. Rome,lelOjafivier 1804. J'arrive de Naples , mon cher ami , et je vous porte urt fruit de mon voyage, sur lequel vous avez des droits : quel- ques feuilles du laurier du tombeau de Virgile. « 7'e?iet nunc Partlienope. » Il y a longtemps que j'aurais dû vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un génie tel que le vôtre ; mais diverses raisons m'en ont empêché. Cepen- VOYAGE EN ITALIE. 361 liant je ne veux pas quitter Rome sans vous dire au moins quelques mots de cette ville fameuse. ÎN'ous étions convenus que je vous écrirais au hasard et sans suite tout ce que je penserais de l'Italie, comme je vous disais autrefois l'impres- sion que faisaient sur mon cœur les solitudes du nouveau monde. Sans autre préambule , je vais donc essayer de vous peindre les dehors de Rome, ses campagnes et ses ruines. Vous avez lu tout ce qu'on a écrit sur ce sujet; mais je ne sais si les voyageurs vous ont donné une idée bien juste du 'tableau que présente la campagne de Rome. Figurez-vous quel- que chose de la désolation de T\t et de Babylone , dont parle l'Écriture: un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète : f^etiient tibi duo hxc subito in die una, sterilitas et vidui- tasK Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romai- nes dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver : ces traces , vues de loin , ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentés , et elles ne sont que le lit désert d'une onde ora- geuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. A peine découvrez-vous quelques arbres , mais partout s'élèvent des ruines d'aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la pous-sière des morts et des débris des empires. Soment, dans une grande plaine , j'ai cru voii' de riches moissons ; je m'en approchais : des herbes flétries avaient trompé mon œil. Parfois , sous ces moissons stériles , vous distinguez les tra- ces d'une ancienne culture. Point d'oiseaux , point de labou- reurs , point de mouvements champêtres , point de mugisse- ments de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs, les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n'en sort ni fumée , ni bruit, ni habitants. Une espèce de Sauvage, presque nu, ' « Deux choses te viendront à la fois dans un seul jour, stérilité et ^ euvage. • isaïe. ITI.-XÉB. — T. II. 51 362 VOYAGE EN ITALIE. pale et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui , dans nos histoires gothiques , dé- fendent l'entrée des châteaux abandonnés. Enfin l'on dirait qu'aucune nation n*a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus , ou la dernière charrue romaine. C est du milieu de ce terrain inculte, que domine et qu'at- triste encore un monument appelé par la voix populaire le Tombeau de Néron ', que s'élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semblé, dans son orgueil , avoir voulu s'isoler . elle s'est séparée des au- tres cités de la terre; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude. Il me serait impossible de vous dire ce qu'on éprouve lors- que Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ces royau- mes vides , inania régna , et qu'elle a l'air de se lever pour vous delà tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figu- rer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les propliè- tes, lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à la- quelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris ^ La multitude des souvenirs , l'abon- dance des sentiments , vous oppressent ; votre âme est bou- leversée à l'aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde , comme héritière de Saturne et de Ja- cob ^ Vous croirez peut-être , mon cher ami , d'après cette des- cription , qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes ' Le véritable tombeau de Néron était à la porte rfîf Peuple, dans l'endroil mùme où l'on a bàli depuis l'église de Santa Maria del Fopolo. • « C'était comme une vision de splendeur. » EzÉCH. 3 Montaigne décrit ainsi la campagne de Rome, telle qu'elle était il y a environ deux cents ans : * Nous avions loin, sur nostre main gauche, TApennin, le prospect du « pays mal plaisant, bossé, plein de profondes fondaces , incapable d'y t recevoir niUle conduite de gens de guerre en ordonnance : le terroir nu, t sans arbres, une bonuii partie sierile; le i-ys fort ouvert tout autour, c et plus de dix milles à la ronde; et quasi tout de cette sorte , fort peu « peuplé de maisons. » VOYAGE EN ITALIE. 363 romaiues? Vous vous tromperiez beaucoup; elles ont une inconcevable grandeur : on est toujours prêt, en les regar- dant , à s'écrier avec Virgile : Salve, magna païens frugum , Saturnia tellus, Jlagna vir uni * I Si vous les voyez en économistes , elles vous désoleront ; si vous les contemplez en artiste , en poète , et même en philo- sopbe , vous ne voudriez peut-être pas qu'elles fussent autre- ment. L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vignes ne vous donnerait pas d'aussi fortes émotions que la vue dt cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol , et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent. Rien n'est comparable pour la beauté aux lignes de Thori- zon romain , à la douce inclinaison des plans , aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippodrome; les coteaux sont taillés en terrasses , comme si la main puissante des Romains avait re- mué toute cette terre. Vne vapeur particulière , répandue dans les lointains, arrondit les objets , et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n'y a pas de mas- ses si obscures de rochers et de feuillages, dans lesquelles il ne s'insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singuhè- rement harmonieuse marie la terre , le ciel et les eaux : tou- tes les surfaces, au moyen d'une gi'adation insensible de cou- leurs, s'unissent par leurs extrémités, sans qu'on puisse déterminer le point oii une nuance finit et où l'autre com- mence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature.^ eh bien! c'est la lumière de Rome. Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamplîili, plantés par le ^sostre. J'ai souvent aussi • « Salut , terre féconde , terre de Saturne , mère des grands homiiies ! » 364 VOYAGE EN ITALIE. remonté le Tibre à Ponte-Mole , pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d'opale , tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nua- ges , comme des chars légers , portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable , font comprendre l'apparitiondes habi- tants de l'Olympe sous ce ciel mythologique; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars , sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que ses teintes vont s'effacer , elle se ranime sur quelque autre point de l'horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu'à cette heure du repos des campagnes , l'air ne retentit plus de chants bu- coHques; les bergers n'y sont plus, Dulcia linquimus arval mais on voit encore les grandes victimes du Clytumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages qui descendent au bord du Tibre et viennent s'abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de l'Arcadien Évandre, TrcaiVc; XaTwv ' , alors que le Tibre s'appelait Albula » , et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues. Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut- être plus éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil en- flammé , ou que la lune large et rougie , s'élève au-dessus du Vésuve , comme un globe lancé par le volcan , la baie de Kaples avec ses rivages bordés d'orangers , les montagnes de la Fouille , l'île de Caprée , la cote du Pausilype, Raies , Mi- sène , Cumes , l'Aveme , les champs Élysées , et toute cette terre virgilienne , présentent un spectacle magique ; mais il n'a pas, selon moi, le grandiose à^ la campagne romaine. Du moins est-il certain que l'on s'attache prodigieusement à ce ' « Pasteurs des peuples. » Hom. ' rid. TIT. LlY. VOYAGE EN ITALIE. 365 sol fameux. Il y a deux mille ans que Cicéron se croyait exilé sous le ciel de l'Asie, et qu'il écrivait à ses amis : Urbem , mi Rufi, cole;inista luce vive '. Cet attrait de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de voyageurs qui, venus à Rome dans le dessein d'y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt mourir sur cette terre des beaux paysages : au moment même oij je vous écris , j'ai le boniieur d'y connaître M. d'Agin- court , qui y vit seul depuis vingt-cinq ans , et qui promet à la France d'avoir aussi son IVinckelman. Quiconque s'occupe uniquement de l'étude de l'antiquité et des arts , ou quiconque n'a plu.s de liens dans la vie , doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur , des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera , la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux , s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres , avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami ver- tueux , du charmant tombeau de CeciLia Metella au modeste cercueil d'une femme infortunée ! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer autour de ces monuments avec l'ombre de Cicéron pleurant encore sa chère Tullie , ou d'Agrippine encore occupée de l'urne de Germanicus. S'il est chrétien , ah ! comment pourrait-il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire , plus saint dans son berceau , plus grand dans sa puissance que celui qui l'a précédé ; de cette terre où les amis que nous avons perdus , dormant avec les martyrs aux catacombes , sous l'œil du Père des fidèles, paraissent ' « C'est à Rome qu'il faut habiter, mon cher Rafus; c'est à cette lumière qu'il faut vi^Te. » Je crois que c'est dans le premier ou dans le second livre des Épitres familières. Comme j'ai cité partout de mémoire, on voudra bien me pardonner s'il se trouve quelque inexactitude dans les citations. 31. 36G VOYAGE EN ITALIE. devoir se réveiller les premiers dans leur poussière, et sem- blent plus voisins des deux ? Quoiaue Rome , vue intérieurement , offre l'aspect de la plupart des villes européennes , toutefois elle conserve encore i>n caractère particulier : aucune autre cité ne présente un pareil mélange d'architecture et de ruines , depuis le Pan- théon d'Agrippa jusqu'aux murailles de Bélisaire , depuis les monuments apportés d'Alexandrie jusqu'au dôme élevé par jNIichel-Ange. La beauté des femmes est un autre trait distinctif de Rome : elles rappellent par leur port et leur dé- marche les Clélie et les Cornélie ; on croirait voir des statues antiques de Junon ou de Pallas , descendues de leur piédes- tal et se promenant autour de leurs temples. D'une autre part, on fetrouve chez les Romains ce ton des chairs auquel les peintres ont donné le nom de couleur historique , et qu'ils emploient dans leurs tableaux. Il est naturel que des hommes dont les aïeux ont joué un si grand rôle sur la terre aient servi de modèle ou de tj'pe aux Raphaël et aux Dominiquin , pour représenter les personnages de l'histoire. Une autre singularité de la ville de Rome , ce sont les troupeaux de chèvres , et surtout ces attelages de grands bœufs aux cornes énormes , couchés au pied des obélisques ésyptiens , parmi les débris du Forum , et sous les arcs o{i ils passaient autrefois pour conduire le triomphateur romain à ce Capitole que Cicéron appelle le conseil public de l'uni- vers : Roinanos ad templadeum duxere triuraphos. A tous les bruits ordinaires des grandes cités , se mêle ici le bruit des eaux que l'on entend de tontes parts, comme si l'on était auprès des fontaines de Biandusie ou d'Égérie. Du haut des collines renfermées dans l'enceinte de Rome, ou à l'extrémité de plusieurs rues , vous apercevez la campagne en perspective , ce qui mêle la ville et les champs d'une manière pittoresque. En hiver, les toits des maisons sont couverts d'herbes , comme les toits de chaume de nos paysans. Ces di- VOYAGE EN ITALIE. 367 verses circonstances contribuent à donner à Rome je ne sais quoi de rustique , qui va bien à son histoire : ses premiers dic- tateurs conduisaient la charrue ; elle dut l'empire du monde à des laboureurs , et le plus grand de ses poètes ne dédaiima pas d'enseigner l'art d'Hésiode aux enfants de Romulus : Ascraeurnque can > romana par oppida carmen. Quant au Tibre, qui baigne cette grande cité, et qui en partage la gloire , sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome, comme s'il n'y était pas ; on n'y dai- gne pas jeter les yeux , on n'en parle jamais ; on ne boit point ses eaux , les femmes ne s'en servent pas pour laver ; il se dérobe entre de méchantes maisons qui le cachent , et court se précipiter dans la mer honteux de s'appeler le Tevere. Il faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces ruines dont vous m'avez recommandé de vous parler , et qui font une si grande partie des dehors de Rome : je les ai vues en détail, soit à Rome, soit à Psaples , excepté pourtant les temples de Pœstum, que je n'ai pas eu le temps de visiter. Vous sentez que ces ruines doivent prendre diffé- rents caractères, selon les souvenirs qui s'y attachent. Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étais allé m'asseoir au CoUsée , sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d'or par toutes ces galeries, oij roulait jadis le tor- rent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l'enfoncement des loges et des corridors , ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l'architecturt' , j'apercevais , entre les ruines du côté droit de l'édifice, le jardin du palais des Césars , avec un pahnier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les pein- tres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre , en voyant déchirer des chrétiens par des lions , on n'entendait que les aboiements des chiens de l'ermite qui garde ces ruines. 3Iais aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la cloche du 368 VOYAGE EN ITALIE. dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Coli- sée. Cette correspondance établie, par des sons religieux, en- tre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l'édifice moderne tomberait comme l'édifice antique; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés; je rappelai dans ma mémoire que ces mê- mes Juifs qui , dans leur première captivité , travaillèrent aux pyramides de l'Egypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion , bâti cet énorme amphithéâtre. Les voiites qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l'ouvrage d'un empereur païen, marqué dans les pro- phéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d'assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu'une ville oi^i de pareils effets se reproduisent à chaque pas s cil digne d'être vue ? Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colisée, pour le voir dans une autre saison , et sous un autre aspect : j'ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l'aboiement des chiens qui se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l'amphithéâtre , parmi les herbes séchées. J'ai frappé à la porte de l'ermitage pratiqué dans le cintre d'une loge ; on ne m'a point répondu : l'ermite est mort. L'inclé- mence de la saison , l'absence du bon solitaire, des chagrins récents, ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j'ai cru voir les décombres d'un édifice que j'avais admiré quel- ques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C'est ainsi , mon très-cher ami , que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l'homme cherche au dehors des raisons pour s'en convaincre ; il va méditer sur les ruines des empires , il oublie qu'il est lui-même une ruine encore plus chancelante , et qu'il sera tombé avant ces dé- bris ' . Ce qui achève de rendre notre vie le songe d'une om- L'homiae à qui cette lettre est adressée n'est plus ! ( Noie de l'édition de 1827, ) VOVÀGE EN ITALIE. 369 bre ' , c'est que nous ne pouvons pas même espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis , puisque leur cœur, où s'est gravée notre image , est , comme l'objet dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre. On m'a montré à Portici un morceau de cendres du Vésuve , friable au tou- cher , et qui conserve l'empreinte , chaque jour plus effacée, du sein et du bras d'une jeune femme ensevelie sous les rui- nes de Pompéia; c'est unelmage assez juste , bien qu'elle ne soit pas encore assez vaine , de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes , cendre et poussière ». Avant de partir pour >'aples , j'étais allé passer quelques jours seul à Tivoli ; je parcourus les ruines des environs , et surtout celles de la villa Jdriana. Surpris par la pluie au milieu de ma course , je me réfugiai dans les salles des Ther- mes voisins du Pœcile ' . sous un figuier qui avait renversé le pan d'un mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçait la voûte de l'édifice , et son gros cep lisse , rouge et tortueux , montait le long du mur comme un serpent. Tout autour de moi , à travers les arcades des ruines , s'ouvraient des points de vue sur la campagne ro- maine. Des buissons de sureau remplissaient les salles dé- sertes, où venaient se réfugier quelques merles. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre , dont la verdure satinée se dessinait comme un travail en mo- saïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts c\T)rès remplaçaient les colonnes tombées dans ce palais de la mort; l'acanthe sauvage rampait à leur pied, sur des débris , comme si la nature s'était plu à reproduire sur les chefs-d'œuvre mutilés de l'architecture l'ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles et à des bouquets de verdure : le vent agitait les guirlandes humides, et toutes les plantes s'inclinaient sous la pluie du ciel. ' PiNDiRE. 2 Job. » Monuments de la villa. Voyez plus haut la description de Tivoli et k' la villa Adriana, pag. 324 et suivantes. 3 70 VOYAGE EN ITALIE. Pendant que je contemplais ce tableau, mille idées confu- ses se pressaient dans mon esprit : tantôt j'admirais , tantôt je détestais la grandeur romaine ; tantôt je pensais aux vertus, tantôt aux vices de ce propriétaire du monde , qui avait voulu rassembler une image de son empire dans son jardin. Je rap- pelais les événements qui avaient renversé cette villa superbe ; je la voyais dépouillée de ses plus beaux ornements par le successeur d'Adrien ; je voyais les barbares y passer comme un tourbillon, s'y cantonner quelquefois, et, pour se défen- dre dans ces mêmes monuments qu'ils avaient à moitié dé- truits, couronner Tordre grec et toscan du créneau gothique ; enfin , des religieux chrétiens , ramenant la civilisation dans ces lieux , plantaient la vigne et conduisaient la charrue dans le temple des Stoïciens et les salles de l'Académie '. Le siècle des arts renaissait , et de nouveaux souverains achevaient de bouleverser ce qui restait encore des ruines de ces palais, pour y trouver quelques chefs-d'œuvre des arts. A ces diver- ses pensées se mêlait une voix intérieure qui me répétait ce qu'on a cent fois écrit sur la vanité des choses humaines. li y a même double vanité dans les monuments de la villa Adriana ; ils n'étaient , comme on sait , que les imitations d'autres monuments répandus dans les provinces de l'empire romain : le véritable temple de Sérapis à Alexandrie , la vé- ritable Académie à Athènes , n'existent plus; vous ne voyez donc dans les copies d'Adrien que des ruines de ruines. Il faudrait maintenant, mon cher ami, vous décrire le tem- ple de la Sibylle , à Tivoli, et l'élégant temple de Vesta, sus- j)endu sur la cascade; mais le loisir me manque. Je regrette de ne pouvoir vous peindre cette cascade célébrée par Horace : j'étais là dans vos domaines , vous 1 héritier de l'àœsXîa des Grecs, ou du simplex munditis ' du chantre de VArt poéti- i/iœ; mais je l'ai vue dans une saison triste, et je n'étais pas moi-même fort gai ^. Je vous dirai plus : j'ai été importuné ' Monuments de la villa. Voyez la description de cette villa , page 32 i. 2 « Élégante simplicité. » Hob. ' Voyez la description de Tivoli , pag. 32i. VOIAGE E.\ ITALIE. 371 du bruit des eaux, de ce bruit qui m'a tant de fois charmé dans les forêts américaines. Je me souviens encore du plaisir que j'éprouvais lorsque, la nuit, au milieu du désert, mou bûcher à demi éteint, mon guide dormant , mes chevaux pais- sant à quelque distance, j'écoutais la mélodie des eaux et des vents dans la profondeur des bois. Ces murmures, tantôt plus forts , tantôt plus faibles , croissant et décroissant à chaque instant , me faisaient tressaillir ; chaque arbre était pour moi une espèce de lyre harmonieuse dont les vents tiraient d'inef- fables accords. Aujourd'hui je m'aperçois que je suis beaucoup moins sensible à ces charmes de la nature ; je doute que la cata- racte de Maçrara me causât la même admiration qu'autre- fois. Quand on est très-jeune, la nature muette parle beau- coup ; il y a surabondance dans l'homme ; tout son avenir est devant lui (si mon Aristarque veut me passer cette expres- sion); il espère communiquer ses sensations au monde, et il se nourrit de mille chimères. Mais dans un âge avancé, lorsque la perspective que nous avions devant nous passe der- rière , que nous sommes détrompés sur une foule d'illusions , alors la nature seule devient plus froide et moins parlante , les jardins parlent peu » . Pour que cette nature nous intéresse encore , il faut qu'il s'y attache des souvenirs, de la société ; nous nous suffisons moins à nous-mêmes : la solitude absolue nous pèse , et nous avons besoin de ces conversations qui se font le soir à voix basse entre des amis '. Je n'ai point quitté Tivoli sans visiter la maison du poète que je viens de citer : elle était en f ce de la villa de :\Iécène ; c'était là qu'il oïfï^ii floritjus etrino genium memorem bre- vis sévi 2. L'ermitage ne pouvait pas être grand , car il est si- tué sur la croupe même du coteau ; mais on sent qu'on devait être bien à l'abri dans ce lieu , et que tout y était commode 1 La Fontaine. 2 Horace. * • Des neurs et du vin au geme qui nous rappelle la bricveté de la vie. > 372 VOYAGE EN ITALIE. quoique petit. Du verger devant la maison, l'œil embrassait un pays immense : vraie retraite du poëte à qui peu suffit , et qui jouit de tout ce qui n'est pas à lui , spafio brevi spem lon- gam rescces '. Après tout, il est fort aisé d'être philosophe comme Horace. Il avait une maison à Rome, deu,\ villo à la campagne, l'une à Utique, l'autre à Tivoli. Il buvait d'un certain vin du consulat de Tullus avec ses amis ; son bujfet était couvert d'argenterie; il disait familièrement au pre- mier ministre du maître du monde : Je ne sens point les be- soins de la pauvreté , et si je voulais quelque chose de plus, Mécène, tu ne me le refuserais pas. » Avec cela on peut chanter Lalagé, se couronner de lis, qui vivent peu, parler de la mort en buvant le Falerne, et livrer au vent les cha- grins. Je remarque qu'Horace , Virgile , Tibulle , Tite-Live , mou- rurent tous avant Auguste , qui eut en cela le sort de Louis XIV : notre grand prince survécut un peu à son siècle , et se coucha le dernier dans la tombe , comme pour s'assurer qu'il ne restait rien après lui. Il vous sera sans doute fort indifférent de savoir que la maison de Catulle est placée à Tivoli , au-dessus de la mai- son d'Horace , et qu'elle sert maintenant de demeure à quel- ques religieux chrétiens ; mais vous trouverez peut-être assez remarquable que l'Arioste soit venu composer ses fables co- îuiques^ au même lieu où Horace s'est joué de toutes les choses de la vie. On se demande avec surprise comment il se fait que le chantre de Roland , retiré chez le cardinal d'Est , à Tivoli, ait consacré ses divines folies à la France, et à la France demi-barbare , tandis qu'il avait sous les yeux les sévères monuments et les graves souvenirs du peuple le plus sérieux et le plus civilisé de la terre. Au reste, la villa d'Est est la seule villa moderne qui m'ait intéressé au milieu des débris des villa de tant d'empereurs et de consulaires. ' « Renferme dans un espace étroit les longues espérances. » > BOILEAU. VOVAGE EN ITALIE. 3 73 Cette maison de Ferrare a eu le bonheur peu commun d'avoir été cbanlée par les deux plus grands poètes de son temps , et les deux plus beaux génies de l'Italie moderne. Piacciavi, generosa Ercolea proie, Oi namento e splendor del secol nostro , Ippolito, etc. C/est ici le cri d"un bomme beureux , qui rend grâce à la maison puissante dont il recueille les faveurs , et dont il fait lui-même les délices. Le Tasse , plus toucbant , fait entendre dans son invocation les accents de la reconnaissance d'un grand bomme infortuné : Tu magnanimo Alfonso , il quai ritogli , etc. C'est faire un noble usage du pouvoir, que de s'en servir pour protéger les talents exilés et recueillir le mérite fugitif. Arioste et Hippohle d'Est ont laissé dans les vallons de Tivoli un souvenir qui ne le cède pas en charme à celui d'Horace et de Mécène. Mais que sont devenus les protecteurs et les pro- tégés? Au moment même où j'écris, la maison d'Est vient de s'éteindre; la villa du cardinal d'Est tombe en ruine comme celle du ministre d'Auguste : c'est l'histoire de toutes les choses et de tous les hommes. Linquenda tellus, et doraus, et placens Uxor ^ Je passai presque tout un jour à cette superbe villa; je ne pouvais me lasser d'admirer la perspective dont on jouit du haut de ses terrasses : au-dessous de vous s'étendent les jardins avec leurs platanes et leurs cyprès ; après les jardins viennent les restes de la maison de Mécène , placée au bord de l'Anio » ; de l'autre côté de la rivière , sur la colline eu face , règne un bois de vieux oliviers , où l'on trouve les dé- bris de la villa de Varus ^ ; un peu plus loin , à gauche , dans ' « 11 faudra quitter la terre, une maison, une épouse chérie. » Hob. ' Aujourd'hui le Teverone. * Le Varus qui fat massacré avec les légions en Germanie. Voyez l'admi- rable morceau de Tacite. 33 374 VOYAGE EN ITALIE, la plaine, s'élèvent les trois monts Monticelli, San-Frau' iesco et San-Angelo, et entre les sommets de ces trois monts voisins apparaît le sommet lointain et azuré de l'antique So- racte; à l'horizon et à l'extrémité des campagnes romaines, en décrivant un cercle par le couchant et le midi , on décou- vre les hauteurs de Monte-Fiescone , Rome , Civita-Vecchia , Ostie, la mer, Frascati, surmonté des pins de Tusculum; enfin, revenant chercher Tivoli vers le levant, la circonfé- rence entière de cette immense perspective se termine au mont Ripoli , autrefois occupé par les maisons de Brutus et fî'Atticus , et au pied duquel se ti'ouve la villa Adriana avec toutes ses ruines. On peut suivre au milieu de ce tableau le cours du Teve- rone , qui descend vers le Tibre , jusqu'au pont où s'élève le mausolée de la famille Plautia , bâti en forme de tour. Le UTand chemin de Rome se déroule aussi dans la campagne; ?.'était l'ancienne voie Tiburtine , autrefois bordée de sépul- rres , et le loniï de laquelle des meules de foin élevées en py- 1 amides imitent encore des tombeaux. Il serait difficile de trouver dans le reste du monde une vue plus étonnante, et plus propre à faire naître de puissantes réflexions. Je ne parie pas de Rome, dont on aperçoit les dômes , et qui seule dit tout ; je parle seulement des lieux et des monuments renfermés dans cette vaste étendue. Voilà la maison où Mécène , rassasié des biens de la terre, mourut d'une maladie de langueur; Varus quitta ce coteau pour aller verser son sang dans les marais de la Germanie ; Cassius et Brutus abandonnèrent ces retraites pour bouleverser leur pa^ trie. Sous ces hauts pins de Frascati, Cicéron dictait ses Tuaculanes; Adrien fit couler un nouveau Pénée au pied de cette colline , et transporta dans ces lieux les noms , les char- mes et les souvenirs du vallon de Tempe. Vers cette source de la Solfatare, la reine captive de Palmyre acheva ses jours dans l'obscurité , et sa ville d'un moment disparut dans le désert. C'est ici que le roi Latinus consulta le dieu Faune dans kl forêt de l'Albunée ; c'est ici qu'Hercule- avait son I. VOYAGE EN ITALIE. 375 temple , et que la sibylle Tibiirtinc dictait ses oracles : ce sont là les montagnes des vieux Sabins , les plaines de Tantique Latium ; terre de Saturne et de Rhée , berceau de l'âge d"or , chanté par tous les poètes ; riants coteaux de Tibur et de Lu- crétile , dont le seul génie français a pu retracer les grâces , et qui attendaient le pinceau du Poussin et de Gaude Lor- rain. Je descendis de la villa d'Est ' vers les ti'ois heures après midi ; je passai le Teverone sur le pont de Lupus , pour ren- trer à Tivoli par la porte Sabine. En traversant le bois des vieux oliviers, dont je viens de vous pai'ler, j'aperçus une petite chapelle blanche, dédiée à la madone Quintilanea , et bâtie sur les ruines de la villa de Varus. C'était un dimanche : la porte de cette chapelle était ouverte , j'y entrai. Je vis trois petits autels disposés en forme de croix; sur celui du milieu s'élevait un grand crucifix d'argent , devant lequel brûlait une lampe suspendue à la voûte. Un seul homme, qui avait l'air très-malheureux , était prosterné auprès d'un banc ; il priait avec tant de ferveur , qu'il ne leva pas même les yeux sur moi au bruit de mes pas. Je sentis ce que j'ai mille t'ois éprouvé en entrant dans une église , c'est-à-dire un cer- tain apaisement des troubles du cœur (pour parler comme nos vieilles Bibles ) , et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à genoux à quelque distance de cet homme , et, ins- piré par le heu , je prononçai cette prière : « Dieu du voya- « geur , qui avez voulu que le pèlerin vous adorât dans cet X humble asile bâti sur les ruines du palais d'un grand de la n terre ! Mère de douleur , qui avez établi votre culte de rai- « séricorde dans l'héritage de ce Romain infortuné , mort " loin de son pays dans les forêts de la Germanie ! nous ne « sommes ici que deux fidèles prosternés au pied de votre « autel solitah-e : accordez à cet inconnu , si profondément « humilié devant vos grandeurs , tout ce qu'il vous demande : î On a >-u , à la On de ma description de la villa Adriana, que j'annon- çais pour le lendemain une promenade à la l'illa d'Est. Je n'ai point donné ledétail particulier de cette promenade, parce qu'il se trouvait déjà dans ma (cttr(; sur Home, à M. deFontanes. 37G VOYAGB EN ITALIE. « faites que les prières de cet homme servent à leur tour à « guérir mes infirmités, afin que ces deux chrétiens qui sont « étrangers l'un à l'autre , qui ne se sont rencontrés qu'un « instant dans la vie, et qui vont se quitter pour ne plus se « voir ici-bas , soient tout étonnés , en se retrouvant au pied « de votre trône , de se devoir mutuellement une partie de « leur bonheur , par les miracles de leur charité ! » Quand je viens à regarder , mon cher ami, toutes les feuil- les éparses sur ma table , je suis épouvanté de mon énorme fatras , et j'hésite à vous l'envoyer. Je sens pourtant que je ne vous ai rien dit, que j'ai oublié mille choses que j'aurais dil vous dire. Comment , par exemple , ne vous ai-je pas parlé de Tusculum, de Cicéron, qui, selon Sénèque, « fut le seul « génie que le peuple romain ait eu d'égal à son empire ? » Illucl ingenhim quod solum populus romanus par imperio suo habuit. Mon voyage à Naples , ma descente dans le cra- tère du Vésuve » , mes courses à Pompéia , à Caserte ' , à la Solfatare , au lac Averne , à la grotte de la Sibylle , auraient pu vous intéresser, etc. Baies, où se sont passées tant de scènes mémorables , méritait seule un volume. Il me semble que je vois encore la tour de Bola , où était placée la maison d'Agrippine , et où elle dit ce mot sublime aux assassins en- voyés par son fils : Fentremferi^. L'île Nisida, qui servit de retraite à Brutus, après le meurtre de César; le pont de Caligula , la Piscine admirable , tous ces palais bâtis dans la mer , dont parle Horace , vaudraient bien la peine qu'on s'y arrêtât un peu. Virgile a placé ou trouvé dans ces lieux les belles fictions du sixième livre de son Enéide : c'est de là qu'il écrivit à Auguste ces paroles modestes ( elles sont , je ' U n'y a ( comme je l'ai déjà dit dans une autre note ) que de la fatigue et aucun danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudrait avoir le malheur d'y être surpris par une éruption : dans ce cas-là même , si l'on n'était pas emporté par l'explosion, l'expérience a prouvé qu'on peut encore se sauver sur la lave : comme elle coule avec une extrême lenteur , sa sur- face se refroidit assez vite pour ([ti'on puisse y passer rapidement. ^ Je n'ai rien retrouvé sur Caserte. ^ Tacite. VOYAGE EN ITALIE. 377 crois , les seules ligues de prose que nous connaissions de ce L^aud homme) : Ego verojrequentes a te lifteras accipio... De .Enea quidem meo , si me hercule jam dignum au?ibus haberem tuis, libejiter mitterem; sed tanta inchoata rcs est ut pêne vitio mentis tantum opus îngressus mihi videar; cum prsesertim , ut sois , alia quoque studia ad id opus mul- toque potiora impertiar '. ]\Ion pèlerinage au tombeau de Scipion l'Africain est un de ceux qui ont le plus satisfait mon cœur, bien que j'aie man- qué le but de mon voyage. On m'avait dit que le mausolée existait encore , et qu'on y lisait même le mot patria , seul reste de cette inscription qu'on prétend y avoir été gravée : Ingrate patrie , tu n'auras pas mes os. Je me suis rendu à Patria , l'ancienne Literne : je n'ai point trouvé le tombeau, mais j"ai erré sur les ruines de la maison que le plus grand et le plus aimable des hommes habitait dans son exil : il me semblait voir le vainqueur d'Annibal se promener au bord de la mer sur la cote opposée à celle de Carthage, et se conso- lant de l'injustice de Rome par les charmes de l'amitié et le souvenir de ses vertus^. ' Ce fragment se trouve dans Macrobe, mais je ne puis indiquer le livre ; je crois pourtant que c'est le premier des Saturnales. Voyez les Martyrs, sur le séjour de Baies. ^ Non-seulement on m'avait dit que ce tombeau existait, mais j'avais lu les circonstances de ce que je rapporte ici dans je ne sais plus quel voya- geur. Cependant les raisons suivantes me font douter de la vérité des faits : 1°11 me paraît que Scipion, malgré les justes raisons de pliinte qu'il avait contre Rome, aimait trop sa patrie pour avoir voulu qu'on gravât cette inscription sur son tombeau : cela semble contraire à tout ce que nous connaissons du génie des anciens. 2' L'inscription rapportée est conçue presque littéralement dans les termes de l'imprécation que lite-Live fait prononcer à Scfpion en sortant dt^ Home : ne serait-ce pas là la source de l'erreur? 3' Plutarque raconte que l'on trouva, près de Gaëte, une urne de bronze dans un tombeau de marbre, où les cendres de Scipion devaient avoir été renfermées, et qui portait une inscription très-différente de celle dont il s'agit ici. 4" L'ancienne Liteme ayant pris le nom de Patria , cela a pu donner naissance à ce qu'on a dit du mot patria , resté seul de toute rinscriptinu du tombeau. Ne serait-ce pas, en effet, un hasard fort singulier que le lieu se nommât Patria, et que le motpatria se trouvât aussi sur le monu- 52. 378 VOYAGE EN ITALIB. Quant aux Romains modernes, mon cher ami, Duclos me semble avoir de Thumeur lorsqu'il les appelle les Italiens de Rome; je crois qu'il y a encore chez eux le fond d'une nation peu commune. On peut découvrir parmi ce peuple, trop sévè- rement jugé , un grand sens , du courage , de la patience , du génie, des traces profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain , et quels nobles usages qui sen- tent encore la royauté. Avant de condamner cette opinion, qui peut vous paraître hasardée , il faudrait entendre mes rai- sons, et je n'ai pas le temps de vous les donner. Que de choses me resteraient à vous dire sur la littérature ita- lienne ! Savez-vous que je n'ai vu qu'une seule fois le comte Al- fieri dans ma vie? et devineriez-vous comment? je l'ai vu met- tre dans sa bière ! On me dit qu'il n'était presque pas changé. Sa physionomie me parut noble et grave; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil étant un peu trop court, on inclina la tête du défunt sur sa poitrine, ce ment de Scipion? à moins que l'on ne suppose que l'un a pris son nom de l'autre. H se i)eut faire toutefois que des auteurs que je ne connais pas aient parlé de cette inscription de manière à ne laisser aucun doute : il y a même une phrase dans Piufarque qui semble favorable à l'opinion que je combats. Un homme du plus grand mérite, et qui m'est d'autant plus cher qu'il est fort malheureux *, a fait, presque en même temps (pie moi , le voyage de Pairici. Nous avons souvent causé ensemble de ce lieu célèbre; je ne suis |ias bien sûr qu'il m'ait dit avoir vu lui-même le tombeau cl le mol ( ce qui trancherait la difficulté), ou s'il m'a seulement raconté la tradition [)opulaire. Quant à moi, je n'ai point trouvé le monument, et je n'ai vu (pie les ruines de la villa , qui sont très-peu de chose. ( Voyez ci-dessus, [lag. 3.j3 et ."îofi. ) i'Iutarque parle de l'opinion de ceux qui plaçaient le tombeau de Sci- l)ion auprès de Rome; mais ils confondaient évidemment le tombeau des Scipions et le tombeau de Scipion. Tite-Live affirme (|ue celui-ci était à Literne, qu'il était surmonté d'une statue, laquelle fut abattue par une tempête, et (lue lui, Tite-Live, avait vu celte statue. On savait d'ailleurs par Sénèipie, Cicéron et Pline, que l'autre tombeau, c'est-à-dire celui des Scipions, avait existé en effet à une des |)Ortes de Rome. Il a été découvert sous Pie VI ; on en a transporté h's inscriptions au musée du Vatican : parmi les noms des membres de la famille des Scipions trouvés dans le monument , celui de l'Africain manque. * M. Berlin l'aîné , que je puis nommer aujourd'hui. Il était alors exilé , et per- sécuté par Buonapartc pour son dévoueincnt à la maison de Bourbon. VOYAGE EN ITALJE. 379 jui lui lit faire un mouvement formidable. Je tiens de la bonté d'une personne qui lui fut bien chère ' , et de la politesse d'un ami du comte Alfieri , des notes curieuses sur les ou- vrages posthumes , les opinions et la vie de cet homme célè- bre. La plupart des papiers publics, en France, ne nous ont donné sur tout cela que des renseignements tronqués et in- certains. En attendant que je puisse vous communiquer mes notes , je vous envoie l'épitaphe que le comte Alfieri avait faite , en même temps que la sienne , pour sa noble amie : HIC. SITA. EST. AL.... E.... ST.... ALB.... COM.... GEXEEE. FORMA. MORIBUS. INCOMPAEABILI. AN'IMI. CANDORE. PR^CLARISSIMA. A. YICTORIO. AlFERIO. JUXTA. QUEM. SARCOPHAGO. UNO'. TUMULATA. EST. A^XORUM. 26. SPATIO. ULTRA. RES. OMNES. DILECTA. ET. QUASI. MORTALE. NUMEX. AB. IPSO. COXSTANTER. HABITA. ET. OBSERVATA. VIXIT. AXNOS.... MEXSES.... DIES.... HAXXOXI^. MONTIBUS. NATA. ' La personne pour laquelle avait été composée d'avance l'épitaphe que j? rapportaisjci n'a pas fait mentir longtemps le hic siia est : elle est allée rejoindre le comte Alfieri. Rien n'est triste comme de relire, vers la fin de ses jours, ce que l'on a écrit dans sa jeunesse; tout ce qui était au pré- sent, quand on tenait la plume , se trouve au passé : on parlait de vivants, et il n'y a plus que des morts. L'homme qui vieillit en clieminant dans la vie se retourne pour regarder derrière lui ses compagnons de voyage, et ils ont disparu! 11 est resté seul sur une route déserte. * Sic inscrihendum , me, utopinor cl opto, prœmoriente ; sed , aliter jubente Deo, aliter inscribendum : Qui. justa. eam. sarcophage uno, Conditus. erit. quamprimum. 380 VOYAGE A CLERMONT. OBIIt.... DIE.... MENSIS AN>0. DOMINI. M. D. CGC. ^ La simplicité de cette épitaphe , et surtout la note qui l'ac- compagne, me semblent extrêmement touchantes. Pour cette fois , j'ai fini ; je vous envoie ce monceau de ruines, faites-en tout ce qu'il vous plaira. Dans la descrip- tion des divers objets dont je vous ai parlé, je crois n'avoir omis rien de remarquable, si ce n'est que le Tibre est tou- jours le/Iavus Tiberinus de Virgile. On prétend qu'il doit cette couleur limoneuse aux pluies qui tombent dans les montagnes dont il descend. Souvent , par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur ; le fleuve de- meure teint des eaux de la tempête qui l'ont troublé dans sa course. (AUVERGNE.) VOYAGE A CLERMONT. 2, 3, 4, o et G août 18)3. ISIe voici au berceau de Pascal et au tombeau de IMassil- lon. Que de souvenirs ! les anciens rois d'Auvergne et l'inva- sion des Romains, César et ses légions, Vercingetorix , les derniers efforts de la liberté des Gaules contre un tvran • « Ici repose Héloïse E. St., comtesse d'Al., illustre par ses aïeux, oi^lè- « bre par les grâces de sa personne , par les agréments de son esprit , et par « la candeur incomparable de son âme. Inhumée près de Victor Alfieri « dans un même tombeau * , il la préféra pendant vingt-six ans à toutes « les choses de la terre. Mortelle, elle fut constamment servie et honorée « par lui comme si elle eût été une divinité. « Née à Mons, elle vécut... et mourut le... » * Ainsi j'ai écrit, espérant, désirant mourir le premier; mais s'il plaît à Dieu den ordonner autrement, il faudra autrement écrire r Inhumée par la volonté. de P'ictor Alfieri, qui sera bientôt enseveli près d'elle dans un wme loin- beau. VOYAGE A CLERMONT. 3S| étranger, puis les Visigotlis, puis les Francs, puis les évê- ques , puis les comtes et les dauphins d'Auvergne , etc. Gergoviaj oppidum Gergovia , n'est pas Germont : sur cette colline de Gergoye que j'aperçois au sud-est , était la véritable Gergovie. Voilà Mont-Rognon, 3/o/î s Ri/gosus, dont Césai" s'empara pour couper les vi\Tes aux Gaulois renfermés dans Gergovie. Je ne sais quel dauphin bâtit sur le Mont-Ru- çosus un château dont les ruines subsistent. Clermont était SeyjiossuSj à supposer qu'il n'y ait pas de fausse lecture dans Strabon ; il était encore Nemetum , Au- gusto Nemetum, Arverni urbs , civitas Arverna , oppidum Arvernum, témoin Pline , Ptolémée , la carte de Peutin- ger, etc. Mais d'où lui vient ce nom de Clermont, et quand a-t-il pris ce nom? Dans le nemième siècle, disent Loup de Fer- rières et Guillaume de T\t. Il y a quelque chose qui tranche mieux la question. L'Anonyme , auteur des Gestes de Pipin, ou, comme nous prononçons. Pépin, dit : Maximum par- tem Aquitanise vastans, usque urbem Arvernam, cum omni exercitu veniens{Pipinus) Clare Mome^i castrum captum , afque succensum bellando cepit. Le passage est curieux en ce qu'il distingue la ville , ur- bem Arvernam , du château Clai^e Contem castrum. Ainsi la ville romaine était au bas du monticule , et elle était dé- fendue par un château bâti sur le monticule : ce château s'ap- pelait Clermont. Les habitants de la ville basse ou de la ville romaine, Arverni urbs, fatigués d'être sans cesse ravagés dans une ville ouverte , se retirèrent peu à peu autour et sous la protection du château. Une nouvelle ville du nom de Cler- mont s'éleva dans l'endroit où elle est aujourd'hui , vers le milieu du huitième .siècle, un siècle avant l'époque fixée par Guillaume de Tyr. Faut-il croire que les anciens Arvernes, les Auvergnats d'au- jourd'hui , avaient fait des incursions en Italie avant l'arri- vée du pieux Énée ? ou faut-il croire , d'après Lucain , que les Arvernes descendaient tout droit des Trovens ? Alors ils 382 VOYAGE A CLKRMONT. lie se seraient guère mis en peine des imprécations de Didon, puisqu'ils s'étaient faits les alliés d'Annil)al et les protégés de Cartilage. Selon les druides, si toutefois nous savons ce que disaient les druides , Pluton aurait été le père des Ar- vernes : cette fable ne pourrait-elle tirer son origine de la tradition des anciens volcans d'Auvergne ? Faut-il croire , avec Athénée et Strabon , que Luerius , roi des Arvernes , donnait de grands repas à tous ses sujets, et qu'il se promenait sur un char élevé, en jetant des sacs d'or et d'argent à la foule? Cependant les rois gaulois {Cxsar. Corn.) vivaient dans des espèces de huttes faites de bois et de terre , comme nos montagnards d'Auvergne. Faut-il croire que les Arvernes avaient enrégimenté des chiens , lesquels manœuvraient comme des troupes réguliè- res? et que Bituitus avait un assez grand nombre de ces chiens pour manger toute une armée romaine ? Faut-il croire que ce roi Bituitus attaqua avec deux cent mille combattants le consul Fabius qui n'avait que trente mille hommes? Nonobstant ce , les trente mille Romains tuè- rent ou noyèrent dans le Rhône cent cinquante mille Auver- gnats, ni plus ni moins. Comptons : ■ Cinquante mille noyés, c'est beaucoup. Cent mille tués. Or , comme il n'y avait que trente mille Romains , cha- que légionnaire a dû tuer trois Auvergnats , ce qui fait qua- tre-vingt-dix mille Auvergnats. Restent dix mille tués à partager entre les plus forts tueurs, ou les, machines de l'armée de Fabius. Bien entendu que les Auvergnats ne se sont pas défendus du tout, que leurs chiens enrégimentés n'ont pas fait meil- leure contenance ; qu'un seul coup d'épée , de pilum , de flè- che ou de fronde , dûment ajusté dans une partie mortelle , a suffi pour tuer son homme ; que les Auvergnats n'ont ni fui , ni pu fuir ; que les Romains n'ont pas perdu un seul soldat; et qu'enfin quelques heures ont suffi matériellement pour tuer avec le glaive cent mille hommes : le géant Robas- VOYAGE A CLERMONT. 383 tre était im 3I}Tmidon auprès de cela. A l'époque de la \\c- toire de Fabius, chaque légion ne traînait pas encore après elle dix machines de guerre de la première grandeur, et cin- quante plus petites. Faut-il croire que le royaume d'Auvergne , changé en ré- publique, arma, sous VercingetorLx, quatre cent mille soldats contre César .^ Faut-il croire que Nemetum était une ville immense qui n'avait rien moins que trente portes .^ En fait d'histoire , je suis un peu de l'humeur de mon com- patriote le père Hardouin, qui avait du bon : il prétendait que l'histoire ancienne avait été refaite par les moines du treizième siècle, d'après les Odes d'Horace, les Géorgiques de Virgile, les ouvrages de Pline et de Gcéron. Il se mo- quait de ceux qui prétendaient que le soleil était loin de la terre : voilà un homme raisonnable. La ville des Arvernes, devenue romaine sous le nom à'Au' gusto-Nemetimi , eut un Capitole, un amphithéâtre, un temple de AVasso-Galates , un colosse qui égalait presque ce- lui de Rhodes : Pline nous parle de ses carrières et de ses sculpteurs. Elle eut aussi une école célèbre , d'où sortit le rhéteur Fronton, maître de Marc-Aurèle. Jugusto-yeme- tum, régie par le droit latin, avait un sénat; ses citovens, citoyens romains, pouvaient être revêtus des grandes charges de l'État : c'était encore le souvenir de Rome républicaine qui donnait la puissance aux esclaves de l'empire. Les collines qui entourent Clermont étaient couvertes de bois et marquées par des temples : à Champturgues , un temple de Bacchus; à Montjuset, un temple de Jupiter, des- servi par des femmes-fées {fatux, fatidicœ); au Puv de :Jontaudon , un temple de Mercure ou de Teutatès ( Mon- taudon, Mojis Tentâtes), etc. Xemetum tomba avec toute l'Auvergne sous la domination des Visigoths, par la cession de l'empereur ISépos ; mais Ala- ric ayant été vaincu à la bataille de Vouiilé, l'Auvergne passa aux Francs. Vinrent ensuite les temps féodaux , et le gouver- 384 VOYAGE A CLERMONT. nement souvent indépendant des évêques, des comtes et des dauphins. Le premier apôtre de l'Auvergne fut saint Austremoine : la Gallia christiana compte quatre-vingt-seize évêques depuis ce premier évêque jusqu'à Massillon. Trente et un ou trente- deux de ces évêques ont été reconnus pour saints ; un d'en- tre eux a été pape , sous le nom d'Innocent VI. Le gouverne- ment de ces évêques n'a rien eu de remarquable : je parlerai de Caulin, Chilping disait à Thierry, qui voulait détruire Clermont : « Les murs de cette cité sont très-forts , et remparés de bou- « levards inexpugnables; et, afin que Votre Majesté m'en- « tende mieux , je parle des saints et de leurs églises qui en- « vironnent les murailles de cette ville. « Ce fut au concile de Clermont que le pape Urbain II prê- cha la première croisade. Tout l'auditoire s'écria : Diex el volt! et Aymar, évêque du Puy, partit avec les croisés. Le Tasse le fait tuer par Clorinde. Fu del saDgue sacro Su l'arme feraminili, ampio lavacro. Les comtes qui régnèrent en Auvergne , ou qui en furent les premiers seigneurs féodaux , produisirent des hommes as- sez singuliers. Vers le milieu du dixième siècle , Guillaume, septième comte d'Auvergne , qui, du côté maternel, descen- dait des dauphins viennois, prit le titre de davphin et le donna à ses terres. Le fils de Guillaume s'appela Robert, nom des aventures et des romans. Ce second dauphin d'Auvergne favorisa les amours d'un pauvre chevalier. Robert avait une sœur, femme de Bertrand P"", sire de IMercœur; Pérols, troubadour, aimait cette grande dame; il en fit l'aveu à Robert, qui ne s'en fâ- cha pas du tout : c'est l'histoire du Tasse retournée. Robert lui-même était poète , et échangeait des sirventes avec Ri- chard Cœur de Lion. Le petit-fis de Robert, commandeur des templiers eu VOYAGE A CLERMONT. 385 Aquitaine, fut brûlé vif à Paris : il expia avec courage dans les tourments un premier moment de faiblesse. Il ne trouva pas dans Philippe le Bel la tolérance qu'un troubadour avait rencontrée dans Robert : pourtant Philippe , qui brûlait les templiers , faisait enlever et souffleter les papes. Une multitude de souvenirs historiques s'attachent à dif- férents lieux de l'Auvergne. Le village de la Tour rappelle un nom à jamais glorieux pour la France , la Tour d'Auvergne. Marguerite de Valois se consolait un peu trop gaiement à Usson delà perte de ses grandeurs et des malheurs du royau- me ; elle avait séduit le marquis de Canillac , qui la gardait dans ce château. Elle faisait semblant d'aimer la femme de Canillac : « Le bon du jeu, dit d'Aubigné, fut qu'aussitôt que « son mari ( Canillac ) eut le dos tourné pour aller à Paris , « Marguerite la despouilla de ses beaux joyaux , la renvoya « comme une péteuse avec tous ses gardes , et se rendit dame « et maistresse de la place. Le marquis se trouva beste, et « semt de risée au roi de îs'avarre. » Marguerite aimait beaucoup ses amants tandis qu'ils vi- vaient; à leur mort elle les pleurait, faisait des vers pour leur mémoire , déclarait qu'elle leur serait toujours fidèle : Mentem Fenus ipsa dédit : Atys , de qui la perte attriste mes années; Alys, cligne des vœux de tant d'âmes bien nées, Que j'avais élevé pour montrer aux humains Une œuvre de mes mains. Si je cesse d'aimer, qu'on cesse de prétendre : Je ne veux désormais être prise , ni prendre. Et , dès le soir même , ^Marguerite était prise , et mentait à son amour et à sa muse. Elle avait aimé la :Molle , décapité avec Coconas : pendant la nuit, elle fit enlever la tête .de ce jeune homme, la parfu- ma , l'enterra de ses propres mains , et soupira ses regrets au bel Hyacinthe. « Le pau>Te diable d'Aubiac, en allant à « la potence, au lieu de se souvenir de soname et de son 386 VOYAGE A CLEBMONT. « salut, baisoit un manchon de velours raz bleu qui lui res- « tait des bienfaits de sa dame. « Aubiac , en voyant Mar- guerite pour la première fois , avait dit : « Je voudrois avoir « passé une nuit avec elle, à peine d'estre pendu quelque « temps après. « Martigues portait aux combats et aux as- sauts un petit chien que lui avait donné Marguerite. D'Aubigné prétend que Marguerite avait fait faire à Usson les lits de ses dames extrêmement hauts , « afin de ne plus « s'escorcher, comme elle saouloit, les espaules en s'y four- a rant à quatre pieds pour y chercher Pominy, » fils d'un chaudronnier d'Auvergne , et qui , d'enfant de chœur qu'il était , devint secrétaire de Marguerite. Le même historien la prostitue dès l'âge de onze ans à d'Antragues et à Charin; il la livre à ses deux frères , Fran- çois, duc d'Alençon, et Henri III; mais il ne faut pas croire entièrement les satires de d'Aubigné, huguenot hargneux , ambitieux mécontent , d'un esprit caustique : Pibrac et Bran- tôme ne parlent pas comme lui. JMarguerite n'aimait point Henri IV, qu'elle trouvait mal- propre. Elle recevait Champvallon -< dans un lit éclairé avec « des flambeaux, entre deux linceuls de taffetas noir. « Elle avait écouté M. de Mayenne, bon compagnon gros et gras . et voluptueux comme elle; et ce grand degousté de vicomte de Turenne, et ce vieux rnjlan de Pibrac , dont elle mon- trait les lettres pour rire à Henri IV; et ce petit chicon de valet de Provence, Date, qu'avec six aulnes d'estoffe elle ivoit anobli dans Usson; et ce bec-jaune de Bajaùmont, le «Jernier de la longue liste qu'avait commencée d'Antragues, et qu'avaient continuée, avec les favoris déjà cités, le duc de Guise , Saint-Luc et Bussy. Selon le père Lacoste, la seule vue de l'ivoire du bras de Marguerite triompha de Canillac. Pour finir ce notable commentaire, qui m'est eschappé d'un flux de caquet, comme parle Montaigne, je dirai que les deux lignées royales des d'Orléans et des Valois avaient peu de mœurs, mais qu'elles avaient du génie; elles aimaient VOYAGE A CLERMONT. 387 les lettres et les arts : le sang français et le sang italien se mê- laient en elles par Yalentiiie de ^lilan et Catherine de ^Nlédicis. François I'" était poëte, témoin ses vers charmants sur Agnès Sorel; sa sœur, la roijne de Navarre, contait à la manière de Boccace; Charles IX rivalisait avec Ronsard ; les chants de Marguerite de Valois, d'ailleurs tolérante et humaine (elle sauva plusieurs victimes à la Saint-Barthélemi), étaient répé- tés par toute la cour : ses Mémoires sont pleins de dignité, de grâce et d'intérêt. Le siècle des arts en France est celui de François 1" en descendant jusqu'à Louis Xlll, nullement le siècle de Louis XIY : le petit palais des Tuileries , le vieux Louvre , une partie de Fontainebleau et d'Anet , le palais du Luxem- bourg , sont ou étaient fort supérieurs aux monuments du grand roi. C'était tout un autre personnage que Marguerite de Valois, ce chancelier de FHospital, né à Aigueperse, à quinze ou seize lieues d'Usson. « C'estoit un autre censeur Caton, ce- « lui-là, dit Brantôme, et qui savoit ti'ès-bien censurer etcor- « rigerle monde corrompu. Il en avoit du moins toute l'ap- « parence avec sa grande barbe blanche, son visage pasle, sa « façon grave, qu'on eust dit, à le voir, que c'estoit un vrai « portrait de saint Jorosme. 'c II ne falloit pas se jouer avec ce grand juge et rude ma- « gistrat ', si estoit-il pourtant doux quelquefois, là oii il voyoit « de la raison Ces belles-lettres humaines lui rabattoient « beaucoup de sa rigueur de justice. Ilestoit grand orateur " et fort disert; grand historien, et surtout très-divin poëte « latin, comme plusieurs de ses œmTes l'ont manifesté tel. » Le chanceUer de THospital , peu aimé de la cour et dis- gracié, se retira pauvre dans une petite maison de cam- pagne auprès d'Étampes. On l'accusait de modération en rehgion et en politique : des assassins furent envoyés pour le tuer lors du massacre de la Saint-Barthélemi.. Ses domes- tiques voulaient fermer les portes de sa maison : « Non, non, s 88 VOYAGE A CLERMONT. « dit-il ; si la petite porte n'est bastante pour les faire entrer, « ouvrez la grande. » La veuve du duc de Guise sauva la fille du chancelier, en la cachant dans sa maison ; il dut lui-même son salut aux prières de la duchesse de Savoie. Nous avons son testament en latin; Brantôme nous le donne en français : il est curieux, et par les dispositions et par les détails qu'il renferme. « Ceux, ditl'Hospital, qui m'avoient chassé, prenoient une « couverture de religion , et eux-mesmes estoient sans pitié « et religion; mais je vous puis assurer qu'il n'y avoit rien « qui les esmeust davantage que ce qu'ils pensoient que tant « que je serois en charge il ne leur seroit permis de rompre « les édits du roi, ni de piller ses finances et celles de ses « sujets. « Au reste, il y a presque cinq ans que je mène ici la vie de « Laërte... et ne veux point rafraischir la mémoire des cho- « ses que j'ai souffertes en ce despartement de la cour. « Les murs de sa maison tombaient ; il avait de la peine à nourrir ses vieux serviteurs et sa nombreuse famille ; il se consolait, comme Cicéron, avec les Muses : mais il avait dé- siré voir les peuples rétablis dans leur liberté, et il mourut lorsque les cadavres des victimes du fanatisme n'avaient pas encore été mangés par les vers, ou dévorés par les poissons et les vautours. Je voudrais bien placer Châteauneuf de Randon en Auver- gne ; 11 en est si près ! C'est là que du Guesclin reçut sur son cercueil les clefs de la forteresse ; nargue des deux manuscrits qui ont fait capituler la place quelques heures avant la mort du connétable ! « Vous verrez dans l'histoire de ce Breton une « âme forte, nourrie dans le fer, pétrie sous des palmes, dans « laquelle Mars fit eschole longtemps. La Bretagne en fut « l'essai; l'Anglois, son boute-hors; la Castille, son chef- « d'œuvre : dont les actions n'estoient que heraults de sa gloire ; « les défaveurs, theastres eslevés à sa constance; le cercueil, « embasement d'un immortel trophée. » VOYAGE A CLEHMO>T. 389 L'Auversme a subi le joug des Yisigoths et des Francs, mais elle n'a été colonisée que parles R.omains ; de sorte que, s"il y a des Gaulois en France, il faut les chercher en Auver- gne, montes Celtorum. Tous ses monuments sont celtiques; et ses anciennes maisons descendent ou des familles romai- nes consacrées à l'épiscopat, ou des familles indigènes. La féodalité poussa néanmoins de vigoureuses racines en Auvergne; toutes les montagnes se hérissèrent de châteaux. Dans ces châteaux s'établirent des seigneurs qui exercèrent ces petites tjTannies, ces droits bizarres, enfants de Tarbi- traire, delà grossièreté des mœurs et de l'ennui. A Langeac, le jour de la fête de saint Galles, un châtelain jetait un millier d'œufs à la tête des paysans ; comme en Bretagne, chez un autre seigneur, on apportait un œuf garrotté dans un grand chariot traîné par six bœufs. Un seigneur deToumemine, assigné dans son manoir d'Au- vergne par un huissier appelé Loup, lui fit couper le poing, disant que jamais loup ne s'était présenté à son château, sans qu'il n'eût laissé sa patte clouée à la porte. Aussi arriva-t-il qu'aux grands jours tenus à Clermont en 1665, ces petites fredaines produisirent douze mille plaintes rendues en justice criminelle. Presque toute la noblesse fut obligée de fuir, et Ton n'a point oublié l'homme aux douze apôtres. Le cardi- nal de Richelieu fit raser une partie des châteaux d'Auvergne ; Louis XR* en acheva la destruction. De tous ces donjons en ruine, un des plus célèbres est celui de Murât ou d'Armagnac. Là fut pris le malheureux Jacques, duc de ?semours, jadis lié d'amitié avec ce Jean Y, comte d'Armagnac, qui avait épousé publiquement sa propre sœur. Eu vain le duc de IN^emours adressa-t-il une lettre bien humble à Louis XI, écrite en la cage de la Bastille, et signée le pauvre Jacques ; il fut décapité aux halles de Paris, et ses trois jeunes fils, placés sousl'écha- faud, furent couverts du sang de leur père. Charles de Valois, duc d'Angoulême, fils naturel de Char- les IX et de Marie Touchet, frère utérin de la marquise de Vemeuil, fut investi du comté de Clermont et d'Auvergne. Il 390 VOYAGE A CLERMOM'. entra dans les complots de Biron, dont la fnort est justement reprochée à Henri IV. A la mort de Henri HI, Henri IV avait dit à Armand de Gontaud, baron de Biron : C'est àceste heure qu'il faut que vous mettiez la main droite à ma cou- ronne ; venez-moi servir de père et d'ami contre ces gens qui n'aiment ni vous ni moi. Henri aurait dû garder la mémoire de ces paroles ; il aurait dû se souvenir que Charles de Gon- taud, fils d'Armand, avait été son compagnon d'armes ; il au- rait dû se souvenir que la tête de celui qui avait mis la main droite à sa couronne avait été emportée par un boulet : ce n'était pas au Béarnais à joindre la tête du fils à la tête du père. Le comte d'Auvergne, pour de nouvelles intrigues, fut ar- rêté à Clermont ; sa maîtresse, la dame de Châteaugay, mena- çait de tuer de cent coups de pistolet et de cent coups d'ëpée d'Eure et IMurat , qui avaient saisi le comte : elle ne tua per- sonne. Le comte d'Auvergne fut mis à la Bastille; il en sortit sous Louis XIII, et vécut jusqu'en 1650 : c'était la dernière goutte du sang des Valois. Le duc d'Angoulême était brave, léger et letti'é comme tous les Valois. Ses IMémoires contiennent une relation tou- chante de la mort de Henri III, et un récit détaillé du com- bat d'Arqués, auquel lui, duc d'Angoulême, s'était trouvé a l'âge de seize ans. Chargeant Sagonne, ligueur décidé, qui lui criait, « Du fouet! du fouet! petit garçon! « il lui cassa la cuisse d'un coup de pistolet, et obtint les prémices de la victoire. L'Auvergne fut presque toujours en révolte sous la seconde race ; elle dépendait de l'Aquitaine ; et la charte d'Aalon a prouvé que les premiers ducs d'Aquitaine descendaient en li- gne directe de la race de Clovis ; ils <îombattaient donc les Car- lovingiens comme des usurpateurs du trône. Sous la troisième race, lorsque la Guyenne, fief de la couronne de France, tomba par alliance et héritage à la couronne d'Angleterre, l'Auvergne se trouva anglaise en partie : elle fut alors ra- vagée par les grandes compagnies , par les écorcheurs , etc. VOYAGE A CLERMO.NT. 391 On chantait partout des complaintes latines sur les malheurs de la France : Plange regni respublica, Tua gens ut schismatica Desolatur , etc. Pendant les guerres de la Ligue, l'Auvergne eut beaucoup à souffrir. Les sié^res d'Issoire sont fameux : le capitaine Merle, partisan protestant, fit écorcher vifs trois religieux de l'abbaye d'Issoire. Ce n'était pas la peine de crier si haut contre les violences des catholiques. On a beaucoup cité , et avec raison , la réponse du gouver- neur de Bayonne à Charles IX , qui lui ordonnait de massa- crer les protestants. Montmorin, commandant en Auvergne à la même époque, fit éclater la même générosité. La noble famille qui avait montré un si véritable dévouement à son prince, ne l'a point démenti de nos jours ; elle a répandu son sang pour un monarque aussi veitueux que Charles IX fut criminel. Voltaire nous a conservé la lettre de Montmorin. « SlEE, « J'ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de « faire mourir tous les protestants qui sont dans ma province. « Je respecte trop Voti-e Majesté pour ne pas croire que ces « lettres sont supposées ; et si ( ce qu'à Dieu ne plaise ! ) l'or- « dre est véritablement émané d'elle, je la respecte aussi K trop pour lui obéir. ■» C'est de Clermont que nous viennent les deux plus anciens historiens de la France , Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours. Sidoine, natif de Lyonetévêque de Clermont, n'est pas seulement un poëte, c'est un écrivain qui nous apprend comment les rois francs célébraient leurs noces dans un four- gon, comment ils s'habillaient, et quel était leur langage. Grégoire de Tours nous dit, sans compter le reste , ce qui se passait à Clermont de son temps ; il raconte , avec une ingé- 3 92 VOYAGE A CLEBMONT. niiité (le détails qui fait frémir, l'épouvantable histoire du prêtre Anastase , enfermé par l'évêque Caulin dans un tom- beau avec le cadavre d'un vieillard. L'anecdote des deux amants est aussi fort célèbre : les deux tombeaux d'injurio- sus et de Scholastique se rapprochèrent, en signe de l'étroite union de deux chastes époux . qui ne craignaient plus de manquer à leur serment. Quelque chose de semblable a été dit depuis d'Abélard et d'Héloïse : on n'a pas la même con- fiance dans le fait. Grégoire de Tours , naïf dans ses pensées , barbare dans son langage , ne laisse pas que d'être fleuri et rhétoricien dans son style. L'Auvergne a vu naître le chancelier de l'Hospital , Do- mat, Pascal, le cardinal de Polignac , l'abbé Gérard, le père Sirmond ; et, de nos jours , la Fayette , Desaix , d'Estaing , Chamfort , Thomas , l'abbé Delille , Chabrol , Dulaure , Mont- losier et Barante. J'oubliais de compter ce Lizet , ferme dans la prospérité, lâche au malheur, faisant brûler les protes- tants , requérant la mort pour le connétable de Bourbon , et n'ayant pas le courage de perdre une place. Maintenant que ma mémoire ne fournit plus rien d'essen- tiel sur l'histoire d'Auvergne , parlons de la cathédrale de Clermont , de la Limagne et du Puy-de-Dôme. La cathédrale de Clermont est un monument gothique qui, comme tant d'autres , n'a jamais été achevé. Hugues de Tours commença à la faire bâtir en partant pour la terre sainte , sur un plan donné par Jean de Campis. La plupart de ces grands monuments ne se finissaient qu'à force de siècles , parce qu'ils coûtaient des sommes immenses. La chrétienté entière payait ces sommes du produit des quêtes et des au- mônes. La voûte en ogive de la cathédrale de Clermont est soute- nue par des piliers si déliés , qu'ils sont effrayants à l'œil : c'est à croire que la voûte va fondra sur votre tête. L'église, sombre et religieuse , est assez bien ornée pour la pauvreté actuelle du culte. On y voyait autrefois le tableau de la Con- version de saint Faul , un des meilleurs de Lebrun; on l'a VOYAGE A CLERM05T. 393 ratissé avec la lame d'un sabre : Turba ruitl Le tombeau de Massillon était aussi dans cette église ; on l'en a fait dispa- raître dans un temps où rien n'était à sa place , pas même la mort. Il y a longtemps que la Limagne est célèbre par sa beauté. On cite toujours le roi Cbildebert , à qui Grégoire de Tours fait dire : « Je voudrais voir quelque jour la Limagne d'Au- « vergue, que Ton dit être un pays si agréable. » Salvien ap- pelle la Limagne la moelle des Gaules. Sidoine , en peignant la Limagne d'autrefois, semble peindre la Limagne d'aujour- d'hui : Taceo territorii peculiarem jucunditatem , viatori- bus molle, fructuosum aratoribus, venaioribus voluptuo- sum; quod mojifiumcingunt dorsa pascids , latera vinetis, terrena villis, saxosacasfellis, opaca lustris , aperia cul- turis, concavafontîbus , abruptajluminibus : quod denique hujusmodi est , ut semel visum adceiiis, multis patblï OBLIVIONEM SiEPE PEBSUADEAT. On croit que la Limagne a été un grand lac ; que son nom vient du grec /'ar.v : Grégoire de Tours écrit alternati- vement Lijnane e\ Limania. Quoi qu'il en soit, Sidoine , jouant sur le mot , disait , dès le quatrième siècle , œquor agrorum in qiio, sine pericido , qusestuosœ fluctuant in se- getibus undx. C'est en effet une mer de moissons. La position de Clermont est une des plus belles du monde. Qu'on se représente des montagnes s'arrondissant en un demi-cercle ; un monticule attaché à la partie concave de ce demi-cercle ; sur ce monticule Clermont ; au pied de Cler- mont, la Limagne, formant une vallée de vingt lieues de long , de six , huit et dix de large. La place du ^ offre un point de vue admirable sur cette vallée. En errant par la ville au hasard , je suis ar- rivé à cette place vers six heures et demie du soir. Les blés mûrs ressemblaient à une grève immense , d'un sable plus ou moins blond. L'ombre des nuages parsemait cette plage ' Je n'ai jamais pu lire le nom à demi erfacé dans l'original , écrit au crayon ; c est sans doute la place de Jaude. 394 VOYAGE A CLEEMOWT. jaune de taclies obscures , comme des couches de limon ou des bancs d'algue : vous eussiez cru voir le fond d'une mer dont les (lois venaient de se retirer. Le bassin de la Limagne n"est point d'un niveau égal ; c'est un terrain tourmenté, dont les bosses de diverses hauteurs semblent unies quand on les voit de Clermont , mais qui , dans la vérité, offrent des inégalités nombreuses, et forment une multitude de petits vallons au sein de la grande vallée. Des villages blancs , des maisons de campagne blanches , de vieux châteaux noirs , des collines rougeâtres , des plants de vignes , des prairies bordées de saules , des noyers isolés qui s'arrondissent comme des orangers , ou portent leurs rameaux comme les branches d'un candélabre, mêlent leurs couleurs variées à la couleur des froments. Ajoutez à cela tous les jeux de la lumière. A mesure que le soleil descendait à l'occident , l'ombre coulait à l'orient, et envahissait la plaine. Bientôt le soleil a disparu ; mais, baissant toujours en marchant derrière les mon- tagnes de l'ouest , il a rencontré quelque déûlé débouchant sur la Limagne : précipités à travers cette ouverture, ses rayons ont soudain coupé l'uniforme obscurité de la plaine par un fleuve d'or. Les monts qui bordent la Limagne au le- vant retenaient encore la lumière sur leur cime ; la ligne que ces monts traçaient dans l'air se brisait en arcs dont la partie convexe était tournée vers la terre. Tous ces arcs, se liant les uns aux autres par les extrémités , imitaient à l'horizon la si- nuosité d'une guirlande , ou les festons de ces draperies que l'on suspend aux murs d'un palais avec des roses de bronze. Les montagnes du levant dessinées de la sorte, et peintes, comme je l'ai dit , des reflets du soleil opposé , ressemblaient à un rideau de moire bleue et pourpre ; lointaine et dernière décoration du pompeux spectacle que la Limagne étalait à mes yeux. Les deux degrés de différence entre la latitude de Cler- mont et celle de Paris sont déjà sensibles dans la beouté de la lumière : cette lumière est plus Une et moins pesante que VOYAGE A CLERMO!^T. 395 dans la vallée de la Seine ; la verdure s'aperçoit de plus loin , et parait moins noire : Adieu donc, Chanonat J didien, frais paysages ! 11 semble qu'un autre air parfume vos rivages; 11 semble que leur vue ait ranimé mes sens, Mail redonné la joie, et rendu mon printemps. Il faut en croire le poète de l'Auvergne. J"ai remarqué ici dans le stvle de l'architecture des souve- nirs et des traditions de l'Italie : les toits sont plats, cou- verts en tuiles à canal; les lignes des murs, longues; les fe- nêtres, étroites et percées haut; les portiques, multipliés; les fontnines, fi'équentes. Rien ne ressemble plus aux villes et aux villages de l'Apennin que les villes et les villages des montagnes de Thiers , de l'autre côté de la Limagne , au bord de ce Lignon où Céladon ne se noya pas , sauvé qu'il fut par les trois nymphes Sylvie, Galaîée et Léonide. Il ne reste aucune antiquité romaine à Ciermont . si ce n'est peut-êti'e un sarcophage, un bout de voie romaine, et des ruines d'aqueduc; pas un fi'agment de colosse, pas même de traces des maisons, des bains et des jardins de Si- doine. jSemetum et Ciermont ont soutenu au moins sept siè- ges, ou, si l'on veut, ils ont été pris et détruits une ving- taine de fois. Un conti'aste assez frappant existe entre les femmes et les hommes de cette province. Les femmes ont les traits dé- licats , la taille légère et déliée; les hommes sont cousti'uits fortement, et il est impossible de ne pas reconnaître un véri- table Auvergnat à la forme de la mâchoire inférieure. Une province, pour ne parler que des morts, dont le sang a donné Turenne à l'armée , l'Hospital à la magistrature , et Pascal aux sciences et aux lettres, a prouvé qu'elle a une vertu supérieure. Je suis allé au Puy-de-Dôme par pure affaire de conscience, il m'est arrivé ce à quoi je m'étais attendu : la vue du haut de cette montagne est beaucoup moins belle que celle .dont on jouit de Qermont. La perspective à vol d'oiseau est plate 396 VOYAGE A CLERMONT. et vague ; l'objet se rapetisse dans la même proportion que l'espace s'étend. Il y avait autrefois sur le Puy-de-Dôme une chapelle dé- diée à saint Barnabe ; on en voit encore les fondements : une pyramide de pierre de dix ou douze pieds marque aujour- d'hui l'emplacement de cette chapelle. C'est là que Pascal a fait les premières expériences sur la pesanteur de l'air. Je me représentais ce puissant génie cherchant à découvrir, sur ce sommet solitaire, les secrets de la nature , qui devaient le conduire à la connaissance des mystères du créateur de cette même nature. Pascal se fraya, au- moyen de la science, le chemin à l'ignorance chrétienne ; il commença par être un homme sublime , pour apprendre à devenir un simple enfant. Le Puy-de-Dôme n'est élevé que de huit cent vingt-cinq toises au-dessus du niveau de la mer; cependant je sentis à son sommet une difficulté de respirer que je n'ai éprouvée ni dans les Alléghany , en Amérique , ni sur les plus hautes Al- pes de la Savoie. J'ai gravi le Puy-de-Dôme avec autant de peine que le Vésuve ; il faut près d'une heure pour monter de sa base au sommet par un chemin roide et glissant ; mais la verdure et les fleurs vous suivent. La petite fille qui me servait de guide m'avait cueilli ua bouquet des plus belles pensées ; j'ai moi-même trouvé sous mes pas des œillets rou- ges d'une élégance parfaite. Au sommet du mont, on voit partout de larges feuilles d'une plante bulbeuse , assez sem- blable au lis. J'ai rencontré , à ma grande surprise , sur ce lieu élevé, trois femmes qui se tenaient parla main, et qui chantaient un cantique. Au-dessous de moi, des troupeaux de vaches paissaient parmi les monticules que domine le Puy-de-Dôme. Ces troupeaux montent à la montagne avec le printemps , et en descendent avec la neige. On voit partout les burons ou les chalets de l'Auvergne, mauvais abris de pierres sans ciment, ou de bois gazonné. Chantez les chalets, mais ne les habitez pas. Le patois de la montagne n'est pas exactement celui de la plaine. La musette, d'origine celtique, sert à accompagner VOYAGE A CLERMONT. 397 quelques airs de romances qui ne sont pas sans euphonie, et sur lesquels on a fait des paroles françaises. Les Auver- gnats , comme les habitants du Rouergue , vont vendre des mules en Catalogne et en Aragon ; ils rapportent de ce pays quelque chose d'espagnol qui se marie bien avec la solitude de leurs montagnes ; ils font pour leurs longs hivers provi- sion de soleil et d'histoires. Les voyageurs et les vieillards aiment à conter, parce qu'ils ont beaucoup va : les uns ont cheminé sur la terre, les autres, dans la vie. Les pays de montagnes sont propres à conserveries mœurs. Une famille d'Auvergne, appelée les Gidttard-Pinon, culti- vait en commun des terres dans les environs de Thiers ; elle était gouvernée par un chef électif, et ressemblait assez à un ancien clan d'Ecosse. Cette espèce de république champêtre a survécu à la révolution ; mais elle est au moment de se dis- soudre. Je laisse de côté les curiosités naturelles de l'Auvergne, la grotte de Royat , charmante néanmoins par ses eaux et sa verdure; les diverses fontaines minérales, la fontaine pétri- fiante de Saint-.All\Te , avec le pont de pien-e qu'elle a formé, et que Charles IX voulut voir; le puits de la poix, les vol- cans éteints, etc. Je laisse aussi à l'écart les merveilles des siècles moyens, les orgues, les horloges avec leur carillon et leurs têtes de Maure ou de More, qui ouvraient des bouches effroyables quand l'heure venait à sonner. Les processions bizarres , les jeux mêlés de superstition et d'indécence, mille autres cou- tumes de ces temps, n'appartiennent pas plus à l'Auvergne qu'au reste de l'Europe gothique. J'ai voulu , avant de mourir, jeter un regard sur l'Auver- gne, en souvenance des impressions de ma Jeunesse. Lors- que j'étais enfant dans les bruyères de ma Bretagne , et que j'entendais parler de l'Auvergne et des petits Auvergnats, je me figurais que l'Auvergne était un pays bien loin, bien loin, où l'on voyait des choses étranges, où l'on ne pouvait aller qu'avec de grands périls , en cheminant sous la garde :TL>ÉB. — T. II. 34 398 VOYAGE AU MONT-BLANC. de la mère de Dieu. Une chose m'a frappé et charmé à la fois : j'ai retrouvé dans l'habit du paysan auvergnat le vête- ment du paysan breton. D'où vient cela ? C'est qu'il y avait autrefois pour ce royaume , et même pour TEurope entière , un fond d'habillement commun. Les provinces reculées ont gardé les anciens usages , tandis que les départements voisins de Paris ont perdu leurs vieilles mœurs : de là cette ressem- blance entre certains villageois placés aux extrémités oppo- sées de la France , et qui ont été défendus contre les nou- veautés par leur indigence et leur solitude. Je ne vois jamais sans une sorte d'attendrissement ces pe- tits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde , avec une boîte et quelques méchantes paires de ci- seaux. Pauvres enfants qui dévalent bien tristes de leurs montagnes , et qui préféreront toujours le pain bis et la bour- rée aux prétendues joies de la plaine. Ils n'avaient guère que l'espérance dans leur boîte en descendant de leurs rochers : heureux s'ils la rapportent à la chaumière paternelle ! VOYAGE AU MOINT- BLANC. PAYSAGES DE MONTAGINES. Rien n'est beau que le vrai , le vrai seul est aimable. Fin d'août iSOo. J'ai vu beaucoup de montagnes en Europe et en Amérique, et il m'a toujours paru que, dans les descriptions de ces grands monuments de la nature, on allait au delà de la vé- rité. ]Ma dernière expérience à cet égard ne m'a point fait changer de sentiment. J'ai visité la vallée de Chamouny , de- venue célèbre par les travaux de M. de Saussure; mais je ne sais si le poète y trouverait le speciosa deserti comme le mi- néralogiste. Quoi qu'il en soit, j'exposerai avec simplicité les lellexions que j'ai faites dans mon voyage. Mon opinion, VOYAGE AU HONT-BLATÎC. 390 d'ailleurs . a trop peu d'autorité pour qu'elle puisse choquer personne. Sorti de Genève par un temps assez nébuleux, j'arrivai à Servoz au moment où le ciel commençait à s'éclaircir. La crête du Mont-Blanc ne se découvre pas de cet endroit, mais on a une vue distincte de sa croupe neigée, appelée le Dôme. On franchit ensuite le passage des Montées , et l'on entre dans la vallée de Chamouny. On passe au-dessous du glacier des Bossons ; ses pyramides se montrent à travers les bran- ches des sapins et des mélèzes. M. Bourrit a comparé ce glacier, pour sa blancheur et la coupe allongée de ses cris- taux , à une flotte à la voile ; j'ajouterais , au milieu d'un golfe bordé de vertes forêts. Je m'arrêtai au village de Chamouny , et le lendemain je me rendis au ]Montanvert. J'y montai par le plus beau jour de Tannée. Parvenu à son sommet, qui n'est qu'une croupe du Mont-Blanc, je découvris ce qu'on nomme très-impro- prement la Mer de glace. Qu'on se représente une vallée dont le fond est entière- ment couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée laissent pendre au-dessus de ce fleuve une masse de rochers , les aiguilles du Dru , du Bochard , des Char- moz. Dans l'enfoncement, la vallée et le fleuve se dissent en deux branches , dont l'une va aboutir à une haute mon- tagne , le Col du Géant , et l'autre aux rochers des Jorasses. Au bout opposé de cette vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamouny. Cette pente, presque verticale, est occupée par la portion de la mer de glace qu'on appelle le Glacier des bois. Supposez donc un rude hiver survenu ; le fleuve qui remplit la vallée , ses inflexions et ses pentes , a été dacé jusqu'au fond de son lit ; les sommets des monts voi- sins se sont chargés de neige partout où les plans du granit ont été assez horizontaux pour retenir les eaux congelées : voUà la Mer de glace et son site. Ce n'est point , comme on le voit , une mer; c'est un fleuve ; c'est , si l'on veut, le Rhin 400 VOYAGE AU MONT-BLÀTCC. glacé ; la Mer de glace sera son cours , et le Glacier des bois, sa chute à Laufen. Lorsqu'on est sur la Mer de glace , la surface , qui vous en paraissait unie du haut du IMontanvert , offre une multi- tude de pointes et d'anfractuosités. Ces pointes imitent les formes et les déchirures de la haute enceuite de rocs qui sur- plombent de toutes parts : c'est comme le reliet en marbre blane des montagnes environnantes. Parlons maintenant des montagnes eu général. Il y a deux manières de les voir : avec les nuages , ou sans !es nuages. Avec les nuages , la scène est plus animée ; mais alors elle est obscure , et souvent d'une telle confusion , qu'on peut à peine y distinguer quelques traits. Les nuages drapent les rochers de mille manières. J'ai vu au-dessus de Servoz un piton chauve et ridé qu'une nue tra- versait obliquement comme une toge ; on l'aurait pris pour la statue colossale d'un vieillard romain. Dans un autre en- droit , on apercevait la pent« défrichée de la montagne ; une barrière de nuages arrêtait la vue à la naissance de cette pente , et au-dessus de cette barrière s'élevaient de noires ramifications de rochers imitant des gueules de Chimère , des corps de Sphinx , des têtes d'Anubis , diverses formes des monstres et des dieux de l'Egypte. Quand les nues sont chassées par le vent , les monts sem- blent fuir derrière ce rideau mobile : ils se cachent et se dé- cou\Tent tour à tour; tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l'ouverture d'un nuage , comme une île suspen- due dans le ciel ; tantôt un rocher se dévoile avec lenteur , et perce peu à peu la vapeur profonde comme un fantôme. Le voyageur, attristé, n'entend que le bourdonnement du vent dans les pins , le bruit des torrents qui tombent dans les gla- ciers, par intervalle la chute de l'avalanche, et quelquefois le sifflement de la marmotte effrayée, qui a vu l'épervier dans la nue. TOYAGE AD M0NT-BLA:!«C 401 Lorsque le ciel est sans nuages , et que ramphitliéâtrc des monts se déploie tout entier à la vue , un seul accident mé- rite alors d'être observé : les sommets des montagnes , dans la haute région où ils se dressent , offrent une pureté de li- gnes , une netteté de plan et de profil que n'ont point les objets de la plaine. Ces cimes anguleuses, sous le dôme trans- parent du ciel, ressemblent à de superbes morceaux d'his- toire naturelle , à de beaux arbres de coraux , à des girando- les de stalactite , renfermés sous un globe du cristal le plus pur. Le montagnard cherche dans ces découpures élégantes Timage des objets qui lui sont familiers : de là ces roches nommées les Mulets, les Charmoz, ou les Chamois ; de là ces appellations empruntées de la religion , les sof/unets des Croix, le rocher du Reposoir , le glacier des Pèlerins ; dé- nominations naïves , qui prouvent que si l'homme est sans cesse occupé de l'idée de ses besoins , il aime à placer partout le souvenir de ses consolations. Quant aux arbres des montagnes, je ne parlerai que du pin, du sapin et du mélèze, parce quils font, pour ainsi dire , l'unique décoration des Alpes. Le pin a quelque chose de monumental ; ses branches ont le port de la pyramide, et son tronc, celui de la colonne. Il imite aussi la forme des rochers où il vit : souvent je l'ai confondu , sur les redans et les corniches avancées des mon- tagnes , avec des flèches et des aiguilles élancées ou écheve- lées comme lui. Au revers du col de Balme , à la descente du glacier de Trient , on rencontre un bois de pins , de sapins et de mélèzes : chaque arbre , dans cette famille de géants , compte plusieurs siècles. Cette tribu alpine a un roi que les guides ont som de montrer aux voyageurs : c'est un sapin qui pourrait servir de mdt au plus grand vaisseau. Le monar- que seui est sans blessure , tandis que tout son peuple autour de lui est mutilé : un arbre a perdu sa tête, un autre ses bras ; celui-ci a le front sillonné par la foudre , celui-là , le pied noirci par le feu des pâtres. Je remarquai deux jumeaux sor- tis du même tronc , qui s'élançaient ensemble dans le ciel : 34. 402 VOYAGE AU MONT-BLANC. ils étaient égaux en hauteur et en âge ; mais l'un était plein de vie , et l'autre était desséché. Daucia, LarideThymberque , simillima prok's, Indiscreta suis, gratusquepaientibus error : At nunc dura dédit vobis discrimina Pallas. « Fils jumeaux de Daucus, rejetons semblables, ô Laris et « ïhymber , vos parents mêmes ne pouvaient vous distinguer, « et vous leur causiez de douces méprises! ]Mais la mort mit « entre vous une cruelle différence. " Ajoutons que le pin annonce la solitude et l'indigence de la montagne. Il est le compagnon du pauvre Savoyard, dont il partage la destinée : comme lui , il croît et meurt inconnu sur des sommets inaccessibles , où sa postérité se perpétue également ignorée. C'est sur le mélèze que l'abeille cueille ce miel ferme et savoureux, qui se marie si bien avec la crème et les framboises du Montanvert. Les bruits du pin, quand ils sont légers , ont été loués par les poètes bucoliques ; quand ils sont violents , ils ressemblent au mugissement de la mer : vous croyez quelquefois entendre gronder l'Océan au milieu des Alpes. Enfin , l'odeur du pin est aromatique et agréable; elle a surtout pour moi un charme particulier, parce que je l'ai respirée à plus de vingt lieues en mer sur les côtes de la Virginie : aussi réveille-t-elle toujours dans mon esprit l'idée de ce nouveau monde qui me fut annoncé par un souffle embaumé , de ce beau ciel, de ces mers brillantes où le parfum des forêts m'était apporté par la brise du ma- tin ; et, comme tout s'enchaîne dans nos souvenirs, elle rappelle aussi dans ma mémoire les sentiments de regrets et d'espérance qui m'occupaient, lorsque, appuyé sur le bord du vaisseau , je rêvais à cette patrie que j'avais perdue , et à ces déserts que j'allais trouver. INIais, pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes , je dirai que, comme il n'y a pas de beaux paysa- ges sans un horizon de montagnes , il n'y a point aussi de lieux agréables à habiter, ni de satisfaisants pour les yeux VOYAGE AD MONT-BLANC. 408 et pour le cœur, là où Ton manque d'air et d'espace-, or, c'est ce qui arrive dans l'intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de Tliomme et la faiblesse de ses organes. On attribue aux paysages des montagnes la sublimité : celle-ci tient sans doute à la grandeur des objets. ^lais si l'on prouve que cette grandeur, très-réelle en effet, n'est ce- pendant pas sensible au regard , que devient la sublimité ? Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l'art : pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective ; autrement les formes , les couleurs , les proportions, tout disparaît. Dans l'intérieur des monta- gnes, comme on touche à l'objet même, et comme le champ de l'optique est trop resserré, les dimensions perdent néces- sairement leur grandeur : chose si vraie , que l'on est conti- nuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J'en appelle aux voyageurs : le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouny ? Souvent un lac immense dans les Alpes a l'air d'un petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d'une pente que vous êtes trois heu- res à gravir ; une journée entière vous suffit à peine pour sor- tir de cette gorge , à l'extrémité de laquelle il vous semblait que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des mon- tagnes , dont on fait tant de bruit, n'est réelle que par la fa- tigue qu'elle vous donne. Quant au paysage, il n'est guère plus grand à l'œil qu'un paysage ordinaire. 3Iais ces monts, qui perdent leur grandeur apparente quand ils sont trop rapprochés du spectateur, sont toutefois si gi- gantesques, qu'ils écrasent ce qui pourrait leur servir d'ornement. Ainsi , par des lois contraires , tout se rapetisse à la fois dans les défilés des Alpes , et l'ensemble et les dé- tails. Si la nature avait fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines; si les fleuves et les cascades y versaient des eaux cent fois plus abondantes , ces grands bois , ces grandes eaux pourraient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre. Il n'en est 404 VOYAGE AU MONT-BLANC. pas de la sorte ; le cadre du tableau s'accroît démesurément, et les rivières , les forêts , les villages , les troupeaux , gardent les proportions ordinaires : alors il n'y a plus de rapport en- tre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient une échelle toujours dressée, où l'œil rapporte et compare les objets qu'il embrasse, et ces objets accusent tour à tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers , par exemple , se distinguent à peine dans l'escarpement des vallons , où ils paraissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs par de petites rayures jaunes et parallèles ; et les torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées, ressemblent à de mai- gres filets d'eau ou à des vapeurs bleuâtres. Ceux qui ont aperçu des diamants , des topazes , des éme- raudes dans les glaciers, sont plus heureux que moi : mon imagination n'a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas du Glacier des bois , mêlées à la poussière de granit , m'ont paru semblables à de la cendre ; on pourrait prendre la Mer de glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme , et quand les couches de glace sont ap- puyées sur le roc , elles ressemblent à de gros verres de bou- teille. Ces draperies blanches des Alpes ont d'ailleurs un grand inconvénient; elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu'au ciel , dont elles rembrunissent l'azur. Et ne croyez pas que l'on soit dédommagé de cet effet désagréable parles beaux accidents de la lumière sur les neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines est nulle pour le specta- teur placé à leur pied. La pompe dont le soleil couchant cou- vre la cime des Alpes de la Savoie n'a lieu que pour l'habi- tant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Cha- mouny, c'est en vain qu'il attend ce brillant spectacle. Il voit, comme du fond d'un entonnoir, au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur , sans couchant et sans VOYAGE AU MOM-BLANC. 405 aurore ; triste séjour, où le soleil jette à peine un regard à midi par-dessus une barrière glacée. Qu'on me permette , pour me faire mieux entendre , d'é- noncer une vérité triviale. Il fautune toile pour peindre : dans la nature, le ciel est la toile des paysages ; s'il manque au fond du tableau , tout est confus et sans effet. Or, les monts, quand on en est trop voisin , obstruent la plus grande partie du ciel. Il n'y a pas assez d'air autour de leurs cimes ; ils se font ombre l'un à l'autre, et se prêtent mutuellement les ténèbres qui résident dans quelque enfoncement de leurs rochers. Pour savoir si les paysages des montagnes avaient une su- périorité si marquée, il suffisait de consulter les peintres : ils ont toujours jeté les monts dans les lointains, en ouvrant à l'œil un paysage sur les bois et sur les plaines. Un seul accident laisse aux sites des montagnes leur ma- jesté naturelle : c'est le clair de lune. Le propre de ce demi- jour sans reflets et d'une seule teinte est d'agrandir les objets en isolant les masses, et en faisant disparaître cette gradation de couleurs qui lie ensemble les parties d'un tableau. Alors plus les coupes des monuments sont franches et décidées, plus leur dessein a de longueur et de hardiesse, et mieux la blan- cheur de la lumière profile les lignes de l'ombre. C'est pour- quoi la grande architecture romaine, comme les contours des montagnes, est si belle à la clarté de la lune. Le grandiose, et par conséquent l'espèce de sublime qu'il fait naître, disparaît donc dans l'intérieur des montagnes : voyons si le gracieux s'y trouve dans un degré plus émi- nent. On s'extasie sur les vallées de la Suisse ; mais il faut bien observer qu'on ne les trouve si agréables que par comparai- son. Certes , l'œil, fatigué d'errer sur des plateaux stériles ou des promontoires couverts d'un lichen rougeâtre, retombe avec grand plaisir sur un peu de verdure et de végétation. Mais en quoi cette verdure consiste-t-elle? en quelques saules chétifs, en quelques sillons d'orge et d'avoine qui croissent péniblement et mûrissent tard, en quelques arbres sauvageons 406 VOYAGE AU MONX-BLANC. qui portent des fruits âpres et amers. Si une vigne végète pé- niblement dans un petit abri tourné au midi, et garantie avec soin des vents du nord, on vous fait admirer cette fécondité extraordinaire. Vous élevez-vous sur les rochers voisins, les grands traits des monts font disparaître la miniature de la vallée. Les cabanes denennent à peine visibles, et les compar- timents cultivés ressemblent à des échantillons d'étoffes sur la carte d'un drapier. On parle beaucoup des fleurs des montagnes, des violettes que l'on cueille au bord des glaciers, des fraises qui rougis- sent dans la neige, etc. Ce sont d'imperceptibles merveilles qui ne produisent aucun effet : l'ornement est trop petit pour des colosses. Enfin, je suis bien malheureux, car je n'ai pu voir, dans ces fameux chalets enchantés par l'imagination de J. J. Rousseau, que de méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l'odeur des fromages et du lait fermenté; je n'y ai trouvé pour habitants que de misérables montagnards qui se regar- dent comme en exil , et aspirent à descendre dans la vallée. De petits oiseaux muets, voletant de glaçons en glaçons, des couples assez rares de corbeaux et d'éperviers, animent à peine ces solitudes de neiges et de pierres, où la chute de la pluie est presque toujours le seul mouvement qui frappe vos yeux. Heureux quand le pivert, annonçant l'orage, fait reten- tir sa voix cassée au fond d'un vieux bois de sapins ! Et pour- tant ce triste signe de vie rend plus sensible la mort qui vous environne. Les chamois, les bouquetins, les lapins blancs, sont presque entièrement détruits ; les marmottes même de- viennent rares, et le petit Savoyard est menacé de perdre son trésor. Les bêtes sauvages ont été remplacées sur les sommets des Alpes par des troupeaux de vaches qui regrettent la plaine aussi bien que leurs maîtres. Couchés dans les herbages du pays de Caux, ces troupeaux offriraient une scène aussi belle, et ils auraient en outre le mérite de rappeler les descriptions des poètes de l'antiquité. ^ 11 ne reste plus qu'à parler du sentiment qu'on pprouTe %OVAGE AL MONT-BLANC. 407 dans les montagnes. Eh bien, ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne puis être heureux là où je vois partout les fatigues de l'homme et ses travaux inouïs qu'une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard, qui sent son mal, est plus sincère que les voyageurs; il appelle la plaine /e bon pays, et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses sueurs, sans en êti'e plus fertiles, soient ce quil y a de meilleur dans les dis- ti'ibutions de la Providence. S'il est très-attaché à sa monta- gne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieua étabUes entre nos peines, l'objet qui les cause, et les lieux oij nous les avons éprouvées ; cela tient aux souvenirs de l'enfance, aux premiers sentiments du cœur, aux douceurs, et même aux rigueurs de la maison paternelle. Plus solitaire que les autres hommes, plus sérieux par l'habitude de souffrir, le monta- gnard appuie davantage sur tous les sentiments de sa vie. Il ne faut pas attribuer aux charmes des lieux qu'il habite l'a- mour extrême qu'il montre pour son pays; cet amour vient de la concentration de ses pensées, et du peu d'étendue de ses besoins. Mais les montagnes sont le séjour de la rêverie ? J'en doute : je doute qu'on puisse rêver lorsque la promenade est une fa- tigue ; lorsque l'attention que vous êtes obligé de donner à vos pas occupe entièrement votre esprit. L'amateur de la so- litude qui bai/erai faux chimères^ en gravissant le Montan- vert pourrait bien tomber dans quelque puits, comme l'as- trologue qui prétendait lire au-dessus de sa tête, et ne pouvait voir à ses pieds. Je sais que les poètes ont désiré les vallées et les bois, pour converser avec les Muses. ^lais écoutons Virgile : Rura raihi et rigui placeant in vallibus amnes : Flumina amem sylvasque inglorius. D'abord il se plairait aux champs, rwra /^^iVii; il chercherait les vallées agréables, riantes, gracieuses, vallibus amnes; il ai- merait les f\eu\QS^Jlumi?ia amem (non pas les torrents), et • La Fonlaine. 408 VOYAGE AU MONT-BLAI^C. les forêts où il vivrait sans gloire, sylvasque inglorlus. Ces forêts sont de belles futaies de chênes, d'ormeaux, de hêtres, et non de tristes bois de sapins; car il n'eût pas dit : Et ingentl ramorum proiegat lunbra, «< Et d'un feuillage épais ombragera ma lêle. » El où veut-il que cette vallée soit placée? Dans un lieu où il y aura de beaux souvenirs, des noms harmonieux, des tradi- tions de la fable et de l'histoire : 0 ubi campi , Sperchiusoue, et virginibus baccbatalacaonis Taygela ! O qui me gelidis in vallibus Hœmi Sistat! Dieux! que ne suis-je assis au bord du Spercbius! Quand pourrai je fouler les beaux vallons d Hémus? Oh : qui me portera sur le riant Taygète? Il se serait fort peu soucié delà vallée de Chamouny, di glacier de Taconay, de la petite et de la grande Jorasse, de Taiguille du Dru et du rocher de la Tête-îs'oire. Enfin, si nous en croyons Rousseau et ceux qui ont recueilh ses erreurs sans hériter de son éloquence, quand on arrive au sommet des montagnes , on se sent transformé en un autre homme. « Sur les hautes montagnes, dit Jean-Jacques, les « méditations prennent un caractère grand, sublime, propor- « tionné aux objets qui nous frappent; je ne sais quelle vo- « lupté tranquille qui n'a rien d'acre et de sensuel. Il semble « qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse « tous les sentiments bas et terrestres.... Je doute qu'aucune « agitation violente pût tenir contre un pareil séjour pro- >• longé, etc. » Plût à Dieu qu'il en fûtainsi! Qu'il serait doux de pouvoir se délivrer de ses maux en s'élevant à quelques toises au-des- sus de id plaine! Malheureusement l'âme del'homme est in- dépendante de l'air et des sites; un cœur chargé de sa peine n'estpas moins pesant sur les hauts lieux que dans les vallées L'antiquité, qu'il faut toujours citer quand il s'agit de vérité VOYAGE AU MO.MBLAIVC. 409 de sentiments, ne pensait pas comme Rousseau'sur les mon- tagnes; elle les représente au contraire comme le séjour de la désolation et de la douleur : si Tamant de Julie oublie ses chagrins parmi les rochers du Valais, Fépoux d'Eurydice nourrit ses douleurs sur les monts de la Thrace. Malgré le ta- lent du philosophe genevois, je doute que la voix de Saint- Preux retentisse aussi longtemps dans l'avenir que la lyre d'Orphée. Œdipe, ce parfait modèle des calamités royales, cette image accomplie de tous les maux de l'humanité, cher- che aussi les sommets déserts : II va, diiCythéron remontant vers les deux, Sur le malheur de l'homme interroger les dieux. Enfin , une autre antiquité plus belle encore et plus sacrée nous offre les mêmes exemples. L'Écriture, qui connaissait mieux la nature de l'homme que les faux sages du siècle, nous montre toujours les grands infortunés, les prophètes, et Jé- sus-Christ même, se retirant au jour de l'afQiction sur les hauts lieux. La fille de Jephté, avant de mourir, demande à son père la permission d'aller pleurer sa virginité sur les monta- gnes de la Judée : Super montes assumant, dit JéTémie^JIefum ac lamentum. « Je m'élèverai sur les montagnes pour pleu- « rer et gémir. « Ce fut sur le mont des Oliviers que Jésus- Christ but le calice rempli de toutes les douleurs et de toutes les larmes des hommes. C'est une chose digne d'être observée, que, dans les pages les plus raisonnables d'un écrivamqui s'était établi le défen- seur de la jnorale, on distingue encore des traces de l'esprit de son siècle. Ce changement supposé de nos dispositions intérieures, selon le séjour que nous habitons , tient secrète- ment au système de matérialisme que Rousseau prétendait combattre. On faisait de l'âme une espèce de plante soumise aux variations de l'air, et qui, comme un instrument, suivait et marquait le repos ou l'agitation de l'atmosphère. Et com- ment Jean- Jacques lui-même aurait-il pu croire de bonne foi à cette influence salutaire des hauts lieux .^ L'infortuné ne 35 410 VOYAGE AU MONT BLANC. traîna-t-il pas sur les montagnes de la Suisse ses passions et ses misères Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent Toubli des troubles de la terre : c'est lorsqu'on se retire loin du monde, pour se consacrer à la re- ligion. Un anachorète qui se dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans rame de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages. L'instinct des hommes a toujours été d'adorer l'Éternel sur les lieux élevés : plus près du ciel, il semble que la prière ait moins d'espace ù franchir pour arriver au trône de Dieu. 11 était resté dans le christianisme des traditions de ce culte an- tique; nos montagnes, et, à leur défaut, nos collines, étaient chargées de monastères et de vieilles abbayes. Du miheu d'une ville corrompue, l'homme qui marchait peut-être à des cri- mes, ou du moins à des vanités, apercevait, en levant les yeux, des autels sur les coteaux voisins. La croix, déployant au loin l'étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappelait le riche à des idées de souffrance et de commisération. Nos poètes connaissaient bien peu leur art lorsqu'ils se moquaient de ces monts de Calvaire, de ces missions, de ces retraites qui retraçaient parmi nous les sites de l'Orient, les mœurs des so- litaires de la Thébaïde, les miracles d'une religion divine, et le souvenir d'une antiquité qui n'est point effacé par celui d'Homère. Mais ceci rentre dans un autre ordre d'idées et de senti- ments, et ne tient plus à la question générale que nous venons d'examiner. Après avoir fait la critique des montagnes, il est juste de finir par leur éloge. J'ai déjà observé qu'elles étaient nécessaires à un beau paysage, et qu'elles devaient former la chaîne dans les derniers plans d'un tableau. Leurs têtes che- nues, leurs flancs décharnés, leurs membres gigantesques, hideux quand on les contemple de trop près, sontaf^aùrables NOTICE SUB POMPÉI. 411 lorsqu'au fond d'un horizon vaporeux ils s'arrondissent et se colorent dans une lumière fluide et dorée. Ajoutons, si l'on veut, que les montagnes sont la source des fleuves, le dernier asile de la liberté dans les temps d'esclavage, une barrière utile contre les invasions et les fléaux de la guerre. Tout ce que je demande, c'est qu'on ne me force pas 'd'admirer les lon- gues arêtes de rochers, les fondrières, les crevasses, les trous, les entortillements des vallées des Alpes. A cette condition, je dirai qu'il y a des montagnes que je visiterais encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent dem'occuper chaque jour; j'irais volontiers chercher sur le Tabor et le Taygète d'autres couleurs et d'autres har- monies, après avoir peint les monts sans renommée, et les vallées inconnues du nouveau monde ^ NOTICE SUR LES FOUILLES DE POMPÉI. Page 357. ( Dans la note. ) « Je donne à la fin de ce vo- lume des notices curieuses surPompéi, et qui compléteront ma courte description. » On découvrit d'abord les deux théâtres, ensuite le tpmple^'Jsis et celui d'Esculape, la maison de campagne d'Arrius Diomédès, et plu- sieurs tombeaux. Durant le temps que Napiesfut gouverné par un roi sorti des rangs de l'armée française, les murailles de la ville, la rue des Tombeaux , plusieurs vues de l'intérieur de la ville , la basilique , l'amphithéâtre et le forum, furent découverts. Le roi de Naples a fait continuer les travaux; et, comme les fouilles sont conduites avec beaucoup de régularité, et se font dans le louable dessein de découvrir là ville plutôt que de cherclier des trésors enfouis , chaque jour ajoute ' Cette dernière phrase annonçait mon voyage en Grèce et dans la terre sainte; voyage que j'exécutai en effet l'année suivante 1806. Voyea ^'Itinéraire. 412 NOTICE SUB POMPAI. aux connaissances déjà acquises sur cet objet si intéressant et pres- que inépuisable. La ville de Pompéi , située à peu près à quatorze milles au sud est de Naples, était bâtie en partie sur une éminence qui dominait une plaine fertile , et qui s'est considérablement accrue par l'immenso quantité de matières volcaniques dont le Vésuve l'a recouverte. Le? murailles de la ville et les murs de ses édifices ont retenu dans leur enceinte toutes les matières que le volcan y vomissait, et empêché les pluies de les emporter ; de sorte que l'étendue de ces constructions est très-distinctement marquée par le monticule qu'ont formé l'amas des pierres ponces et l'accumulation graduelle de terre végétale qui le cou- vrent. L'éminence sur laquelle Pompéi fut bâtie doit avoir été formée à une époque très-reculée : elle est composée de produits volcaniques vomis par le Vésuve. On a conjecturé que la mer avait autrefois baigné les murs de Pom- péi, et qu'elle venait jusqu'à l'endroit où passe aujourd'hui le chemin de Salerne. Strabon dit, en effet, que cette ville servait d'arsenal maritime à plusieurs villes de la Campanie, ajoutant qu'elle est près du Sarno, lleuve sur lequel les marchandises peuvent descendre et remonter. Plusieurs faits que l'on observe à Pompéi sembleraient incompré- hensibles, si l'on ne se rappelait pas que la destruction de cette ville a été l'ouvrage de deux catastrophes distinctes : l'une en l'an 63 de J. C, par un tremblement de terre; l'autre, seize ans plus tard, par une éruption du Vésuve. Ses habitants commençaient à réparer les dom- mages causés par la première , lorsque les signes précurseurs de la se- conde les forcèrent d'abandonner un lieu qui ne tarda pas à être en- seveli sous un déluge de cendres el de matières Tolcaniques. Cependantdes débris d'ouvrages en briques indiquaient sa {>osition. 11 se conserva, sans doute pendant longtemps, un reste de popula- tion dans son voisinage, puisque Pompéi est indiqué dans V Itinéraire d'Antonin et sur la carte de Peutinger. Au treizième siècle, les com- tes de Sarno firent creuser un canal dérivé du Sarno ; il passait sous Pompéi , mais on ignorait sa position ; enfin , en 1748, un laboureur ayant trouvé une statue en labourant son champ , cette circonstance engagea le gouvernement napolitain à ordonner des fouilles. A l'époque des premiers travaux , on versait dans la partie que l'on venait de déblayer les décombres que l'on retirait de celle que l'on «'occupait de découvrir; et, après qu'on en avait enlevé les peintures NOTICE SUB POMPEI. 413 h fresque, les mosaïques et autres objets curieux, on comblait de nouveau l'espace débarrassé : aujourd'hui l'on suit un système diffé- rent. Quoique les fouilles n'aient pas offert de grandes difficultés par le peu d'efforts que le terrain exige pour être creusé, il n'y a pourtant qu'une septième partie de la ville de déterrée. Quelques rues sont de ni\eau avec le grand chemin qui passe le long des murs, dont le cir- cuit est d'environ seize cents toises. En arrivant par Herculanum, le premier objet qui frappe l'attention est la maison de campagne d'ArriusDiomédès, située dansle faubourg. Elle est d'une très-jolie construction, et si bien conservée , quoiqu'il y manque un étage, qu'elle peut donner une idée exacte de la manière dont les anciens distribuaient l'intérieur de leurs demeures. 11 suffi- rait d'y ajouter des portes et des fenêtres pour la rendre habitable; plusieurs chambres sont très-petites : le propriétaire était cependant un homme opulent. Dans d'autres maisons de gens moins riches, les chambres sont encore plus petites. Le plancher delà maison d'Arrius Diomédès est en mosaïque : tous les appartements n'ont pas de fe- nêtres, plusieurs ne reçoivent du jour que par la porte. On ignore quelle est la destination de beaucoup de petits passages et de recoins. Les amphores qui contenaient le vin sont encore dans la cave, le pied posé dans le sable, et appuyées contre le mur. La rue des Tombeaux offre, à droite et à gauche, les sépultures des principales familles de la ville; la plupart sont de petite dimension, mais construites avec beaucoup de gcùt. Les rues de Pompéi ne sont pas larges, u'ayant que quinze pieds d'un côté à l'autre, et les trottoirs les rendant encore plus étroites; elles sont pavées en pierres de lave grise et de formes irrégulières, comme les anciennes voies romaines : on y voit encore distinctement la trace des roues. Il ne reste aux maisons qu'un rez-de-chaussée, mais les débris font voir que quelques-unes avaient plus d'un étage ; pres- que toutes ont une cour intérieure, au milieu de laquelle est un im- pluvium ou réservoir pour l'eau de pluie, qui allait ensuite se ren- dre dans une citerne contiguë. La plupart des maisons étaient ornées dépavés mosaïques, et de parois généralement peintes en rouge, en bleu et en jaune. Sur ce fond , l'on avait peint de jolies arabesques et des tableaux de diverses grandeurs. Les maisons ont généralement une chambre de bains, qui est très-commode; souvent les murs sont doubles, et l'espace intermédiaire est vide : il servait à préserver la chambre de l'humidité. 414 NOTICE SUR POMPEI. Les boutiques des marchands de denrées, liquides et solidc'S , o'i. frent des massifs de pierres souvent revêtus de marbre, et dans les- quels les vaisseaux qui contenaient les denrées étaient maçonnés. On a pensé que le genre de commerce qui se faisait dans quelques maisons était désigné par des ligures qui sont sculptées sur le nuir extérieur ; mais il paraît que ces emblèmes indiquaient plutôt le génie sous la protection duquel la famille était placée. Les foudres et les machines à moudre le grain font connaître les bcutiques des boulangers. Ces machines consistent en une pierre à base ronde; son extrémité supérieure est conique, et s'adapte dans le creux d'une aut're pierre qui est, de même, creusée en entonnoir dans sa partie supérieure : on faisait tourner la pierre d'en haut par le moyen de deux anses latérales, qjie traversaient des barres de bois. Le grain, versé dans l'entonnoir supérieur, tombait par un trou entre l'entonnoir renversé et la pierre conique. Le mouvement de rotation le réduisait en farine. Les édifices publics, tels que les temples et les théâtres, sont en général les mieux conservés , et par conséquent ce qu'il y a jusqu'à prés(!nt de plus intéressant dans Pompéi. Le petit théâtre, qui, d'après des inscriptions, servait aux représen- tations comiques, est en bon état; il peut contenir quinze cents spec- tateurs : il y a, dans le grand, de la place pour plus de six mille per- sonnes. De tous les amphithéâtres anciens, celui de Pompéi est un des moins dégradés. En enlevant les décombres, on y a trouvé, dans les corridors qui font le tour de l'arène, des peintures qui brillaient des couleurs les plus vives : mais à peine frappées du contact de l'air ex- térieur, elles se sont altérées. On aperçoit enr.ore des vestiges d'un lion, et un joueur de trompette vêtu d'un costume bizarre. Les ins- criptions qui avaient rapport aux différents spectacles sont un mo- nument très curieux. On peut suivre sur le plan les murailles de la ville; c'est le meil- leur moyen de se faire une iflée de sa forme et de son étendue. « Ces remparts, dit M. Mazois, étaient composés d'un terre-plein terrasse et d'im contre mur; ils avaient quatorze pieds de largeur, et l'on y montait par des escaliers assez spacieux pour laisser passage à deux soldats de front. Ils sont soutenus, du côté de la ville ainsi que du côté de la campagne, par un mur en pierres de taille. Le mur ex- lérieur devait avoir environ vingt-cinq pieds d'élévation ; celui de l'in- teneur surpassait le rempart en hauteur d'environ huit pieds. L'un et NOTICE SUR POMPEI. 41S l'autre sont construits de l'espèce de lave qu'on appelle pijjertwo, à l'exception de quatre ou cinq premières assises du mur extérieur, qui 'sont en pierres de roche ou travestin grossier. Toutes les pierres en sont parfaitement bien jointes : le mortier est en effet peu nécessaire dans les constructions faites avec des matériaux d'un grand échantil- lon. Ce mur extérieur est partout plus ou moins incliné vers le rem- part; les premières assises sont, au contraire, en retraite l'une sur l'autre. n Quelques unes des pierres , surtout celles de ces premières assis- ses , sont taillées et encastrées l'une dans l'autre de manièie à se main- tenir mutuellement. Comme cette façon de construire remonte à une haute antiquité, et qu'elle semble avoir suivi les constructions péla- giques ou cyclopéennes , dont elle conserve quelques tracer, on peut conjecturer que la partie des murs de Pompéi bâtie ainsi est un ou- vrage des Osques, ou du moins des premières colonies grecques qui vinrent s'établir dans la Campanie. '<■ Les deux murs étaient crénelés de manière que , vus du côté de la campagne, ils présentaient l'apparence d'une double enceinte de remparts. « Ces murailles sont dans un grand désordre, que l'on ne peut pas attribuer uniquement aux tremblements de terre qui précédèrent l'éruption de 79. Je pense , ajoute M. Mazois, que Pompéi a dû être démantelé plusieurs fois, comme le prouvent les brèches et les répa- rations qu'on y remarque. Il paraît même que ces fortifications n'é- taient plus regardées depuis longtemps comme nécessaires , puisque, du côté où était le port, les habitations sont bâtie.i sur les murs, que l'on a en plusieurs endroits abattus à cet effet. « Ces murs sont surmontés de tours qui ne paraissent pas d'une si haute antiquité; leur construction indique qu'elles sont du même temps que les réparations faites aux murailles; elles sont de forme quadrangulaire , servent en même temps de poterne, et sont placées à des distances inégales les unes des autres. «. Il paraît que la ville n'avait pas de fossés, au moins du côté où Ton a fouillé; car les murs, en cet endroit, étaient assis sur un ter- rain escarpé. » On voit que, par leur genre de construction, les remparts sont les monuments qui résisteront le mieux à l'action du temps. Malgré 1 ittention extrême avec laquelle on a cherché à conserver ceux qui ont été découverts , l'exposition à Tair, dont ils étaient préservés de- puis si longtemps, les a endommagés. Les pluies d'hiver, extrême- 416 NOTICE SUE POMPÉr. ment abondantes dans l'Europe méridionale, font pénétrer graduel- lement l'humidité entre les briques et leur revêtement. Il y croît des mousses, puis des plantes, qui déjoignent les briques. Pour éviter la dégradation, on a couvert les murs avec des tuiles, et placé des toits au-dessus des édifices. Le plan indique cinq portes, désignées chacune par un nom qui n'a été donné que depuis la découverte de la ville, et qui n'est fondé sur aucun monument. La porte de Nola, la plus petite de toutes , est la seule dont l'arcade soit conservée. La porte la plus proche du fo- rum , ou quartier des soldats , est celle par laquelle on entre : elle a été construite d'après l'antique. Quelques personnes avaient pensé qu'au lien d'enlever de Pompéi les divers objets que l'on y a trouvés , et d'en former un muséum à Portici , l'on aurait mieux fait de les laisser à leur place, ce qui au- rait représenté une ville ancienne avec tout ce qu'elle contenait. Cette idée est spécieuse, et ceux qui la proposaient n'ont pas réfléchi que beaucoup de choses se seraient gâtées par le contact de l'air, et qu'in- dépendamment de cet inconvénient, on aurait couru le risque de voir plusieurs objets dérobés par des voyageurs peu délicats : c'est ce qui n'arrive que trop souvent. Il faudrait, pour songer même à meubler quelques maisons, que l'enceinte de la ville fût entièrement déblayée, de manière à être bien isolée , et à ne pas offrir la facilité d'y des- cendre de dessus les terrains environnants; alors on fermerait les portes, et Pompéi ne serait plus exposé à être pillé par des pirates terrestres. L'on n'a eu dessein dans cette Notice que de donner une idée suc- cincte de l'état des fouilles de Pompéi en 1817. Pour bien connaître ce lieu remarquable, il faut consulter le bel ouvrage de M. Mazois'. L'on trouve aussi des renseignements précieux dans un livre que M . le comte de Clarac , conservateur des antiques , publia étant à Na- plps. Ce livre, intitulé Pompéi, n'a été tiré qu'à un petit nombre d'exemplaires , et n'a pas été mis en vente. M. de Clarac y rend un compte très-instructif de plusieurs fouilles qu'il a dirigées. Il est d'autant plus nécessaire de ne consulter sur cet objet intéres- sant que des ouvrages faits avec soin , que trop souvent des voya- geurs, ou même des écrivains qui n'ont jamais vu Pompéi , répètent avec confiance les contes absurdes débites par les ciceroni. Quelques journaux quotidiens de Paris ont dernièrement transcrit un article ' Ruines de Pompéi, in-fol. LETTBE SUB POMPÉI ET HERCULANUM. 417 du Cmirrierâe Londres, dans lequel M. W... abusait étrangement du priYilége de raconter des choses extraordinaires. Il était question, dans son récit, d'argent trouvé dans le tiroir d'un comptoir, d'une lance encore appuyée contre un mur, d'épigrammes tracées sur les colonnes du quartier des soldats, de rues toutes bordées d'édifices pu- blics. Ces niaiseries ont engagé M. M... , qui a suivi pendant douze ans les fouilles de Pompéi , à communiquer au Journal des Débats , du 18 février 1821, des observations extrêmement sensées. « 11 est sans doute permis, dit M. M..., à ceux qui visitent Pompéi, d'écouter tous les contes que font les ciceroni ignorants et intéressés, afin d'obtenir des étrangers qu'ils conduisent, quelques pièces de monnaie; il est même très-permis d'y ajouter foi : mais il y a plus que de la simplicité à les rapporter naïvement comme des vérités, et à les insérer dans les journaux les plus répandus. « La relation de M. W.... me rappelle que le chevalier Coghell, ayant vu au Muséum de la reine de Naples des arloplus, ou tour- tières pour faire cuire le pain, les prit pour des chapeaux, et écrivit à Londres qu'on avait trouvé à Pompéi des chapeaux de bronze extrê- mement légers. « Les fouilles de Pompéi sont d'un intérêt trop général , les décou- vertes qu'elles procurent sont trop précieuses sous le rapport de l'histoire de l'art et de la Tie privée des anciens, pour qu'on laisse publier des relations niaises et erronées , sans avertir le public du peu de foi qu'elles méritent. " LETTRE DE M. TAYLOR A M. Ch. NODIER, SUR LES VILLES DE POMPÉI ET D'HERCULANIBI. « Herculanum et Pompéi sont des objets si importants pour l'his- toire de l'antiquité, que pour bien les étudier il faut y vivre , y de- meurer. " Pour suivre une fouille très-curieuse, je me suis étabU dans la 4 î 8 LETTRE maison de Diomède ; elle est à la porte de la ville , près de la voie des Tombeaux , et si commode, que je l'ai préférée aux palais qui çont près du forum. Je demeure à côté de la maison de Salluste. « On a beaucoup écrit sur Pompéi, et l'on s'est souvent égaré. Par exemple, un savant, nommé Matorelli, fut employé pendant deux années à faire un mémoire énorme pour prouver que les anciens n'a- vaient pas connu le verre de vitre; et quinze jours après la publica- tion de son in-folio on découvrit ime maison où il y avait des vitres a toutes les fenêffes. Il est cependant juste de dire que les anciens n'aimaient pas beaucoup les croisées; le plus communément le jour venait par la porte : mais enfin , chez les patriciens , il y avait de très- belles glaces aux fenêtres, aus^i transparentes que notre verre de Bohême ; et les carreaux étaient joints avec des listels de bronze de bien meilleur goût que nos traverses en bois. « Un voyageur de beaucoup d'esprit et de talent, qui a publié des lettres sur la Morée, et un grand nombre d'antres voyageurs, trou- vent extraordinaire que les constructions modernes de l'Orient soient absolument semblablesà celles dePompéi. Avec un peu de réflexion, cette ressemblance paraîtrait toute natarelle. Tous les arts nous vien- nent de l'Orient ; c'est ce qu'on ne saurait trop répéter aux hommes qui ont le désir d'étudier et de s'éclairer. « Les fouilles se continuent avec persévérance , et avec beaucoup d'ordre et de soin : on vient de découvrir un nouveau quartier et des thermes superbes. Dans une des salles,- j'ai particulièrement remar- qué trois sièges en bronze , d'une forme tout à fait inconnue, et de' la plus belle conservation. Sur l'un d'eux était placé le squelette d'une femme oont les bras étaient couverts de bijoux, en outre des brace- lets d'or dont la forme était déjà connue ; j'ai détaché un collier qui est vraiment d'un travail miraculeux. Je vous assure que nos bijou- tiers les plus experts ne pourraient rien faire de plus précieux ni d'un meilleur goût. « Il est difficile de peindre le charme que l'on éprouve à toucher ces objets sur les lieux mêmes où ils ont reposé tant de siècles, et avant que le prestige ne soit tout à fait détruit. Une des croisées était couverte de très-belles vitres, que l'on vient de faire remettre au musée de Naples. 'i Tous les bijoux ont été portés chez le roi. Sous peu de jours ils seront l'objet d'une exposition publique. « Pompéi a passé vingt siècles dans les entrailles de la terre; les nations ont passé sur son sol ; ses monuments sont restés debout , SUR POMPEI ET HERCDLANDM. 419 et tous ses ornements intacts. Un contemporain d'Auguste , s'il reve- nait, pourrait dire : « Salut, ô ma patrie I ma demeure est la seule o sur la terre qui ait conservé sa forme, et jusqu'aux moindres ob- « jets de mes afTections. Voici ma couche ; voici mes auteurs favoris. « Mes peintures sont encore aussi fraîches qu'au jour où un artiste « ingénieux en orna ma demeure. Parcourons la ville, allons au tliéâ- « tre : je reconnais la place où pour la première lois j'applaudis aux « belles scènes de Térenceet d'Euripide. » <-- Rome n'est qu'un vaste musée; Pompéi est une antiquité vi' vante. » FIN. TABLE. ITINÉRAIRE DE PARIS A JÉRUSALEM ET DE JÉRUSALEM A PARIS. Quatrième partie. — Voyage de Jérusalem I Cinquième partie. — Suite du Voyage à Jérusalem 88 Sixième partie. — Voyage d'Egypte il5 Septième et dern. partie. — Voyage de Tunis , et tetour en France. 150 Notes 205 Itinerarium a Burdigala Hierusalem usque 231 Dissertation sur l'étendue de l'andenne Jérusalem et de son temple, et sur les mesures hébraïques de longueur 250 Mémoire sur Tunis 298 VOYAGE EN ITALIE. Première lettre à M. Joubert ai2 Deuxième lettre à M. Joubert 320 Troisième lettre à M. Joubert 323 Tivoli et la villa Adriana 32/» Le Vatican 337 Musée capilolin 339 Galerie Doria S^*' Promenade dans Rome au clair de lune 342 Voyage de Naples 344 Pouzzoles et la Solfatara 348 Le Vésuve 349 Palria, ou Literne 355 Baies 356 Herculanum, Portici, Pompeia 35? A M. de Fonfanes 360 Voyage à Clermont 380 Voyage au Mont-Blanc. — Paysages de montagnes 398 Notice sur les fouilles de Pompéi 4 il Lettre de M. Taylor à M. Ch. Nodier, sur les villes de Pompéi et d'HercuIanum 4i7 FIN DE LA TABLE DU SECOND VOLUME. &. mkita .^v, -=